L’Encyclopédie/1re édition/MUSIQUE

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MUSIQUE, s. f. Μουσικη. (Ordre encycl. entendem. raison, Phil. ou science de la nature, Mathématique, Math. mixtes, Musique.) la Musique est la science des sons, en tant qu’ils sont capables d’affecter agréablement l’oreille, ou l’art de disposer & de conduire tellement les sons, que de leur consonnance, de leur succession, & de leurs durées relatives, il résulte des sensations agréables.

On suppose communément que ce mot vient de musa, parce qu’on croit que les muses ont inventé cet art ; mais Kircher, d’après Diodore, fait venir ce nom d’un mot égyptien, prétendant que c’est en Egypte que la Musique a commencé à se rétablir après le déluge, & qu’on en reçut la premiere idée du son que rendoient les roseaux qui croissent sur les bords du Nil, quand le vent souffloit dans leurs tuyaux.

La Musique se divise naturellement en spéculative & en pratique.

La musique spéculative est, si on peut parler ainsi, la connoissance de la matiere musicale, c’est-à-dire, des différens rapports du grave à l’aigu, & du lent au bref, dont la perception est, selon quelques auteurs, la véritable source du plaisir de l’oreille.

La musique pratique est celle qui enseigne comment les principes de la spéculative peuvent être appliqués, c’est-à-dire, à conduire & à disposer les sons par rapport à la succession, à la consonnance, & à la mesure, de telle maniere que le ton en plaise à l’oreille. C’est ce qu’on appelle l’art de la composition. Voyez Composition. A l’égard de la production actuelle des sons par les voix ou par les instrumens, qu’on appelle exécution, c’est la partie purement méchanique, qui, supposant la faculté d’entonner juste les intervalles, ne demande d’autre connoissance que celle des caracteres de la Musique, & l’habitude de les exprimer.

La musique spéculative se divise en deux parties ; sçavoir, la connoissance du rapport des sons & de la mesure des intervalles, & celle des valeurs ou du tems.

La premiere est proprement celle que les anciens ont appellée musique harmonique. Elle enseigne en quoi consiste l’harmonie, & en dévoile les fondemens. Elle fait connoître les différentes manieres dont les sons affectent l’oreille par rapport à leurs intervalles ; ce qui s’applique également à leur consonnance & à leur succession.

La seconde a été appellée rhythmique, parce qu’elle traite des sons, eu égard au tems & à la quantité. Elle contient l’explication des rhythmes & des mesures longues & courtes, vives & lentes, des tems & des différentes parties dans lesquelles on les divise, pour y appliquer la succession des tons.

La musique pratique se divise en deux parties qui répondent aux deux précédentes.

Celle qui répond à la musique harmonique, & que les anciennes appelloient melopeia, contient les régles pour produire des chants agréables & harmonieux. Voyez Mélopée.

La seconde, qui répond à la musique rhythmique, & qu’on appelle rhythmopœia, contient les regles pour l’application des mesures & des tems ; en un mot, pour la pratique du rhythme. Voyez Rhythme.

Porphire donne une autre division de la Musique en tant qu’elle a pour objet le mouvement muet ou sonore, & sans la distinguer en spéculative & pratique, il y trouve les six parties suivantes, la rhythmique, pour les mouvemens de la danse ; la métrique, pour la cadence & le nombre ; l’organique, pour la pratique des instrumens ; la poétique, pour l’harmonie & la mesure des vers ; l’hypocritique, pour les attitudes des pantomimes ; & l’harmonique, pour le chant.

La Musique se divise aujourd’hui plus simplement en mélodie & en harmonie ; car le rhythme est pour nous une étude trop bornée pour en faire une branche particuliere.

Par la mélodie on dirige la succession des sons de maniere à produire des chants agréables. Voyez Mélodie, Modes, Chants, Modulation.

L’harmonie consiste proprement à savoir unir à chacun des sons d’une succession réguliere & mélodieuse deux ou plusieurs autres sons qui, frappant l’oreille en même tems, flattent agreablement les sens. Voyez Harmonie.

Les anciens écrivains different beaucoup entre eux sur la nature, l’objet, l’étendue & les parties de la Musique. En général, ils donnoient à ce mot un sens beaucoup plus étendu que celui qui lui reste aujourd’hui. Non seulement sous le nom de musique ils comprenoient, comme on vient de le voir, la darse, le chant, la poésie ; mais même la collection de toutes les sciences. Hermès définit la musique, la connoissance de l’ordre de toutes choses : c’étoit aussi la doctrine de l’école de Pythagore, & de celle de Platon, qui enseignoient que tout dans l’univers étoit musique. Selon Hesychius les Athéniens donnoient à tous les arts le nom de musique.

De-là toutes ces musiques sublimes dont nous parlent les Philosophes : musiques divine, musique du monde ; musique céleste ; musique humaine ; musique active ; musique contemplative ; musique énonciative, organique, odicale, &c.

C’est sous ces vastes idées qu’il faut entendre plusieurs passages des anciens sur la musique, qui seroient inintelligibles avec le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot.

Il paroît que la Musique a été un des premiers arts. Il est aussi très-vraissemblable que la musique vocale a été trouvée avant l’instrumentale. Car, non-seulement les hommes ont dû faire des observations sur les différens tons de leur propre voix, avant que d’avoir trouvé aucun instrument ; mais ils ont dû apprendre de bonne heure, par le concert naturel des oiseaux, à modifier leur voix & leur gosier d’une maniere agréable. On n’a pas tardé non plus à imaginer les instrumens à vent : Diodore, comme je l’ai dit, & plusieurs anciens en attribuent l’invention à l’observation du sifflement des vents dans les roseaux, ou autres tuyaux des plantes. C’est aussi le sentiment de Lucrece.

At liquidas avium voces imitarier ore
Ante fuit multò, quam levia carmina cantu

Concelebrare homines possint, aureisque juvare,
Et zephyri cava per calamorum sibila primum
Agresteis docuere cavas inflare cieutas.

A l’égard des autres sortes d’instrumens, les cordes sonores sont si communes, que les hommes ont dû observer de bonne heure leurs différens sons : ce qui a donné naidance aux instrumens à cordes. Voyez Corde.

Pour ce qui est des instrumens qu’on bat pour en tirer du son, comme les tambours & les tymbales, ils doivent leur origine au bruit sourd que rendent les corps creux quand on les frappe. Voyez Tambour, Tymbales, &c.

Il est difficile de sortir de ces généralités pour établir quelque chose de solide sur l’invention de la Musique réduite en art. Plusieurs anciens l’attribuent à Mercure, aussi-bien que celle de la lyre. D’autres veulent que les Grecs en soient rédevables à Cadmus, qui en se sauvant de la cour du roi de Phénicie (Athén. Deipn.), amena en Grece la musicienne harmonie. Dans un endroit du dialogue de Plutarque sur la Musique, Lysias dit que c’est Amphion qui l’a inventée ; dans un autre, Soterique dit que c’est Appollon ; dans un autre encore, il semble en faire honneur à Olympe. On ne s’accorde guere sur tout cela ; à ces premieres inventions succéderent Chiron, Demodocus, Hermès, Orphée, qui, selon quelques-uns, inventa la lyre. Après ceux-là vinrent Phœcinius & Terpandre, contemporains de Lycurgue, & qui donna des regles à la Musique. Quelques personnes lui attribuent l’invention des premiers modes. Enfin, on ajoute Thales & Thamiris, qu’on dit avoir été les inventeurs de la Musique purement instrumentale.

Ces grands musiciens vivoient avant Homere. D’autres plus modernes sont Lasus, Hermionensis, Melnippides, Philoxene, Thimothée, Phrynnis, Epigonius, Lysandre, Simmicus & Diodore, qui tous ont considérablement perfectionné la musique.

Lasus est, à ce qu’on prétend, le premier qui ait écrit sur la musique du tems de Darius Hystaspes. Epigonius inventa un instrument de quarante cordes appellée épigonium. Simmicus inventa aussi un instrument de trente-cinq cordes, appelle simmicium.

Diodore perfectionna la flûte en y ajoutant de nouveaux trous, & Thimothée la lyre, en y ajoutant une nouvelle corde, ce qui le fit mettre à l’amende par les Lacédemoniens.

Comme les anciens écrivains s’expliquent fort obscurément sur les inventeurs des instrumens de Musique, ils sont aussi fort obscurs sur les instrumens mêmes ; à peine en connoissons-nous autre chose que les noms.

Les instrumens se divisent généralement en instrumens à cordes, instrumens a vent, & instrumens qu’on frappe. Par instrumens à cordes, on entend ceux que les anciens appelloient lyra, psalterium, trigonium, sambuca, cithara, pectis, magas, barbiton, testudo, trigonium, epigonium, simmicium, epandoron, &c. On touchoit tous ces instrumens avec la main, ou avec le plectrum, espece d’archet. Voyez Lyre, &c.

Par instrumens à vent, on entend ceux que les anciens nommoient tibia, fistula, tuba, cornua, lituus, & les orgues hydrauliques. Voyez Flutes, &c.

Les instrumens de percussion étoient appellés tympanum, cymbalum, orepitaculum, tintinnabulum, crotalum, sisirum. Voyez Tympanum, Timbales, &c.

La Musique étoit dans la plus grande estime chez divers peuples de l’antiquité, & principalement chez les Grecs, & cette estime étoit proportionnée à la puissance & aux effets surprenans qu’ils lui attribuoient. Leurs auteurs ne croient pas nous en donner une trop grande idée, en nous disant qu’elle étoit en usage dans le ciel, & qu’elle faisoit l’amusement principal des dieux & des ames des bienheureux. Platon ne craint point de dire, qu’on ne peut faire de changemens dans la Musique, qui n’en soit un dans la constitution de l’état ; & il prétend qu’on peut assigner les sons capables de faire naître la bassesse de l’ame, l’insolence & les vertus contraires. Aristote, qui semble n’avoir fait sa politique que pour opposer ses sentimens à ceux de Platon, est pourtant d’accord avec lui touchant la puissance de la Musique sur les mœurs. Le judicieux Polybe nous dit que la Musique étoit nécessaire pour adoucir les mœurs des Arcades, qui habitoient un pays où l’air est triste & froid ; que ceux de Cynete qui négligerent la Musique, surpasserent en cruauté tous les Grecs, & qu’il n’y a point de ville où l’on ait tant vu de crimes. Athenée nous assure qu’autrefois toutes les lois divines & humaines, les exhortations à la vertu, la connoissance de ce qui concernoit les dieux & les hommes, les vies & les actions des personnages illustres, étoient écrites en vers, & chantées publiquement par un chœur au son des instrumens. On n’avoit point trouvé de moyen plus efficace, pour graver dans l’esprit des hommes les principes de la morale, & la connoissance de leurs devoirs.

La Musique faisoit partie de l’étude des anciens Pythagoriciens ; ils s’en servoient pour exciter l’esprit à des actions louables, & pour s’enflammer de l’amour de la vertu. Selon ces philosophes, notre ame n’étoit, pour ainsi dire, formée que d’harmonie, & ils croyoient faire revivre par le moyen de la Musique, l’harmonie primitive des facultés de l’ame ; c’est-à-dire, l’harmonie qui, selon eux, existoit en elle avant qu’elle animât nos corps, & lorsqu’elle habitoit les cieux. Voyez Préexistence, Pythagoriciens.

La Musique paroît déchue aujourd’hui de ce degré de puissance & de majesté, au point de nous faire douter de la vérité de ces faits, quoiqu’attestés par les plus judicieux historiens & par les plus graves philosophes de l’antiquité. Cependant on retrouve dans l’histoire moderne quelques faits semblables. Si Thimothée excitoit les fureurs d’Alexandre par le mode phrygien, & l’adoucissoit ensuite jusqu’à l’indolence par le mode lydien, une musique plus moderne renchérissoit encore en excitant, dit-on, dans Erric roi de Danemark, une telle fureur, qu’il tuoit ses meilleurs domestiques : apparamment ces domestiques là n’étoient pas si sensibles que leur prince à la Musique, autrement il eût bien pû courir la moitié du danger. D’Aubigné rapporte encore une autre histoire toute pareille à celle de Thimothée. Il dit que du tems d’Henri III. le musicien Glaudin, jouant aux noces du duc de Joyeuse sur le mode phrygien, anima, non le roi, mais un courtisan, qui s’oublia au point de mettre la main aux armes en présence de son souverain ; mais le musicien se hâta de le calmer en prenant le mode sous-phrygien.

Si notre musique exerce peu son pouvoir sur les affections de l’ame, en revanche elle est capable d’agir physiquement sur le corps ; témoin l’histoire de la tarentule, trop connue pour en parler ici. Voyez Tarentule. Témoin ce chevalier gascon dont parle Boile, lequel au son d’une cornemuse, ne pouvoit retenir son urine ; à quoi il faut ajouter ce que raconte le même auteur de ces femmes qui fondoient en larmes lorsqu’elles entendoient un certain ton dont le reste des auditeurs n’étoient point affectés. On lit dans l’histoire de l’académie des sciences de Paris, qu’un musicien fut guéri d’une violente fievre par un concert qu’on fit dans sa chambre.

Les sons agissent même sur les corps inanimés. Morhoff fait mention d’un certain Petter hollandois, qui brisoit un verre par le son de sa voix. Kircher parle d’une grande pierre qui frémissoit au son d’un certain tuyau d’orgue. Le P. Mersenne parle aussi d’une sorte de carreau que le jeu de l’orgue ébranloit comme auroit pû faire un tremblement de terre. Boile ajoute que les siéges tremblent souvent au son des orgues ; qu’il les a senti plusieurs fois frémir sous sa main à certains tons de l’orgue ou de la voix, & qu’on l’a assuré que tous ceux qui étoient bien faits frémissoient à quelque ton détermine. Cette derniere expérience est certaine, & chacun peut la vérifier tous les jours. Tout le monde a oui parler de ce fameux pilier d’une église de Reims, (S. Nicaise), qui s’ébranle très-sensiblement au son d’une certaine cloche, tandis que les autres piliers demeurent presque immobiles. Mais ce qui ravit au son l’honneur du merveilleux, c’est que ce pilier s’ébranle également quand on ôte le batant de la cloche.

Tous ces exemples dont la plûpart appartiennent plus au son qu’à la Musique, & dont la Physique peut donner quelques explications, ne nous rendent pas plus intelligibles ni plus croyables les effets merveilleux & presque divins que les anciens attribuent à la Musique. Plusieurs auteurs se sont tourmentes pour tâcher d’en rendre raison. Wallis les attribue en partie à la nouveauté de l’art, & les rejette en partie sur l’exageration des anciens ; d’autres en font honneur seulement à la Poésie ; d’autres supposent que les Grecs, plus sensibles que nous par la constitution de leur climat, ou par leur maniere de vivre, pouvoient être émus de choses qui ne nous auroient nullement touches. M. Burette même en adoptant tous ces faits prétend qu’ils ne prouvent point la perfection de la Musique qui les a produits ; il n’y voit rien que des mauvais racleurs de village n’aient pu faire, selon lui, tout aussi bien que les premiers musiciens du monde. La plûpart de ces sentimens sont fondés sur le mépris que nous avons pour la musique ancienne. Mais ce mépris est-il lui-même aussi-bien fondé que nous le prétendons ? C’est ce qui a été examiné bien des fois, & qui, vû l’obscurité de la matiere, & l’insuffisance des juges, auroit peut-être besoin de l’être encore.

La nature de cet ouvrage, & le peu de lumieres qui nous restent sur la musique des Grecs, m’interdisent également de tenter cet examen. Je me contenterai seulement, sur les explications-mêmes que nos auteurs, si peu prévenus pour cette ancienne musique, nous en ont données, de la comparer en peu de mots avec la notre.

Pour nous faire de la musique des anciens l’idée la plus nette qu’il est possible, il la faut considérer dans chacune de ses parties ; systèmes, genres, modes, rhythme & melopée. Voyez chacun de ces mots.

Le résultat de cet examen se peut réduire à ceci : 1o. que le grand système des Grecs, c’est-à-dire l’étendue générale qu’ils donnoient du grave à l’aigu à tous les sons de leur musique, n’excedoit que d’un ton l’étendue de trois octaves. Voyez les tables grecques que Meibonius a mises à la tête de l’ouvrage d’Alypius.

2o. Que chacun de leurs trois genres, & même chaque espece d’un genre étoit composée d’au moins seize sons consécutifs dans l’étendue du diagramme. Que de ces sons il y en avoit la moitié d’immobiles qui étoient les mêmes pour tous les genres ; mais que l’accord des autres étant variable & différent dans chaque genre particulier, cela multiplioit considérablement le nombre des sons & des intervalles.

3o. Qu’ils avoient au moins sept modes ou tons principaux fondés sur chacun des sept sons du système diatonique, lesquels, outre leurs différences du grave à l’aigu recevoient encore, chacun de sa modification propre, d’autres différences qui en marquoient le caractere.

4o. Que le rhythme ou la mesure varioit chez eux, non-seulement selon la nature des piés dont les vers étoient composés, non-seulement selon les divers mélanges de ces mêmes piés, mais encore selon les divers tems syllabiques, & selon tous les degrés du vîte au lent dont ils étoient susceptibles.

5o. Enfin quant au chant ou à la melopée, on peut juger de la varieté qui devoit y regner, par le nombre des genres & des modes divers qu’ils lui assignoient, selon le caractere de la poésie, & par la liberté de conjoindre ou diviser dans chaque genre les différens tetracordes, selon que cela convenoit à l’expression & au caractere de l’air.

D’un autre côté, le peu de lumieres que nous pouvons recueillir de divers passages épars çà-&-la dans les auteurs sur la nature & la construction de leurs instrumens, suffisent pour montrer combien ils étoient loin de la perfection des nôtres. Leurs flûtes n’avoient que peu de trous, leurs lyres ou cythares n’avoient que peu de cordes. Quand elles en avoient beaucoup, plusieurs de ces cordes étoient montées à l’unisson ou à l’octave, & d’ailleurs la plûpart de ces instrumens n’ayant pas de touches, on n’en pouvoit tirer tout-au-plus qu’autant de sons qu’il y avoit de cordes. La figure de leurs cors & de leurs trompettes suffit pour montrer qu’ils ne pouvoient égaler le beau son de ceux d’aujourd’hui : & en général, il faut bien supposer que leur orchestre n’étoit guere bruyant, pour concevoir comment la cythare, la harpe & d’autres instrumens semblables pouvoient s’y faire entendre : soit qu’ils en frappassent les cordes avec le plectrum, comme nous faisons sur nos tympanons, soit qu’ils les pinçassent avec les doigts, comme leur apprit Epigonius, l’on ne comprend pas bien quel effet cela devoit produire dans leur musique, qui se faisoit si souvent en plein air. Je ne sai si cent guittares dans un théâtre tel que celui d’Athènes pourroient se faire entendre bien distinctement. En un mot, il est très-certain que l’orgue seule, cet instrument admirable, & digne par sa majesté de l’usage auquel il est destiné, efface absolument tout ce que les anciens ont jamais inventé en ce genre. Tout cela doit se rapporter au caractere de leur musique ; tout occupés de leur divine poésie, ils ne songeoient qu’à la bien exprimer par la musique vocale ; ils n’estimoient l’instrumentale qu’autant qu’elle faisoit valoir l’autre ; ils ne souffroient pas qu’elle la couvrît, & sans doute ils étoient bien éloignés du point dont je vois que nous approchons, de ne faire servir les parties chantantes que d’accompagnement à la symphonie.

Il paroit encore démontré qu’ils ne connoissoient point la musique à plusieurs parties, le contre point, en un mot l’harmonie dans le sens que nous lui donnons. S’ils employoient ce mot, ce n’étoit que pour exprimer une agréable succession de sons. Voyez sur ce sujet les dissertations de M. Burette dans les mém. de l’academie des belles-lettres.

Nous l’emportons donc sur eux de ce côté-là, & c’est un point considérable, puisqu’il est certain que l’harmonie est le vrai fondement de la mélodie & de la modulation. Mais n’abusons-nous point de cet avantage ? c’est un doute qu’on est fort tenté d’avoir quand on entend nos opéra modernes. Quoi ! ce chaos, cette confusion de parties, cette multitude d’instrumens différens, qui semblent s’insulter l’un l’autre, ce fracas d’accompagnemens qui étouffent la voix sans la soutenir ; tout cela fait-il donc les véritables beautés de la Musique ? Est-ce de-là qu’elle tire sa force & son énergie ? Il faudroit donc que la Musique la plus harmonieuse fût en même-tems la plus touchante. Mais le public a assez appris le contraire. Considérons les Italiens nos contemporains, dont la musique est la meilleure, ou plutôt la seule bonne de l’univers, au jugement unanime de tous les peuples, excepté des François qui lui préferent la leur. Voyez quelle sobriété dans les accords, quel choix dans l’harmonie ! Ces gens-là ne s’avisent point de mesurer au nombre des parties l’estime qu’ils sont d’une musique ; proprement leurs opéra ne sont que des duos, & toute l’Europe les admire & les imite. Ce n’est certainement pas à force de multiplier les parties de leur musique que les François parviendront à la faire goûter aux étrangers. L’harmonie est admirable dispensée à propos ; elle a des charmes auxquels tous les hommes sont sensibles ; mais elle ne doit point absorber la mélodie, ni le beau chant. Jamais les plus beaux accords du monde n’intéresseront comme les inflexions touchantes & bien ménagées d’une belle voix ; & quiconque réfléchira sans partialité sur ce qui le touche le plus dans une belle musique bien exécutée, sentira, quoi qu’on en puisse dire, que le véritable empire du cœur appartient à la mélodie.

Enfin, nous l’emportons par l’étendue générale de notre système, qui, n’étant plus renferme seulement dans quatre ou cinq octaves, n’a désormais d’autres bornes que le caprice des musiciens. Je ne sai toutefois si nous avons tant à nous en féliciter. Etoit-ce donc un si grand malheur dans la musique ancienne de n’avoir à fournir que des sons pleins & harmonieux pris dans un beau medium ? Les voix chantoient sans se forcer, les instrumens ne miauloient point sans cesse aux environs du chevalet ; les sons faux & sourds qu’on tire du démanché, les glapissemens d’une voix qui s’excede, sont-ils faits pour émouvoir le cœur ? L’ancienne musique savoit l’attendrir en flattant les oreilles ; la nouvelle, en les écorchant, ne fera jamais qu’étonner l’esprit.

Nous avons comme les anciens le genre diatonique & le chromatique ; nous avons même étendu celui-ci : mais comme nos musiciens le mêlent, le confondent avec le premier, presque sans choix & sans discernement, il a perdu une grande partie de son énergie, & ne fait plus que très-peu effet. Ce sera bientôt un thème d’écolier que les grands maîtres dédaigneront. Pour l’enharmonique, le tempérament l’a fait évanouir ; & que nous serviroit de l’avoir, si nos oreilles n’y sont pas sensibles, & que nos organes ne puissent plus l’exécuter ?

Remarquez d’ailleurs que la diversité des genres n’est point pour notre musique une richesse réelle ; car c’est toujours le même clavier accordé de la même maniere ; ce sont dans tous les genres les mêmes sons & les mêmes intervalles. Nous n’avons proprement que douze sons, tous les autres n’en sont que les octaves ; & je ne sai même si nous regagnons par l’étendue du grave à l’aigu, ce que les Grecs gagnoient par la diversité de l’accord.

Nous avons douze tons ; que dis-je ? nous avons vingt-quatre modes. Que de richesses par dessus les Grecs, qui n’en eurent jamais que quinze, lesquels encore furent réduits à sept par Ptolomée ! Mais ces modes avoient chacun un caractere particulier, le degré du grave à l’aigu faisoit la moindre de leurs différences : le caractere du chant, la modification des tétracordes, la situation des semi-tons, tout cela les distinguoit bien mieux que la position de leur tonique. En ce sens nous n’avons que deux modes, & les Grecs étoient plus riches que nous.

Quant au rhythme, si nous voulons lui comparer la mesure de notre musique, tout l’avantage paroîtra encore de notre côté : car sur quatre différens rhythmes qu’ils pratiquoient, nous avons au-moins douze sortes de mesures ; mais si leurs quatre rhythmes faisoient réellement autant de genres différens, nous n’en saurions dire autant de nos douze mesures, qui ne sont réellement que des modifications de durée de deux seuls genres de mouvement, sovoir à deux & à trois tems. Ce n’est pas que notre musique n’en pût admettre autant que celle des Grecs ; mais si l’on fait attention au génie des professeurs de cet art, on connoîtra aisément que tout moyen de perfectionner la Musique, qui en a plus besoin qu’on ne pense, est désormais entierement impossible.

Nous joignons ici un morceau de chant dans la mesure sesquialrere, c’est-à-dire à deux tems inégaux, dont le rapport est de deux à trois ; mesure certainement aussi bonne & aussi naturelle que plusieurs de celles qui sont en usage, mais que les Musiciens n’adopteront jamais, car leur maître ne la leur a pas apprise. Voyez les Pl. de Musique.

Le grand vice de notre mesure, qui est peut-être un peu celui de la langue, est de n’avoir pas assez de rapport aux paroles. La mesure de nos vers est une chose, celle de notre musique en est une autre tout-à fait différente, & souvent contraire. Comme la prosodie de la langue françoise n’est pas aussi sensible que l’étoit celle de la langue grecque, & que nos musiciens la tête uniquement pleine de sons ne s’embarrassent point d’autre chose, il n’y a pas plus de rapport de leur musique aux paroles, quant au nombre & à la mesure, qu’il y en a quant au sens & à l’expression. Ce n’est pas qu’ils ne sachent bien faire une tenue aux mots calmer ou repos ; qu’ils ne soient fort attentifs à exprimer le mot ciel par des sons hauts, les mots terre ou enfer par des sons bas, à rouler sur foudre & tonnerre, à faire élancer un monstre furieux par vingt élancemens de voix, & d’autres semblables puérilités. Mais pour embrasser l’ordonnance d’un ouvrage, pour exprimer la situation de l’ame plutôt que de s’amuser au sens particulier de chaque mot ; pour rendre l’harmonie des vers, pour imiter, en un mot, tout le charme de la poësie par une musique convenable & relative, c’est ce qu’ils entendent si peu, qu’ils demandent à leurs poëtes de petits vers coupés, prosaïques, irréguliers, sans nombre, sans harmonie, parsemés de petits mots lyriques coulez, volez, gloire, murmure, écho, ramage, sur lesquels ils épuisent toute leur science harmonique ; ils commencent même par faire leurs airs, & y font ensuite ajuster des paroles par le versificateur : la Musique gouverne, la Poësie est la servante, & servante si subordonnée, qu’on ne s’apperçoit pas seulement à l’opéra que c’est des vers qu’on entend.

L’ancienne musique, toujours attachée à la Poésie, la suivoit pas à pas, en exprimoit exactement le nombre & la mesure, & ne s’appliquoit qu’à lui donner plus d’éclat & de majesté. Quelle impression ne devoit pas faire sur un auditeur sensible une excellente poésie ainsi rendue ? Si la simple déclamation nous arrache des larmes, quelle énergie n’y doit pas ajouter tout le charme de l’harmonie, quand il l’embellit sans l’étouffer ! Pourquoi la vieille musique de Lully nous intéresse-t-elle tant ? pourquoi tous ses émules sont-ils restés si loin derriere lui ? c’est que nul d’entr’eux n’a entendu comme lui l’art d’assortir la musique aux paroles ; c’est que son récitatif est celui de tous qui approche le plus du ton de la nature & de la bonne déclamation. Mais qu’on l’en trouveroit encore loin si on vouloit l’examiner de près ! Ne jugeons donc pas des effets de la musique ancienne par ceux de la nôtre, puisqu’elle ne nous offre plus rien de semblable.

La partie de notre musique qui répond à la melopée des Grecs, est le chant ou la mélodie ; & je ne sais qui doit l’emporter de ce côté-là ; car si nous avons plus d’intervalles, ils en avoient, en vertu de la diversité des genres, de plus variés que les nôtres. De plus, la modulation étant uniforme dans tous nos tons, c’est une nécessité que le chant y soit semblable ; car l’harmonie qui le produit a ses routes prescrites, & ces routes sont partout les mêmes. Ainsi les combinaisons des chants que cette harmonie comporte, ne peuvent être que très-bonnes : aussi tous ces chants procedent-ils toujours de la même maniere. Dans tous les tons, dans tous les modes, toujours les mêmes traits, toujours les mêmes chûtes ; on n’apperçoit aucune variété à cet égard ni pour le genre ni pour le caractere. Quoi ! vous traitez de la même maniere le tendre, le gracieux, le gai, l’impétueux, le grave, le modéré ? votre mélodie est la même pour tous ces genres, & vous vous vantez de la perfection de votre musique ? Que devoient donc dire les Grecs, qui avoient des modes, des regles pour tous ces caracteres, & qui par-là les exprimoient à leur volonté ? Me dira-t-on que nous les exprimons aussi ? nous y tâchons du-moins ; mais à parler franchement, je ne vois pas que le succès réponde aux efforts de nos musiciens. D’ailleurs, & ceci s’adresse particulierement à la musique françoise, quels moyens employons-nous pour cela ? un seul, c’est le mouvement : on le ralentit dans les airs graves : on le presse dans les airs gais. Faites un air quelconque ; le voulez-vous tendre ? chantez-le lentement, respirez fort, criez ; le voulez-vous gai ? chantez-le vîte, en marquant la mesure ; voulez-vous du furieux ? courez à perte d’haleine. Le sieur Jeliotte a mis à la mode des airs plats & triviaux du pont-neuf ; il en a fait des airs tendres & pathétiques, en les chantant lentement avec le goût qu’on lui connoît. Au contraire, j’ai vu une musette fort tendre des talens lyriques devenir insensiblement un assez joli menuet. Tel est le caractere de la musique françoise ; variez les mouvemens, vous en ferez ce qu’il vous plaira, Fiet avis, & cum volet, arbor. Mais les anciens avoient aussi cette diversité de mouvemens, & ils avoient de plus pour tous les caracteres, des regles particulieres dont l’effet se faisoit sentir dans la melopée.

Que veux-je conclure de tout cela ? que l’ancienne musique étoit plus parfaite que la nôtre ? nullement. Je crois au contraire que la nôtre est sans comparaison plus savante & plus agréable ; mais je crois que celle des Grecs étoit plus expressive & plus énergique. La nôtre est plus conforme à la nature du chant : la leur approchoit plus de la déclamation ; ils ne cherchoient qu’à remuer l’ame, & nous ne voulons que plaire à l’oreille. En un mot, l’abus même que nous faisons de notre musique ne vient que de sa richesse ; & peut-être sans les bornes où l’imperfection de celle des Grecs la tenoit renfermée, n’auroit-elle pas produit tous les effets merveilleux qu’on nous en rapporte.

On a beaucoup souhaité de voir quelques fragmens de l’ancienne musique, le P. Kircher & M. Burette ont travaillé à satisfaire là-dessus la curiosité du public. On trouvera dans nos Pl. de Musique deux morceaux de musique grecque traduits sur nos notes par ces auteurs. Mais quelqu’un auroit-il l’injustice de vouloir juger de l’ancienne musique sur de tels échantillons ? Je les suppose fideles, je veux même que ceux qui en voudroient juger connoissent suffisamment le génie de la langue grecque ; qu’ils réfléchissent pourtant qu’un italien est juge incompétent d’un air françois, & qu’ils comparent les tems & les lieux. On a ajouté dans la même Planche, un air chinois tiré du pere du Halde ; & dans une autre Planche, un air persan tiré du chevalier Chardin ; & ailleurs, deux chansons des sauvages de l’Amérique, tirées du P. Mersenne. On trouvera dans tous ces morceaux une conformité de modulation avec notre musique, qui pourra faire admirer aux uns la bonté & l’universalité de nos regles, & peut-être rendre suspecte à d’autres la fidélité ou l’intelligence de ceux qui ont transmis ces airs.

La maniere dont les anciens notoient leur musique étoit établie sur un fondement très-simple, qui étoit les rapports des sons exprimés par des chiffres ou, ce qui est la même chose, par les lettres de leur alphabet. Mais au lieu de se prévaloir de cette idée pour se borner à un petit nombre de caracteres faciles à concevoir, ils se perdirent dans une multitude de signes différens, dont ils embrouillerent gratuitement leur musique. Boëce prit dans l’alphabet latin des caracteres correspondans à ceux des Grecs ; Grégoire le grand perfectionna sa méthode. En 1024 Guy d’Arezzo, bénédictin, introduisit l’usage des portées (voyez Portées), sur les lignes desquelles il marqua les notes en forme de points, désignant par leur position l’élévation ou l’abaissement de la voix. Kircher cependant prétend que cette invention étoit connue avant Guy : celui-ci inventa encore la gamme, & appliqua aux notes de l’échelle les noms tirés de l’hymne de saint Jean Baptiste, qu’elle conserve encore aujourd’hui. Enfin cet homme, né pour la Musique, inventa, dit-on, différens instrumens appellés polyplectra, tels que le clavecin, l’épinette, &c. Voyez Notes, Gamme.

Les signes de la Musique ont reçu leur derniere augmentation considérable en 1330, selon l’opinion commune. Jean Muria, ou de Muris, ou de Meurs, docteur de Paris, ou l’Anglois, selon Gesner, inventa alors les différentes figures des notes qui désignent la durée ou la quantité, & que nous appellons aujourd’hui rondes, blanches, noires, &c. Voyez Mesure, valeur des notes.

Lasus est, comme nous l’avons dit, le premier qui ait écrit sur la Musique ; mais son ouvrage est perdu, aussi bien que plusieurs autres livres des Grecs & des Romains sur la même matiere. Aristoxene, disciple d’Aristote, est le plus ancien écrivain qui nous reste sur cette science. Après lui vient Euclide, connu par ses élémens de Géométrie. Aristide Quintilien écrivoit après Ciceron : Alypius vint ensuite ; après lui Gaudentius le philosophe, Nicomaque le pythagoricien, & Bacchius.

Marc Meibomius nous a donné une belle édition de ces sept auteurs grecs, avec une traduction latine & des notes.

Plutarque a écrit un dialogue de la Musique. Ptolomée, célebre mathématicien, écrivit en grec les principes de l’harmonie, vers le tems de l’empereur Antonin le pieux. Cet auteur garde un milieu entre les Pythagoriciens & les Aristoxéniens. Long-tems après, Manuel Bryennius écrivit aussi sur le même sujet.

Parmi les Latins, Boëce a écrit du tems de Théodoric ; & vers les mêmes tems, un certain Cassiodore, Martian, & saint Augustin.

Parmi les modernes, nous avons Zarlin, Salinas, Nalgulio, Vincent Galilée, Doni, Kircher, Banchieri, Mersenne, Parran, Perrault, Wallis, Descartes, Holder, Mengoli, Malcolm, Burette, & enfin le célebre M. Rameau, dont les écrits ont ceci de singulier, qu’ils ont fait une grande fortune sans avoir été lûs de personne.

Nous avons encore plus récemment des principes d’acoustique d’un géometre, qui nous montrent jusqu’à quel point pourroit aller la Géométrie dans de bonnes mains, pour l’invention & la solution des plus difficiles théorèmes de la musique spéculative. (S)

Musique des Hébreux, (Critiq. sacrée.) les anciens hébreux aimoient la Musique, & avoient plusieurs instrumens de Musique. Ils s’en servoient dans les cérémonies de religion, dans les réjouissances publiques & particulieres, dans leurs festins & même dans leurs deuils. Laban se plaint que Jacob son gendre l’ait quitté brusquement, sans lui donner le loisir de le conduire au chant des cantiques & au son des tambours & des cythares. Moyse fit faire des trompettes d’argent pour en sonner dans les sacrifices solemnels, & dans les festins sacrés. David destina une grande partie des lévites à chanter & à jouer des instrumens dans le temple. Asoph, Iléman & Idithun étoient les chefs de la musique du tabernacle sous ce prince, & du temple sous Salomon. Le premier avoit quatre fils, le second quatorze, & le troisieme six. Ces vingt-quatre lévites étoient à la tête de vingt-quatre bandes de musiciens qui servoient tour-à-tour.

On ne peut douter que David ne sçût très-bien jouer de la harpe, car il dissipa par ce moyen la mélancholie de Saül ; cependant la musique des Hébreux & leurs instrumens de musique, nous sont entierement inconnus. Tout ce que l’on en peut conjecturer, c’est que ces instrumens se réduisoient à trois classes ; les instrumens à corde, les instrumens à vent & les différentes especes de tambours. Les premiers sont le nable, le psaltérion, le cimor, la symphonie ancienne, la sambuque. Il seroit difficile de donner la figure des diverses sortes de trompettes que l’on remarque dans l’Ecriture : le plus corru de ces instrumens est l’orgue ancien, nommé en hébreu huggals. Ils avoient plusieurs especes de tambours ; le tuph, le zazelim, le schalischrim & le mezilothaim, rendus dans la vulgate par tympana, cymbala, sistra & tintinnabula. (D. J.)

Musique, prix de, (Antiq. grecq.) récompense honorable introduite dans les jeux de la Grece, pour encourager & perfectionner l’étude de cet art. Athènes donnoit un prix de musique pendant les Bacchanales ; ce prix étoit un trépié, & les dix tribus le disputoient à l’envi. Chacune avoit son chœur des musiciens, son chorege, c’est-à-dire son intendant du chœur & son poëte. On gravoit sur le trépié le nom de la tribu victorieuse, celui de son poëte & celui de son chorege. Voici les termes d’une de ces inscrpitions, tirés de Plutarque. « La tribu Antiochide remporta le prix ; Aristi le chorege, fit les frais des jeux ; & le poëte Archistrate composa les comédies ».

Je ne dois pas oublier de remarquer que les jeux où l’on disputoit les prix de la musique, avoient leurs lois particulieres dont on ne pouvoit s’écarter impunément. Un musicien, par exemple, quelque fatigué qu’il fût, n’avoit pas la liberté de s’asseoir : il n’osoit essuyer la sueur de son visage qu’avec un bout de sa robe : il ne lui étoit pas permis de cracher à terre, &c. Tacite, ann. lib. XVI. nous représente l’empereur Néron soumis à ces lois sur le théâtre, & affectant une véritable crainte de les violer. Ingreditur theatrum, cunctis cytharæ legibus obtemperans, ne fessus resideret, ne sudorem nisi câ quam indutui gerebat veste detergeret, ut nulla oris aut narium excremenca viderentur ; postremo flexus genu, & coetum illum manu veneratus, sententias judicum opperebiatur, ficto pavore. (D. J.)

Musique, effets de la, (Méd. Diete, Gymnast. Thérapeut.) l’action de la Musique sur les hommes est si forte, & sur-tout si sensible, qu’il paroît absolument superflu d’entasser des preuves pour en constater la possibilité. L’expérience journaliere la démontre à ceux qui peuvent sentir ; & quant à ces personnes mal organisées qui, plongées en conséquence dans une insensibilité maladive, sont malheureusement dans le cas d’exiger ces preuves, elles n’en seroient à coup-sûr nullement convaincues. Que peuvent, en effet, les raisons les plus justes, ou le sentiment ne fait aucune impression ? Qu’on transporte l’homme le plus incrédule, par conséquent le moins connoisseur, mais possedant une dose ordinaire de sensibilité, dans ces palais enchantés, dans ces académies de musique, où l’on voit l’art se disputer & se montrer supérieur à la nature ; qu’il y écoute les déclamations harmonieuses de cette actrice inimitable, soutenue par l’accompagnement exact & proportionné de ces instrumens si parfaits, pourra-t-il s’empêcher de partager les sentimens, les passions, les situations exprimées avec tant d’ame & de vérité & pour me servir des paroles énergiques d’un écrivain du siecle passé, son ame dépourvue de toute idée étrangere, perdant tout autre sentiment, ne volera-t-elle pas toute entiere sur ses oreilles ? son ame seule ne sera pas émue, son corps recevra des impressions aussi vives, un frémissement machinal involontaire s’emparera de lui, ses cheveux se dresseront doucement sur sa tête, & il éprouvera malgré lui une secrette horreur, une espece de resserrement dans la peau ; pourra-t-il ne pas croire, quand il sentira si vivement ?

Parcourons les histoires anciennes & modernes, ouvrons les fastes de la Médecine, nous verrons partout les effets surprenans opérés par la Musique. L’antiquité la plus reculée nous offre des faits prodigieux ; mais ils sont ou déguisés ou grossis par les fables que les Poëtes y ont mélées, ou enveloppés dans les mystères obscurs de la Magie, sous les apparences de laquelle les anciens charlatans cachoient les véritables effets de la Musique, pour séduire plus surement les peuples, en donnant un air de mystère & de divin aux faits les plus naturels, produits des causes ordinaires : expédient qui a souvent été renouvellé, presque toûjours accrédité par l’ignorance, & demasqué par les Philosophes ; mais jamais épuisé. « Il y a lieu de présumer, dit fort judicieusement le savant médecin Boerhaave, que tous les prodiges qui sont racontés des enchantemens, & des vers dans la guérison des maladies, doivent être rapportés à la Musique, (lib. impet. faciens, pag. 362. n°. 412.) partie dans laquelle excelloient les anciens médecins ». Pyndare nous apprend qu’Esculape, ce héros fameux pour la guérison de toutes sortes de maladies, ηρωα παντοδαπαν αλκτῆρα νούσον, en traitoit quelques unes par des chansons molles, agréables, voluptueuses, ou suivant quelques interpretes, par de doux enchantemens, ce qui dans le cas présent reviendroit au même :

Τοὺς μεν (νουσους) μαλακαῖς,
Επαοιδαις ἀµφέπων.

Pynd. Python. Ode III.


Il est plus que vraissemblable qu’Esculape avoit appris la Musique, ou d’Apollon son pere, ou du centaure Chiron son précepteur, tous les deux aussi célebres dans la Musique que dans l’art de guérir. Le pouvoir de la Musique sur les corps les plus insensibles, nous est très-bien dépeint dans l’histoire d’Orphée, chantée par tous les Poëtes, qui par le son mélodieux de sa voix attiroit les arbres, les rochers ; bâtissoit des villes ; pénétroit jusqu’aux enfers, fléchissoit les juges rigoureux de ce sejour ; suspendoit les tourmens des malheureux ; franchissoit les barrieres de la mort, & transgressoit les artêts irrévocables des destins : ces fables, ces allégories, fruits de l’imagination vive des poëtes, sont les couleurs dont ils ont voulu peindre la vérité & nous la transmettre ; les interpretes y reconnoissoient tous la force de la Musique, & dom Calmet ne voit dans cette descente d’Orphée aux enfers pour en retirer sa chere Eurydice, &c. que la guérison de la blessure qu’un serpent lui avoit fait, accident comme on le verra plus bas, où la Musique est extrémement efficace. Quelques philosophes n’ont pas laissé d’adopter tout le fabuleux de cette histoire, & de prendre l’allégorie pour la réalité ; ils n’ont pas cru la Musique incapable de produire des merveilles aussi grandes, & Fabius Paulinus prétend qu’Orphée a pu les opérer par sept moyens principaux. Mais en nous éloignant de ces tems obscurs & fabuleux, que nous ne connoissons presque que par les récits des poëtes, nous pouvons consulter des histoires véridiques, nous y verrons des faits à-peu-près semblables qui constatent l’action de la Musique : 1° sur les corps bruts : 2° sur les animaux : 3° sur l’homme consideré dans ses rapports avec la Morale ou la Médecine. Parmi le grand nombre d’observations qui se présentent, nous choisirons celles qui sont les mieux constatées, appuyées sur des témoignages authentiques ; nous en avons assez de cette espece pour pouvoir négliger celles qui pourroient fournir le moindre sujet de doute : nous serons même obligés d’en passer beaucoup sous silence, pour satisfaire à la briéveté qu’exigent le tems & l’ordre prescrit dans ce Dictionnaire. Le lecteur curieux pourra consulter le traité de Plutarque sur la Musique, les excellens ouvrages des peres Kircher & Mersenne, l’histoire de la Musique par M. Bourdelot ; nous le renvoyons sur-tout à une these soutenue & composée aux écoles de Médecine de Montpellier, par M. Royer, Testamen. de vi soni & musicæ in corpus humanum, autor. Joseph. Ludov. Royer, dont nous avons tiré beaucoup de lumieres. Nous pouvons l’assurer, que cette these renferme, outre une abondante collection des faits curieux & intéressans sur l’action de la Musique, un traité physique très-bien raisonné sur le son & la Musique, qui a été particulierement approuvé & admiré des connoisseurs. Qu’il est gracieux de pouvoir payer un foible, mais légitime tribut à l’amitié, en rendant un juste hommage à l’exacte vérité !

1° L’action du son & de la Musique sur l’air, n’a pas besoin de preuves ; il est assez démontré quel est le principal milieu par lequel ils se communiquent. Le mouvement excité dans l’air par le son, est tel qu’il pourroit parcourir 1038 piés dans une seconde, s’il étoit direct ; il surpasse ainsi la vitesse du vent le plus furieux qui, selon le calcul de M. Derrham qui a porté cette force le plus loin, ne parcourt dans le même tems que 66 piés : mais comme son action n’est pas continue, & qu’il n’agit que par des vibrations successives, il ébranle plûtôt qu’il ne renverse. Un second effet de la Musique considerée comme son, sur l’air, est de le rarefier ; cet effet s’est manifesté dans des grandes fêtes, lorsque les peuples poussoient de fortes acclamations, on a vu tomber les oiseaux qui traversoient alors l’air. On s’est servi anciennement de cette observation pour attraper les pigeons que deux villes assiégées, dont on avoit coupé la communication par terre, s’envoyoient pour s’instruire de leur état mutuel. On voit de même tous les jours les nuages dissipés, & le tonnerre détourné des églises & des camps, par le son des cloches & le bruit du canon : ces mêmes précautions deviennent funestes si on les prend trop tard, lorsque les nuages ne sont plus hors de la sphere du son. Voyez Son. L’air porte aux corps environnans l’impression de la Musique, & fait dans les églises ou salles de concert, osciller en mesure la flamme des bougies, la fumée & les petits corps qu’on voit s’élever de terre dans la direction des rayons du soleil. Si on met dans une petite distance deux violons montés à l’unisson, & qu’on joue de l’un, l’autre tendra le même son ; si on remplit plusieurs verres semblables en capacité, & faits à l’unisson, d’eau ou de liqueurs différentes, & qu’on racle avec les doigts le bord d’un seul, la liqueur trémoussera dans tous les autres ; & dans cette expérience que Kircher a le premier tentée, on remarque que les liqueurs hétérogenes sautillent d’autant plus dans ces verres, qu’elles sont plus subtiles ; de façon que l’esprit-de-vin seroit beaucoup ému, le vin beaucoup moins, l’eau très-peu, &c. Cette expérience appliquée au corps humain, peut donner la solution de plusieurs problèmes. On voit aussi, quand on chante ou qu’on joue de quelqu’instrument près de l’eau, une crispation très-marquée sur la surface : on remarque la même chose sur le vif-argent. Le P. Kircher dit avoir vu un rocher que le son d’un tuyau d’orgue mettoit en mouvement. Le pere Mersenne assure qu’à Paris il y avoit dans une église des religieux de S. François, une orgue dont le son ébranloit le pavé de l’église. M. Bourdelot raconte qu’un musicien s’étant mis à chanter dans un cabaret, tous les verres & les pots résonnerent à l’instant, furent agités & sur le point de se casser. Il y a plusieurs exemples de musiciens qui ont mis en pieces, par le chant ou par le son de quelque instrument, des vitres, des glaces, &c. Voyez la these citée, partie II. ch. ijpag. 69. Il y a une expérience très-connue à ce sujet, d’un gobelet de verre qu’on suspend avec un fil, & qui s’en va en éclats par le ton unisson de la voix humaine. Le P. Mersenne, S. Augustin & quelques autres peres de l’Eglise, pensent que la chute des murs de Jéricho est un fait tout naturel, dû au son des instrumens dont Gédeon avoit fait munir, par ordre de Dieu, les Israélites.

2° Les effets de la Musique sont encore plus fréquens & plus sensibles dans les animaux : voyez avec quelle attention, avec quel plaisir le canari écoute les airs de sérinette qu’on lui joue : il approche la tête des barreaux de sa cage, reste immobile & muet dans cette situation jusqu’à ce que l’air soit fini ; après cela il témoigne son contentement en battant des ailes ; il tâche de répeter la chanson & de s’accorder ensuite avec son martre. Le P. Kircher parle d’un petit animal qui, pendant la nuit, fait entendre distinctement les sept tons de musique, ut, ré, mi, fa, &c. en montant & en descendant ; on l’appelle communément haut ou animal de la paresse, parce qu’il est deux jours pour monter au sommet des arbres où il va se percher : Linnæus lui a donné le nom expressif de bradypus. Il y a des auteurs qui prétendent que tous les animaux ont de l’attrait pour la Musique ; l’analogie, le rapport d’organisation avec l’homme, favorisent cette opinion ; ils pensent aussi que chaque animal a une espece de prédilection pour certains sons, & qu’en le choisissant avec habileté, on viendroit à-bout de les apprivoiser tous. Cette idée est fondée sur ce que l’on a observé que les Chasseurs attiroient adroitement les cerfs en chantant, les biches au son de la flûte ; que l’on calmoit avec le chalumeau la férocité des ours ; celle des éléphans par la voix humaine. Il est certain aussi que tous les oiseaux sont attirés dans les piéges par des apeaux appropriés : c’est une des ruses les plus ordinaires & les plus efficaces de ceux qui chassent au filet. On se sert aussi quelquefois & dans certains pays de la musique pour la pêche, qu’on rend par ce moyen beaucoup plus heureuse.

L’histoire du dauphin qui porta Arion, ce célebre joueur de flûte, est une allégorie sous laquelle on a voulu représenter l’amour de ces poissons pour la Musique, connu dans d’autres occasions. Il y a des animaux qui témoignent par leurs mouvemens, cadences, & leurs sauts en mesure, l’impression & le plaisir qu’ils éprouvent par la Musique. Aldrovande assure avoir vû un âne qui dansoit fort bien au son des instrumens. M. Bourdelot rapporte la même chose de plusieurs rats qu’un homme avoit apportés à la foire Saint Germain, il dit qu’il y en avoit huit entr’autres qui formoient sur la corde une danse très composée qu’ils exécutoient parfaitement bien. Olaus Magnus & Paulus Diaconus racontent que les troupeaux mangent plus long-tems & avec plus d’avidité au son du flageolet, ce qui a fait dire aux Arabes que la Musique les engraissoit ; & c’est peut être de cette observation qu’a pris naissance l’usage ordinaire des bergers de jouer de cet instrument. Les chameaux, au rapport de Thevenot & autres qui ont voyagé dans l’orient, supportent sans peine les plus pesans fardeaux, & marchent avec la même aisance que s’ils n’étoient point chargés lorsqu’on joue des instrumens. Dès qu’on cesse, leur force diminue, leur pas se rallentit, & ils sont obligés de s’arrêter. Peut-être pend-on, pour la même raison, une grande quantité de clochettes au col des mulets qui font de longues routes avec des pesans fardeaux. On a aussi observé des animaux qui démontroient le pouvoir de la musique par une aversion, une espece d’antipathie qu’ils avoient pour elle ou pour certains sons ; Baglivi fait mention d’un chien qui poussoit des hurlemens, gémissoit, devenoit triste toutes les fois qu’il entendoit le son d’une guittare ou de tout autre instrument. Ces exemples ne sont pas rares : le fait que raconte Mead, & qu’il tient d’un témoin oculaire, irréprochable, est plus singulier : un musicien s’étant apperçu qu’un chien étoit si fort affecté d’un certain ton, que, toutes les fois qu’il le jouoit, cet animal s’inquiétoit, crioit, témoignoit un mal-aise par des hurlemens ; il essaya un jour, pour s’amuser & pour voir ce qui en résulteroit, de répéter souvent ce son & de s’y arrêter long-tems ; le chien, après avoir été furieusement agité, tomba dans les convulsions & mourut.

3°. C’est principalement sur les hommes plus susceptibles des différentes impressions, & plus capables de sentir le plaisir qu’excite la Musique, qu’elle opere de plus grands prodiges, soit en faisant naître & animant les passions, soit en produisant sur le corps des changemens analogues à ceux qu’elle opere sur les corps bruts. La musique des anciens plus simple, plus imitative, étoit aussi plus pathétique & plus efficace ; ils s’attachoient plus à remuer le cœur, à émouvoir les passions, qu’à satisfaire l’esprit & inspirer du plaisir ; leurs histoires sont aussi plus remplies de faits avantageux à la Musique que les nôtres, & qui prouvent en même tems que cette simplicité n’est peut-être rien moins qu’une suite de l’imperfection prétendue de leurs instrumens, & du peu de connoissance qu’on leur a attribué des principes de l’harmonie. Ils avoient distingué deux airs principaux, dont l’un, appellé phrygien, avoit le pouvoir d’exciter la fureur, la colere, d’animer le courage, &c. l’autre, connu sous le nom d’air dorique (modus doricus), inspiroit les passions opposées, & ramenoit à un état plus tranquille les esprits agités. Galien rapporte qu’un musicien ayant, avec l’air phrygien, mis en fureur des jeunes gens ivres, changea de son à sa priere, joua le dorique, & dans l’instant ils reprirent leur tranquillité. Pythagore, au rapport de Quintilien, voyant un jeune homme furieux, prêt à mettre le feu à la maison de sa maîtresse infidelle, pria un musicien de changer la mesure des vers & de chanter un spondés, aussi-tôt la gravité de cette musique calma les agitations de cet amant méprisé. Plutarque raconte qu’un nommé Terpanter, musicien, appellé par un oracle de l’île de Lesbos à Lacédémone, y calma par la douceur de sa voix une violente sédition. Il y a beaucoup d’exemples de personnes qui ont été portées par la Musique à des violens accès de fureur, au point de se jetter sur les assistans ; on raconte ce fait d’Alexandre, du roi Ericus surnommé le Bon, d’un doge de Venise, &c. Voyez la these citée part. II. cap. iv. pag. 100. & seq. Les instrumens de Musique, flûtes, trompettes, tambours, timbales, ou autres semblables, ont toujours été en usage dans les armées ; on y faisoit même autrefois entrer des chœurs de musiciens qui chantoient des hymnes à l’honneur de Maris, de Castor & de Pollux, &c. Cette musique servoit non-seulement à inspirer de la fermeté, du courage, de l’ardeur aux guerriers, mais on en retiroit encore le précieux avantage de prévenir le desordre & la contusion ; on s’en sert encore aujourd’hui pour faire marcher le soldat en mesure, pour augmenter ou diminuer sa vîtesse, & pour diriger toutes les évolutions militaires, on pourroit ajouter aussi, pour diminuer les fatigues d’une marche pénible. Cet effet quoique peu senti est très-réel ; nous pourrions rappeller ici l’exemple des chameaux dont nous avons parlé ci-dessus : mais ne voyons-nous pas tous les jours arriver la même chose dans nos bals ? telle personne qui ne danseroit pas une heure sans être d’une lassitude extrème, s’il n’y avoit ni voix ni instrumens, qui, animée & soutenue par une bonne symphonie, passera la nuit entiere à danser sans s’appercevoir qu’elle se fatigue, & même sans l’être. Un vieillard, mordu par une tarentule, à qui l’on joue un air approprié, se leve & danse des heures entieres avec la même facilité qu’un jeune homme de quinze ans ; en même tems qu’on voit dans ce cas les effets bien marqués de la Musique, on peut appercevoir l’origine & les raisons de son introduction dans la danse. De même la vertu qu’elle a de calmer les fureurs, d’appaiser la colere, de prévenir & d’arrêter les emportemens qu’entraîne l’ivresse, a peut-être donné lieu aux chansons qui se chantent pendant le dessert, qui est la partie du repas où l’on mange le moins & où l’on boit davantage, & sur-tout de vins différens. Il n’y a point d’usage, quelque ridicule qu’il paroisse, qui n’ait été fondé sur quelque raison plus ou moins apparente d’utilité ; il n’y a point de passions que les anciens ne crussent pouvoir exciter par leur musique, ils la regardoient sur-tout, comme l’a remarqué M. Rollin, comme très-propre « à adoucir les mœurs, & même humaniser ses peuples naturellement sauvages & barbares ». Polybe, dit M. Rollin, historien grave & sérieux, qui certainement mérite quelque créance, « attribue la différence extrème qui se trouvoit entre deux peuples de l’Arcadie ; les uns infiniment aimés & estimés par la douceur de leurs mœurs, par leur inclination bienfaisante, par leur humanité envers les étrangers & leur piété envers les dieux ; les autres, au contraire ; généralement décriés & haïs à cause de leur férocité & de leur irréligion : Polybe, dis-je, attribue cette différence à l’étude de la Musique, cultivée avec soin par les uns, & absolument négligée par les autres ». Rollin, Hist. anc. tom. IV. pag. 538. Enfin, cette même Musique qu’on a rendu aujourd’hui si douce, si voluptueuse, si attendrissante, & qui paroît n’être faite que pour captiver les cœurs, pour inspirer l’amour, étoit si bien variée par les anciens, qu’ils s’en servoient comme d’un préservatif contre les traits de l’amour, & comme d’un remede assuré pour la continence : les maris absens, au lieu de ces affreuses ceintures si fort à la mode & peut-être si nécessaires dans certains pays, laissoient à leurs femmes des musiciens qui leur jouoient des airs, capables de modérer les désirs qu’elles n’auroient pû satisfaire qu’aux dépens de leur honneur ; & on assure qu’Egiste ne put vaincre les refus de Clytemnestre, qu’après avoir fait mourir Démodocus, musicien, qu’Agamemnon avoit placé auprès de son épouse pour lui jouer la chasteté ; Phémius, frere de ce musicien, eut le même emploi auprès de Pénélope, dont il s’acquitta avec plus de bonheur, dit-on, & de succès. Il ne dut sans doute son salut qu’à l’ignorance où étoient les amans de Pénélope sur la part qu’il avoit à la fidélité qu’elle gardoit à son mari. Il n’y a pas apparence que nos jaloux modernes aient recours à de pareils expédiens.

L’application de la Musique à la Médecine est extrèmement ancienne, perdue dans ces tems obscurs & fabuleux que l’histoire n’a pas pû pénétrer. La musique faisoit, comme nous l’avons remarqué, partie de la médecine magique, astrologique, qui étoit en vogue dans ces tems reculés qu’on n’a jamais bien connus, & qu’on a conséquemment appellés siecles de barbarie & d’ignorance.

Pythagore est le premier qui ait, au rapport de Calius Aurelianus, employé ouvertement la musique pour guérir les maladies. Il fit ses expériences dans cette partie de l’Italie qu’on appelloit autrefois la grande Grèce, & qui est aujourd’hui la Calabre ; Diémerbroek, qui donne quelques observations de pestes guéries par la Musique, assure que ce remede admirable étoit connu par les anciens, & employé dans le même cas avec beaucoup de succès. Theophraste vante beaucoup la Musique, & sur-tout l’air phrygien, pour guérir ou soulager les douleurs de sciatique ; beaucoup d’auteurs après lui ont constaté par leurs propres expériences l’efficacité de ce secours, ils prétendent que le son de la flûte, & particulierement les airs phrygiens, sont les plus appropriés. Calius Aurelianus dit avoir observé, que lorsqu’on chantoit sur les parties douloureuses, elles sautilloient en palpitant, & se rallentissoient ensuite à mesure que les douleurs se dissipoient : loca dolentia decantasse (ait) quæ cum saltum sumerent palpitando, discusso dolore mitescerent ; lib. V. cap. j. L’usage & les bons effets de la Musique dans la goutte sont aussi connus depuis très-long-tems ; Bonnet dit lui-même avoir vû plusieurs personnes qui s’en étoient très-bien trouvés. On employoit encore la musique du tems de Galien dans la morsure des viperes, du scorpion de la Pouille, & il la recommande lui-même dans ces accidens ; Desault, médecin de Bordeaux, assure s’en être servi avec succès dans la morsure des chiens enragés ; & elle est enfin devenue le remede spécifique contre la morsure de la tarentule, où il faut remarquer qu’elle agit ici principalement en excitant le malade à la danse, & elle est inefficace si elle ne produit pas cet effet. Il y a une foule d’auteurs qui ont écrit sur ce sujet ; Baglivi a donné un traité particulier qui mérite d’être consulté. Cet auteur remarque qu’il faut, pour réveiller & animer ces malades, choisir un air vif, gai, & qui leur plaise beaucoup. Asclépiade prétendoit que rien n’étoit plus propre que la musique pour rétablir la santé des phrénétiques, & de ceux qui avoient quelque maladie d’esprit. Cette prétention est une vérité constatée par un grand nombre d’observations. Deux phrénétiques, dont il est fait mention dans l’Histoire de l’académie royale des Sciences, ann. 1707, pag. 7, & 1708, pag. 22, furent parfaitement guéris par des concerts ou des chansons qu’ils avoient demandé avec beaucoup d’empressement ; & ce qu’il y avoit de remarquable, c’est que les symptomes appaisés par la symphonie redoubloient lorsqu’on la discontinuoit. M. Bourdelot raconte qu’un médecin de ses amis guérit une femme, devenue folle par l’inconstance d’un amoureux, en introduisant secrétement dans sa chambre des musiciens, qui lui jouoient trois fois par jour des airs bien appropriés à son état (Hist. de la Mus. chap. iij. pag. 48.) : il parle au même endroit d’un organiste qui, étant dans un délire violent, fut calmé en peu de tems par un concert que quelques amis exécuterent chez lui : le même auteur rapporte qu’un prince fut tiré d’une affreuse mélancolie par le moyen de la musique ; les accès de mélancolie ou de manie dont Saül étoit tourmenté, ne pouvoient, selon les livres sacrés, être calmés que par la harpe de David ; lib. I. Regum, cap. xvj. V. 23. Willhiam Albrecht dit avoir guéri lui-même par la musique un malade mélancolique, qui avoit éprouvé inutilement toute forte de remedes ; il lui fit chanter, pendant un des violens acces, une petite chanson qui réveilla le malade, lui fit plaisir, l’excita à rire, & dissipa pour toûjours le paroxysme ; de effectu Music. §. 314. Arétée conseille beaucoup la musique dans une espece de mélancolie, qui est telle qu’on voit, dit-il, ceux qui en sont atteints se déchirer le corps, ou se faire des incisions dans les chairs, poussés par une pieuse santaisie, comme s’ils se rendoient par ce moyen plus agréables aux dieux qu’ils servent, & que ces dieux exigeassent cela d’eux. Cette esptce de fureur ne les tient que par rapport à cette opinion, ou à ce sentiment de religion. Ils sont d’ailleurs bien sensès. On les réveille, ou on les fait revenir à eux par le son de la flûte, & par d’autres divertissemens, &c. Les Américains se servent de la musique dans presque toutes les maladies pour ranimer le courage & les forces du malade, & dissiper la crainte & l’affaissement qui la suit, souvent plus funestes que la maladie même. On raconte que la reine Elisabeth étant au lit de la mort fit venir des musiciens, pour se distraire de la pensée affreuse de la mort, & pour éloigner les horreurs que ne peut manquer d’entraîner la cessation de la vie & la dissolution de la machine, de quel œil qu’on envisage ce changement terrible. On voit un exemple de passion hystérique jointe avec délire, perte presque totale de sentiment, entierement guérie par le son harmonieux du violon, dans une espece de relation que M. Pomme, médecin d’Arles, a donné de la maladie de Mademoiselle de ***. Chrysippe assure que le son de la flûte (καταυλεσις) est un très-bon remede dans l’épilepsie & la sciatique. Enfin, M. Desault prétend que la musique est très-utile dans la phthisie ; dissert. sur la phthisie. On voit par cette énumération, quoiqu’incomplette, qu’il est peu de maladies où l’on n’ait employé, & avec succès, la musique. Jean-Baptiste Porta, médecin fameux, conçut la bisarre idée d’en faire une panacée, un remede universel. Il imagina donc & prétendit qu’on pourroit guérir toutes les maladies par la musique instrumentale, si l’on faisoit les flûtes, ou autres instrumens destinés à la musique iatrique, avec le bois des plantes médicinales, de façon qu’on choisît pour chaque maladie le son d’une flûte, faite avec la plante dont l’usage intérieur étoit conseillé & réputé efficace dans cette même maladie : ainsi il vouloit qu’on traitât ceux qu’il appelle lymphatiques avec une flûte de thyrse ; les fous maniaques, mélancoliques, avec une d’hellébore ; & qu’on se servît d’une flûte, faite avec la roquette ou le satyrium, pour les impuissans & les hommes froids qui ne sont pas suffisamment excités par les aiguillons naturels, &c. &c. Il est peu nécessaire de remarquer combien ces prétentions sont peu fondées, vaines & chimériques.

L’examen réfléchi des observations que nous avons rapportées, peut répandre quelque jour sur la maniere d’agir de la Musique sur l’homme : nous allons exposer sur ce sujet quelques considérations qui serviront à confirmer ou à restraindre son usage médicinal, qui rondront les faits déja rapportés moins extraordinaires & plus croyables ; le vrai en deviendra plus vraissemblable.

On peut dans les effets de la Musique distinguer deux façons principales d’agir ; une purement méchanique, dépendante de la propriété qu’a la Musique, comme le son de se propager, de mettre en mouvement l’air & les corps environnans, sur-tout lorsqu’ils sont à l’unisson ; l’autre maniere d’agir rigoureusement réductible à la premiere, est plus particulierement liée à la sensibilité de la machine humaine, elle est une suite de l’impression agréable que fait en nous le plaisir qu’excite le son modifié, ou la Musique.

1o. A ne considérer le corps humain que comme un assemblage de fibres plus ou moins tendues, & de liqueurs de différente nature, abstraction faite de leur sensibilité, de leur vie & de leur mouvement, on concevra sans peine que la Musique doit faire le même effet sur les fibres qu’elle fait sur les cordes des instrumens voisins ; que toutes les fibres du corps humain seront mises en mouvement ; que celles qui sont plus tendues, plus fines & plus déliées en seront plutôt émûes, & que celles qui sont à l’unisson le conserveront plus long-tems ; que toutes les humeurs seront agitées, & que leur trémoussement sera en raison de leur subtilité, comme il arrive à des liqueurs hétérogenes contenues dans différens verres (voyez l’expérience rapportée plus haut.) ; de façon que le fluide nerveux, s’il existe, sera beaucoup animé, la lymphe moins, & les autres humeurs dans la proportion de leur ténuité : il n’est pas nécessaire au reste, pour mettre en mouvement les fibres qu’on joue d’un instrument accordé ; le son provenant d’un instrument à vent, d’une flûte, &c. peut produire le même effet, suivant l’observation du P. Kircher. Ce fameux musicien dit avoir dans son cabinet un policorde, dont une corde raisonnoit très-distinctement toutes les fois qu’on sonnoit une cloche d’une église voisine. Musurg. lib. IX. cap. vij. Il assure aussi que le son d’une orgue faisoit raisonner les cordes d’une lyre placée à côté de l’église. Cet effet de la Musique peut expliquer la guérison de la goutte, de la sciatique, de la passion hystérique & autres maladies nerveuses, operée par ce moyen. Il est bien différent de l’impression que fait le son sur les nerfs de l’oreille, d’où elle se communique à toutes les parties du corps, puisque les sourds éprouvent par tout leur corps une agitation singuliere, quoiqu’ils n’entendent pas le moindre son ; tel est celui dont parle M. Boerhaave, qui avoit un tremblement presque général toutes les fois qu’on jouoit à ses côtés de quelque instrument. L’on pourroit citer aussi ces danseuses qui, quoique sourdes, suivent dans leurs pas & leurs mouvemens la mesure avec une extrème régularité. La Musique considérée comme un simple son ou du bruit, agit principalement sur les ramifications du nerf acoustique ; mais par les attaches, les communications de ces nerfs avec ceux de toute la machine, ou enfin par une sympathie encore peu déterminée, cette action se manifeste dans différentes parties du corps, & plus particulierement dans l’estomac. Bien des personnes, lorsqu’on tire des coups de canon, sentent un malaise, une espece de resserrement à l’estomac ; &, outre les surdités occasionnées par un grand bruit inopiné, on a vu la même cause produire des vertiges, des convulsions, des accidens d’épilepsie, irriter les blessures ; & les chirurgiens observent tous les jours, à l’armée, combien les plaies empirent & prennent une mauvaise tournure pendant qu’on donne quelque bataille dans le voisinage, & qu’on entend les coups répétés du canon. Il y a une observation rapportée dans l’histoire de l’académie royale des sciences, année 1752. pag 73. d’une fille qui étoit attaquée de violens accès de passion hystérique ; après avoir épuisé inutilement tous les remedes, un garçon apothicaire tira à côté de son lit un coup de pistolet, qui fit dans la machine une révolution si grande & si heureuse, que le paroxisme fut presque à l’instant dissipé & ne revint plus.

Si l’on regarde à présent la machine humaine comme douée d’une sensibilité exquise, quelle activité la Musique n’empruntera-t-elle pas de-là ? ne concevra-t-on pas facilement que ses effets doivent augmenter aussi, si l’on fait encore attention que l’air y est continuellement avalé, inspiré, absorbé, qu’il est contenu dans toutes nos humeurs, qu’il est ramassé sous forme & avec les propriétés de l’air dans l’estomac, les boyaux, & même dans la poitrine, entre les côtes & les poumons, ou il prend le nom d’air interthorachique : ne verra-t-on pas dans les efforts que fait l’air intérieur, pour se mettre en équilibre avec l’air extérieur, & pour partager ses impressions, une nouvelle raison des effets de la Musique ? Voyez encore a l’article Air, action de l’, combien le corps se ressent des changemens d’un fluide qui lui devient si propre, & qui est si intimément lié à sa nature : ajoutez à cela, s’il est permis de mèler l’hypothèse aux faits démontrés, que le fluide nerveux passe pour être d’une nature fort analogue à celle de l’air ; tous ces effets peuvent concourir à faire naître dans le corps cette sensation agréable qui constitue le plaisir, effet de la Musique.

2o. Il n’est pas nécessaire d’être connoisseur pour goûter du plaisir lorsqu’on entend de la bonne musique, il suffit d’être sensible ; la connoissance & l’amour, ou le goût qui la suivent de près, peuvent augmenter ce plaisir ; mais ne le font pas tout : dans bien des cas au contraire ils le diminuent : l’art nuit à la nature ; la Musique est un assemblage, un enchaînement, une suite de tons plus ou moins différens ; non pas jettés au hasard & suivant le caprice d’un compositeur, mais combinés suivant des regles constantes, unies & variées suivant les principes démontrés de l’harmonie, dont tout homme bien organisé porte en naissant une espece de regle ; ils sont sûrement relatifs à l’organisation de notre machine, & dépendent ou de la disposition & d’un certain mouvement détermine des fibres de l’oreille, ou d’un amour naturel que nous avons pour un arrangement méthodique. Voyez Musique, Harmonie, &c. Mais il faut d’abord une certaine proportion entre les tons & l’oreille ; il y a une basse au-dessous de laquelle les tons ne sauroient affecter agréablement, ou même être entendus, & une octave qu’ils ne peuvent dépasser, sans exciter dans l’oreille une fâcheuse sensation. 3o. L’union des tons intermédiaires renfermés entre ces deux extrèmes, doit être telle qu’on puisse appercevoir facilement le rapport qu’ils ont entr’eux : le plaisir naît de la consonnance, & il est particulierement fondé sur la facilité que l’oreille a à la saisir. 4o. Les mesures doivent être bien décidées & distinctes ; on ne peut goûter la Musique que lorsqu’on les apperçoit bien, qu’on les suit machinalement ; le corps y obéit & s’y conforme par des mouvemens du pié, des mains, de la tête, & faits sans attention & sans la participation de la volonté, & comme arrachés par la force de la Musique. Il y a des personnes mal organisées qui ne savent distinguer ni ton ni mesure, ils n’entendent qu’un ton fondamental ; la Musique n’est pour elles qu’un bruit confus, ennuyeux, & souvent incommode, elles ne sauroient y goûter le moindre plaisir ; il y en a d’autres qui sont ou naturellement, ou par défaut d’habitude & de connoissance, dans le cas de ceux qu’on dit avoir l’oreille dure : peu affectés de ces morceaux délicats où la mesure est enveloppée, où il faut presque la deviner, & être accoutumés à la sentir, ils ne sont sensibles qu’à des mesures bien marquées, à des airs bien décidés : semblables à ces personnes qui en examinant des tableaux, veulent sur toute chose que le portrait ressorte bien ; ils seront souvent aussi satisfaits d’un portrait bien ressemblant fait avec le pastel, que d’un tableau exécuté avec les couleurs les plus vives, animé d’un coloris brillant, & où il arrive que l’éclat souvent dérobe la figure : il faut à ces gens-là des airs vifs, gais, animés, qui remuent fortement des ressorts que la nature, l’usage & l’habitude n’ont pas faits assez subtils ; des mesures à deux & à trois tems leur plaisent beaucoup, (en général des mesures à cinq tems ne font pas plaisir) ; des tons aigus les affectent beaucoup plus que les graves, quoique ceux-ci soient les vrais tons harmoniques, le fondement de l’harmonie : la consonnance des tons aigus paroît plus agréable, parce que la co-incidence des vibrations étant plus fréquente, l’ame en est plus souvent frappée, & en juge plus facilement. Par la même raison, un violon excellent leur plaira moins qu’une vielle qui marque très-distinctement les cadences ; & on préférera avec raison un menétrier subalterne pour danser, à une flûte mélodieuse ; il y a enfin des connoisseurs & amateurs en même-tems qu’une musique ordinaire n’affecte pas, qui même souffrent impatiemment d’entendre un instrument médiocre ; mais aussi quelle sensation n’éprouvent-ils pas lorsqu’ils entendent des morceaux fins, délicats, recherchés, joués par un violon supérieur, ou chantés par une belle voix ! Le goût aide infiniment aux effets de la Musique ; mais qu’on ne le porte pas, ni la connoissance, à un trop haut point ; d’amateur passionné, on deviendroit à-coup sûr un critique effréné ; on auroit toujours quelque chose à reprendre dans la meilleure musique ; on trouveroit défectueuses les voix les plus justes : il ne seroit pas possible dans cette situation de goûter le moindre plaisir ; trop de sensibilité rend enfin insensible. Un goût particulier pour une musique, pour un instrument préférablement à tout autre, fruit du préjugé, de l’habitude, de la connoissance, ou d’une disposition particuliere, aide beaucoup à l’action de la Musique. Je connois un abbé, musicien, & qui joue fort joliment de la vielle, instrument qu’il aime avec passion : étant allé entendre jouer de la guittare au celebre Rodrigue, il fut tellement affecté, le plaisir qu’il ressentit fut si vif, & fit une telle impression sur lui, qu’il fut obligé de sortir, ne pouvant plus respirer, & il resta pendant trois jours avec une respiration si gênée, que chaque inspiration étoit un profond soupir ; il m’a assuré qu’il seroit mort, s’il étoit resté plus long-tems, & s’il n’avoit évité de l’entendre jouer dans la suite. Au plaisir qu’excite la Musique on peut joindre son effet sur les passions, partie dans laquelle la musique moderne est fort inférieure à l’ancienne, sans doute par la simple inattention de nos musiciens. On distingue aujourd’hui deux especes de tons dont les uns sont appellés majeurs & les autres mineurs. Voyez Majeurs, Mineurs & Musique. Le P. Kircher a observé que ces tons avoient des propriétés très-différentes, & qu’ils étoient destinés à exciter chacun des passions particulieres ; ainsi le premier des majeurs est rempli de majesté propre à inspirer la piété & l’amour de Dieu ; le second est, lorsqu’il est bas, plus propre à la tendresse & à la pitié ; lorsqu’il est animé, il excite la joie ; le troisieme & le quatrieme font couler les larmes & donnent la compassion ; le cinquieme est fait pour inspirer la grandeur d’ame & les actions héroïques ; le sixieme & le douzieme animent le courage & donnent la férocité guerriere, &c. Les tons mineurs sont plus particulierement destinés à exciter la crainte, la tristesse, la commisération, &c. Ainsi lorsqu’on veut appliquer la Musique a la Médecine, le compositeur doit faire ses airs appropriés à l’état du malade, choisir les tons les plus propres à inspirer les passions qui paroissent convenables ; le musicien doit ensuite, par sa voix ou son instrument, ajouter à l’illusion & la rendre complette ; par ce moyen on pourra rassurer une personne que la crainte affaisse & engourdit, calmer les fureurs d’un phrenétique, enchanter, pour ainsi dire, les douleurs vives qui tourmentent un goutteux, on dissipera un mélancolique, un hypocondriaque ; en fixant leur imagination à des objets agréables, on les détournera de la considération perpétuelle de leur état, considération qui l’aggrave, qui augmente la sensibilité des nerfs, & rend le mal-aise plus inquiétant, & les douleurs plus insupportables : on pourra diminuer, dissiper le chagrin, & en prévenir par-là les funestes suites : on viendra aussi à bout d’écarter la frayeur qui accélere souvent les maladies, y dispose, les occasionne, les rend plus mauvaises & plus difficiles à guérir ; de-là son utilité dans l’hydrophobie, reconnue par plusieurs auteurs, maladie qui est souvent déterminée par la crainte & la tristesse que le malade mordu éprouve aussi-tôt ; c’est à la même cause que doivent être attribués ses succès admirables dans la peste, qui sont racontés par Plutarque & Homere, plutôt qu’à la raréfaction de l’air opérée par la Musique. Il n’y a personne qui ne sache combien la crainte favorise la propagation de la peste ; il y a même des auteurs qui prétendent qu’elle en est la principale cause. La Musique ne peut manquer d’être très-avantageuse dans les cas où il faut suspendre l’attention d’un malade, qui contribue beaucoup à l’invasion d’un paroxysme d’épilepsie, d’hystéricité & de fievres intermittentes ; quel effet n’auroit-on pas lieu d’en attendre dans les cas de passion hystérique, où l’on voit le paroxysme prêt à se décider, & où l’on n’a d’autre ressource que de dissiper le malade, & de l’empêcher de songer à sa maladie ? Le rapport qu’il y a entre cette maladie & les fievres intermittentes, comme je l’ai démontré dans un mémoire lû à la société royale des sciences, doit faire présumer dans un cas semblable le même succès ; il est certain qu’il ne s’agit, pour prévenir l’accès fébril comme le paroxysme hystérique, que d’empêcher l’atonie & l’aberration des esprits animaux, la disposition spasmodique des nerfs : il ne me paroît pas moins certain que la Musique puisse faire cet effet qu’on voit tous les jours opérer par les anti-hystériques, par l’exercice, par des remedes de charlatans, par des pratiques ridicules, superstitieuses, qui n’agissent qu’en retenant, pour ainsi dire, les esprits animaux enchaînés, en fixant l’attention au moment que l’acces ou le paroxysme vont commencer. La maniere dont la Musique agit sur ceux qui ont été mordus par les viperes, les scorpions & la tarentule, est encore inconnue. On en est encore réduit à un aveugle empirisme sur ce point ; la solution de cette question ne peut avoir lieu que lorsqu’on aura déterminé en quoi consistent ces maladies, & comment agit le venin qui les produit : si, comme on l’a soupçonné avec quelque fondement, son activité se porte principalement sur le fluide nerveux ou sur les nerfs, on sera moins surpris de l’efficacité de la Musique, quoiqu’on ne soit pas plus éclairé sur les raisons qui font que dans ce cas le corps est si vivement animé à la danse, que le vieillard le plus cassé qui avoit peine à soutenir son corps courbé sur un bâton, s’il a été mordu par la tarentule, dès qu’il entend la Musique, saute pendant long-tems & avec beaucoup de légereté, sans en ressentir aucune fatigue.

On a remarqué que les musiciens de profession retiroient dans leurs maladies beaucoup plus de soulagement que les autres personnes, de la Musique ; ce qui est sans doute dû au plaisir plus vif qu’ils en ressentent ; ou si l’on veut, comme quelques-uns ont imaginé, parce que la Musique fait principalement effet sur un fluide nerveux altéré, vicié, sur des nerfs mal disposés, & que les musiciens ayant tous un grain de folie, sont précisément dans ce cas. Cette hypothèse ingénieuse pourroit être appuyée sur bien des observations. Voyez la thèse déja citée, part. II. cap. iv. pag. 97. & seq. Ainsi lorsqu’un médecin voudra prescrire la Musique, il doit avoir égard, 1°. à la nature de la maladie ; 2°. au goût du malade, à son empressement pour la Musique ; il est rare qu’on n’éprouve pas de bons effets de la possession d’un bien qu’on a desiré passionnément, c’est la voix de la nature qui connoît & ses besoins & ce qui peut les satisfaire ; 3°. à l’effet de quelques sons sur le malade, on s’appercevra d’abord par les impressions qu’ils lui feront de ce qu’on a droit d’en attendre si on les continue ; 4°. on peut aussi tirer des indications de l’inefficacité des remedes déja administrés dans une des maladies dont nous avons parlé, ou qui lui soit analogue ; 5°. enfin on doit éviter la Musique dans les maux de tête & d’oreilles sur-tout, le moindre son est alors insupportable : ces malades sont dans le cas de ces ophtalmiques que la lumiere blesse, & qui ne seroient que désagréablement affectés de la vue des couleurs les plus variées & les plus éclatantes. Il ne faut cependant pas se dissimuler que proposer la Musique comme remede, c’est risquer de passer pour fou, pour ridicule dans l’esprit d’un certain public, même médecin, accoutumé à décider sans examen l’inutilité & l’absurdité d’un remede sur sa singularité ; mais indépendamment du triomphe qu’eleve au sage l’improbation des sots, est-il quelque motif qui puisse dans l’esprit d’un vrai medécin balancer l’intérêt de son malade ? (m)

Musique, voyez Brocher.