L’Encyclopédie/1re édition/IDIOTISME

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 497-500).

IDIOTISME, subst. masc. (Gramm.) c’est une façon de parler éloignée des usages ordinaires, ou des lois générales du langage, adaptée au génie propre d’une langue particuliere. R. ἴδιος, peculiaris, propre, particulier. C’est un terme général dont on peut faire usage à l’égard de toutes les langues ; un idiotisme grec, latin, françois, &c. C’est le seul terme que l’on puisse employer dans bien des occasions ; nous ne pouvons dire qu’idiotisme espagnol, portugais, turc, &c. Mais à l’égard de plusieurs langues, nous avons des mots spécifiques subordonnés à celui d’idiotisme, & nous disons anglicisme, arabisme, celticisme, gallicisme, germanisme, hébraïsme, hellénisme, latinisme, &c.

Quand je dis qu’un idiotisme est une façon de parler adaptée au génie propre d’un langue particuliere, c’est pour faire comprendre que c’est plutôt un effet marqué du génie caractéristique de cette langue, qu’une locution incommunicable à tout autre idiome, comme on a coutume de le faire entendre. Les richesses d’une langue peuvent passer aisément dans une autre qui a avec elle quelque affinité ; & toutes les langues en ont plus ou moins, selon les différens degrés de liaison qu’il y a ou qu’il y a eu entre les peuples qui les parlent ou qui les ont parlées. Si l’italien, l’espagnol & le françois sont entés sur une même langue originelle, ces trois langues auront apparemment chacune à part leurs idiotismes particuliers, parce que ce sont des langues différentes ; mais il est difficile qu’elles n’aient adopté toutes trois quelques idiotismes de la langue qui sera leur source commune, & il ne seroit pas étonnant de trouver dans toutes trois des celticismes. Il ne seroit pas plus merveilleux de trouver des idiotismes de l’une des trois dans l’autre, à cause des liaisons de voisinage, d’intérêts politiques, de commerce, de religion, qui subsistent depuis long-tems entre les peuples qui les parlent ; comme on n’est pas surpris de rencontrer des arabismes dans l’espagnol, quand on sait l’histoire de la longue domination des Arabes en Espagne. Personne n’ignore que les meilleurs auteurs de la latinité sont pleins d’hellénismes : & si tous les littérateurs conviennent qu’il est plus facile de traduire du grec que du latin en françois, c’est que le génie de notre langue approche plus de celui de la langue greque que de celui de la langue latine, & que notre langage est presque un hellénisme continuel.

Mais une preuve remarquable de la communicabilité des langues qui paroissent avoir entre elles le moins d’affinité, c’est qu’en françois même nous hébraïsons. C’est un hébraïsme connu que la répétition d’un adjectif ou d’un adverbe, que l’on veut élever au sens que l’on nomme communément superlatif. Voyez Amen & Superlatif. Et le superlatif le plus énergique se marquoit en hébreu par la triple répétition du mot : de là le triple kirie eleison que nous chantons dans nos églises, pour donner plus de force à notre invocation ; & le triple sanctus pour mieux peindre la profonde adoration des esprits célestes. Or il est vraissemblable que notre très, formé du latin tres, n’a été introduit dans notre langue, que comme le symbole de cette triple répétition, très-saint, ter sanctus, ou sanctus, sanctus, sanctus : & notre usage de lier très au mot positif par un tiret, est fondé sans doute sur l’intention de faire sentir que cette addition est purement matérielle, qu’elle n’empêche pas l’unité du mot, mais qu’il doit être répété trois fois, ou du-moins qu’il faut y attacher le sens qu’il auroit s’il étoit répété trois fois ; & en effet les adverbes bien & fort qui expriment par eux-mêmes le sens superlatif dont il s’agit, ne sont jamais liés de même au mot positif auquel on les joint pour le lui communiquer. On rencontre dans le langage populaire des hébraïsmes d’une autre espece : un homme de Dieu, du vin de Dieu, une moisson de Dieu, pour dire un très-honnête homme, du vin très-bon, une moisson très-abondante ; ou, en rendant par-tout le même sens par le même tour, un homme parfait, du vin parfait, une moisson parfaite : les Hébreux indiquant la perfection par le nom de Dieu, qui est le modele & la source de toute perfection. C’est cette espece d’hébraïsme qui se trouve au Ps. 35. v. 7. justitia tua sicut montes Dei, pour sicut montes altissimi ; & au Ps. 64. v. 10. flumen Dei, pour flumen maximum.

Malgré les hellénismes reconnus dans le latin, on a cru assez légérement que les idiotismes étoient des locutions propres & incommunicables, & en conséquence on a pris & donné des idées fausses ou louches ; & bien des gens croient encore qu’on ne désigne par ce nom général, ou par quelqu’un des noms spécifiques qui y sont analogues, que des locutions vicieuses imitées mal-adroitement de quelque autre langue. Voyez Gallicisme. C’est une erreur que je crois suffisamment détruite par les observations que je viens de mettre sous les yeux du lecteur : je passe à une autre qui est encore plus universelle, & qui n’est pas moins contraire à la véritable notion des idiotismes.

On donne communément à entendre que ce sont des manieres de parler contraires aux lois de la Grammaire générale. Il y a en effet des idiotismes qui sont dans ce cas ; & comme ils sont par-là même les plus frappans & les plus aisés à distinguer, on a cru aisément que cette opposition aux lois immuables de la Grammaire, faisoit la nature commune de tous. Mais il y a encore une autre espece d’idiotismes qui sont des façons de parler éloignées seulement des usages ordinaires, mais qui ont avec les principes fondamentaux de la Grammaire générale toute la conformité exigible. On peut donner à ceux-ci le nom d’idiotismes réguliers, parce que les regles immuables de la parole y sont suivies, & qu’il n’y a de violé que les institutions arbitraires & usuelles : les autres au contraire prendront la dénomination d’idiotismes irréguliers, parce que les regles immuables de la parole y sont violées. Ces deux especes sont comprises dans la définition que j’ai donnée d’abord ; & je vais bientôt les rendre sensibles par des exemples ; mais en y appliquant les principes qu’il convient de suivre pour en pénétrer le sens, & pour y découvrir, s’il est possible, les caracteres du génie propre de la langue qui les a introduits.

I. Les idiotismes réguliers n’ont besoin d’aucune autre attention, que d’être expliqués littéralement pour être ramenés ensuite au tour de la langue naturelle que l’on parle.

Je trouve par exemple que les Allemands disent, diese gelehrten manner, comme en latin, hi docti viri, ou en françois, ces savans hommes ; & l’adjectif gelehrten s’accorde en toutes manieres avec le nom manner, comme l’adjectif latin docti avec le nom viri, ou l’adjectif françois savans avec le nom hommes ; ainsi les Allemans observent en cela, & les lois générales & les usages communs. Mais ils disent, diese manner sind gelehrt ; & pour le rendre littéralement en latin, il faut dire hi viri sunt doctè, & en françois, ces hommes sont savamment, ce qui veut dire indubitablement ces hommes sont savans : gelehrt est donc un adverbe, & l’on doit reconnoître ici que les Allemands s’écartent des usages communs, qui donnent la préférence à l’adjectif en pareil cas. On voit donc en quoi consiste le germanisme lorsqu’il s’agit d’exprimer un attribut ; mais quelle peut être la cause de cet idiotisme ? le verbe exprime l’existence d’un sujet sous un attribut. Voyez Verbe. L’attribut n’est qu’une maniere particuliere d’être ; & c’est aux adverbes à exprimer simplement les manieres d’être, & conséquemment les attributs : voilà le génie allemand. Mais comment pourra-t-on concilier ce raisonnement avec l’usage presque universel, d’exprimer l’attribut par un adjectif mis en concordance avec le sujet du verbe ? Je réponds qu’il n’y a peut-être entre la maniere commune & la maniere allemande d’autre différence que celle qu’il y auroit entre deux tableaux, où l’on auroit saisi deux momens différens d’une même action : le germanisme saisit l’instant qui précede immédiatement l’acte de juger, où l’esprit considere encore l’attribut d’une maniere vague & sans application au sujet : la phrase commune présente le sujet tel qu’il paroît à l’esprit après le jugement, & lorsqu’il n’y a plus d’abstraction. L’Allemand doit donc exprimer l’attribut avec les apparences de l’indépendance ; & c’est ce qu’il fait par l’adverbe qui n’a aucune terminaison dont la concordance puisse en désigner l’application à quelque sujet déterminé. Les autres langues doivent exprimer l’attribut avec les caracteres de l’application ; ce qui est rempli par la concordance de l’adjectif attributif avec le sujet. Mais peut-être faut-il sous-entendre alors le nom avant l’adjectif, & dire que hi viri sunt docti, c’est la même chose que hi viri sunt viri docti ; & que ego sum miser, c’est la même chose que ego sum homo miser : en effet la concordance de l’adjectif avec le nom, & l’identité du sujet exprimé par les deux especes, ne s’entendent clairement & d’une maniere satisfaisante, que dans le cas de l’apposition ; & l’apposition ne peut avoir lieu ici qu’au moyen de l’ellipse. Je tirerois de tout ceci une conclusion surprenante : la phrase allemande est donc un idiotisme régulier, & la phrase commune un idiotisme irrégulier.

Voici un latinisme régulier dont le développement peut encore amener des vues utiles : neminem reperire est id qui velit. Il y a là quatre mots qui n’ont rien d’embarrassant : qui velit id (qui veuille cela) est une proposition incidente déterminative de l’antécédent neminem ; neminem (ne personne) est le complément ou le régime objectif grammatical du verbe reperire ; neminem qui velit id (ne trouver personne qui veuille cela) ; c’est une construction exacte & réguliere. Mais que faire du mot est ? il est à la troisieme personne du singulier ; quel en est le sujet ? comment pourra-t-on lier à ce mot l’infinitif reperire avec ses dépendances ? Consultons d’autres phrases plus claires dont la solution puisse nous diriger.

On trouve dans Horace (III. Od. 2.) dulce & decorum est pro patriâ mori ; & encore (IV. Od. 12.) dulce est desipere in loco. Or la construction est facile : mori pro patriâ est dulce & decorum ; desipere in loco est dulce : les infinitifs mori & desipere y sont traités comme des noms, & l’on peut les considérer comme tels : j’en trouve une preuve encore plus forte dans Perse, Sat. 1. scire tuum nihil est ; l’adjectif tuum mis en concordance avec scire, désigne bien que scire est considéré comme nom. Voilà la difficulté levée dans notre premiere phrase : le verbe reperire est ce que l’on appelle communément le nominatif du verbe est ; ou en termes plus justes, c’en est le sujet grammatical, qui seroit au nominatif, s’il étoit déclinable : reperire neminem qui velit id, en est donc le sujet logique. Ainsi il faut construire, reperire neminem qui velit id, est ; ce qui signifie littéralement, ne trouver personne qui le veuille, est ou existe ; ou en transposant la négation, trouver quelqu’un qui le veuille, n’est pas ou n’existe pas ; ou enfin, en ramenant la même pensée à notre maniere de l’énoncer, on ne trouve personne qui le veuille.

C’est la même syntaxe & la même construction par-tout où l’on trouve un infinitif employé comme sujet du verbe sum, lorsque ce verbe a le sens adjectif, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas simplement verbe substantif, mais qu’il renferme encore l’idée de l’existence réelle comme attribut, & conséquemment qu’il est équivalent à existo. Ce n’est que dans ce cas qu’il y a latinisme ; car il n’y a rien de si commun dans la plûpart des langues, que de voir l’infinitif sujet du verbe substantif, quand on exprime ensuite un attribut déterminé : ainsi dit-on en latin turpe est mentiri, & en françois, mentir est une chose honteuse. Mais nous ne pouvons pas dire voir est pour on voit, voir étoit pour on voyoit, voir sera, pour on verra, comme les Latins disent videre est, videre erat, videre erit. L’infinitif considéré comme nom, sert aussi à expliquer une autre espece de latinisme qu’il me semble qu’on n’a pas encore entendu comme il faut, & à l’explication duquel les rudimens ont substitué les difficultés ridicules & insolubles du redoutable que retranché. Voyez Infinitif.

II. Pour ce qui regarde les idiotismes irréguliers, il faut, pour en pénétrer le sens, discerner avec soin l’espece d’écart qui les détermine, & remonter, s’il est possible, jusqu’à la cause qui a occasionné ou pû occasionner cet écart : c’est même le seul moyen qu’il y ait de reconnoître les caracteres précis du génie propre d’une langue, puisque ce génie ne consiste que dans la réunion des vues qu’il s’est proposées, & des moyens qu’il a autorisés.

Pour discerner exactement l’espece d’écart qui détermine un idiotisme irrégulier, il faut se rappeller ce que l’on a dit au mot Grammaire, que toutes les regles fondamentales de cette science se réduisent à deux chefs principaux, qui sont la Lexicologie & la Syntaxe. La Lexicologie a pour objet tout ce qui concerne la connoissance des mots considérés en soi & hors de l’élocution : ainsi dans chaque langue, le vocabulaire est comme l’inventaire des sujets de son domaine ; & son principal office est de bien fixer le sens propre de chacun des mots autorisés dans cet idiome. La Syntaxe a pour objet tout ce qui concerne le concours des mots réunis dans l’ensemble de l’élocution ; & ses décisions se rapportent dans toutes les langues à trois points généraux, qui sont la concordance, le régime & la construction.

Si l’usage particulier d’une langue autorise l’altération du sens propre de quelques mots, & la substitution d’un sens étranger, c’est alors une figure de mots que l’on appelle trope. Voyez ce mot.

Si l’usage autorise une locution contraire aux lois générales de la Syntaxe, c’est alors une figure que l’on nomme ordinairement figure de construction, mais que j’aimerois mieux que l’on désignât par la dénomination plus générale de figure de Syntaxe, en réservant le nom de figure de construction aux seules locutions qui s’écartent des regles de la construction proprement dite. Voyez Figure & Construction. Voilà deux especes d’écart que l’on peut observer dans les idiotismes irréguliers.

1°. Lorsqu’un trope est tellement dans le génie d’une langue, qu’il ne peut être rendu littéralement dans une autre, ou qu’y étant rendu littéralement il y exprime un tout autre sens, c’est un idiotisme de la langue originale qui l’a adopté ; & cet idiotisme est irrégulier, parce que le sens propre des mots y est abandonne ; ce qui est contraire à la premiere institution des mots. Ainsi le superstitieux euphémisme, qui dans la langue latine a donné le sens de sacrifier au verbe mactare, quoique ce mot signifie dans son étymologie augmenter davantage (magis auctare) ; cet euphémisme, dis-je, est tellement propre au génie de cette langue, que la traduction littérale que l’on en feroit dans une autre, ne pourroit jamais y faire naître l’idée de sacrifice. Voyez Euphémisme.

C’est pareillement un trope qui a introduit dans notre langue ces idiotismes déja remarqués au mot Gallicisme, dans lesquels on emploie les deux verbes venir & aller, pour exprimer par l’un des prétérits prochains, & par l’autre des futurs prochains (voyez Tems) ; comme quand on dit, je viens de lire, je venois de lire, pour j’ai ou j’avois lû depuis peu de tems ; je vais lire, j’allois lire, pour je dois, ou je devois lire dans peu de tems. Les deux verbes auxiliaires venir & aller perdent alors leur signification originelle, & ne marquent plus le transport d’un lieu en un autre ; ils ne servent plus qu’à marquer la proximité de l’antériorité ou de la postériorité ; & nos phrases rendues littéralement dans quelque autre langue, ou n’y signifieroient rien, ou y signifieroient autre chose que parmi nous. C’est une catachrese introduite par la nécessité (voyez Catachrese), & fondée néanmoins sur quelque analogie entre le sens propre & le sens figuré. Le verbe venir, par exemple, suppose une existence antérieure dans le lieu d’où l’on vient ; & dans le moment qu’on en vient, il n’y a pas long-tems qu’on y étoit : voilà précisément la raison du choix de ce verbe, pour servir à l’expression des prétérits prochains. Pareillement le verbe aller indique la postériorité d’existence dans le lieu où l’on va ; & dans le tems qu’on y va, on est dans l’intention d’y être bientôt : voilà encore la justification de la préférence donnée à ce verbe, pour désigner les futurs prochains. Mais il n’en demeure pas moins vrai que ces verbes, devenus auxiliaires, perdent réellement leur signification primitive & fondamentale, & qu’ils n’en retiennent que des idées accessoires & éloignées.

2°. Ce que l’on vient de dire des tropes, est également vrai des figures de Syntaxe : telle figure est un idiotisme irrégulier, parce qu’elle ne peut être rendue littéralement dans une autre langue, ou que la version littérale qui en seroit faite, y auroit un autre sens. Ainsi l’usage où nous sommes, dans la langue françoise, d’employer l’adjectif possessif masculin, mon, ton, son, avant un nom féminin qui commence par une voyelle ou par une h muette, est un idiotisme irrégulier de notre langue, un gallicisme ; parce que l’imitation littérale de cette figure dans une autre langue n’y seroit qu’un solécisme. Nous disons mon ame, & l’on ne diroit pas meus anima ; ton opinion, & l’on ne peut pas dire tuus opinio : c’est que les Latins avoient pour éviter l’hiatus occasionné par le concours des voyelles, des moyens qui nous sont interdits par la constitution de notre langue, & dont il étoit plus raisonnable de faire usage, que de violer une loi aussi essentielle que celle de la concordance que nous transgressons : ils pouvoient dire anima mea, opinio tua ; & nous ne pouvons pas imiter ce tour, & dire ame ma, opinion ta. Notre langue sacrifie donc ici un principe raisonnable aux agrémens de l’euphonie (voyez Euphonie), conformément à la remarque sensée de Cicéron, Orat. n. 47 : impetratum est à consuetudine ut peccare, suavitatis causâ, liceret.

Voici une ellipse qui est devenue une locution propre à notre langue, un gallicisme, parce que l’usage en a prévalu au point qu’il n’est plus permis de suivre en pareil cas la Syntaxe pleine : il ne laisse pas d’agir, notre langue ne laisse pas de se prêter à tous les genres d’écrire, on ne laisse pas d’abandonner la vertu en la louant, c’est-à-dire il ne laisse pas le soin d’agir, notre langue ne laisse pas la faculté de se prêter à tous les genres d’écrire, on ne laisse pas la foiblesse d’abandonner la vertu en la louant. Nous préférons dans ces phrases le mérite de la briéveté à une locution pleine, qui sans avoir plus de clarté, auroit le désagrément inséparable des longueurs superflues.

S’il est facile de ramener à un nombre fixe de chefs principaux les écarts qui déterminent les différens idiotismes, il n’en est pas de même de vues particulieres qui peuvent y influer : la variété de ces causes est trop grande, l’influence en est trop délicate, la complication en est quelquefois trop embarrassante pour pouvoir établir à ce sujet quelque chose de bien certain. Mais il n’en est pas moins constant qu’elles tiennent toutes, plus ou moins, au génie des diverses langues, qu’elles en sont des émanations, & qu’elles peuvent en devenir des indices. « Il en est des peuples entiers comme d’un homme particulier, dit du Tremblay, traité des langues, chap. 22 ; leur langage est la vive expression de leurs mœurs, de leur génie & de leurs inclinations ; & il ne faudroit que bien examiner ce langage pour pénétrer toutes les pensées de leur ame & tous les mouvemens de leur cœur. Chaque langue doit donc nécessairement tenir des perfections & des défauts du peuple qui la parle. Elles auront chacune en particulier, disoit-il un peu plus haut, quelque perfection qui ne se trouvera pas dans les autres, parce qu’elles tiennent toutes des mœurs & du génie des peuples qui les parlent : elles auront chacune des termes & des façons de parler qui leur seront propres, & qui seront comme le caractere de ce génie ». On reconnoît en effet le flegme oriental dans la répétition de l’adjectif ou de l’adverbe ; amen, amen ; sanctus, sanctus, sanctus : la vivacité françoise n’a pû s’en accommoder, & très-saint est bien plus à son gré que saint, saint, saint.

Mais si l’on veut démêler dans les idiotismes réguliers ou irréguliers, ce que le génie particulier de la langue peut y avoir contribué, la premiere chose essentielle qu’il y ait à faire, c’est de s’assurer d’une bonne interprétation littérale. Elle suppose deux choses ; la traduction rigoureuse de chaque mot par sa signification propre, & la réduction de toute la phrase à la plénitude de la construction analytique, qui seule peut remplir les vuides de l’ellipse, corriger les rédondances du pléonasme, redresser les écarts de l’inversion, & faire rentrer tout dans le système invariable de la Grammaire générale.

« Je sais bien, dit M. du Marsais, Meth. pour apprendre la langue latine, pag. 14, que cette traduction littérale fait d’abord de la peine à ceux qui n’en connoissent point le motif ; ils ne voyent pas que le but que l’on se propose dans cette maniere de traduire, n’est que de montrer comment on parloit latin ; ce qui ne peut se faire qu’en expliquant chaque mot latin par le mot françois qui lui répond.

Dans les premieres années de notre enfance, nous lions certaines idées à certaines impressions ; l’habitude confirme cette liaison. Les esprits animaux prennent une route déterminée pour chaque idée particuliere ; de sorte que lorsqu’on veut dans la suite exciter la même idée d’une maniere différente, on cause dans le cerveau un mouvement contraire à celui auquel il est accoutumé, & ce mouvement excite ou de la surprise ou de la risée, & quelquefois même de la douleur : c’est pourquoi chaque peuple différent trouve extraordinaire l’habillement ou le langage d’un autre peuple. On rit à Florence de la maniere dont un François prononce le latin ou l’italien, & l’on se moque à Paris de la prononciation du Florentin. De même la plûpart de ceux qui entendent traduire pater ejus, le pere de lui, au lieu de son pere, sont d’abord portés à se moquer de la traduction.

Cependant comme la maniere la plus courte pour faire entendre la façon de s’habiller des étrangers, c’est de faire voir leurs habits tels qu’ils sont, & non pas d’habiller un étranger à la françoise ; de même la meilleure méthode pour apprendre les langues étrangeres, c’est de s’instruire du tour original, ce qu’on ne peut faire que par la traduction littérale.

Au reste il n’y a pas lieu de craindre que cette façon d’expliquer apprenne à mal parler françois.

1°. Plus on a l’esprit juste & net, mieux on écrit & mieux on parle : or il n’y a rien qui soit plus propre à donner aux jeunes gens de la netteté & de la justesse d’esprit, que de les exercer à la traduction littérale, parce qu’elle oblige à la précision, à la propriété des termes, & à une certaine exactitude qui empêche l’esprit de s’égarer à des idées étrangeres.

2°. La traduction littérale fait sentir la différence des deux langues. Plus le tour latin est éloigné du tour françois, moins on doit craindre qu’on l’imite dans le discours. Elle fait connoître le génie de la langue latine ; ensuite l’usage, mieux que le maître, apprend le tour de la langue françoise. » Article de M. de Beauzée.