L’Encyclopédie/1re édition/SOMNAMBULE, et SOMNAMBULISME

La bibliothèque libre.

SOMNAMBULE, & SOMNAMBULISME, s. m. (Médecine.) ce nom formé de deux mots latins, somnus, sommeil, & ambulo, je me promene, signifie littéralement l’action de se promener pendant le sommeil ; mais on a étendu plus loin la signification de ce mot, dans l’usage ordinaire, & l’on a donné le nom générique de somnambulisme, à une espece de maladie, d’affection, ou incommodité singuliere, qui consiste en ce que les personnes qui en sont atteintes, plongées dans un profond sommeil, se promenent, parlent, écrivent, & font différentes actions, comme si elles étoient bien éveillées, quelquefois même avec plus d’intelligence & d’exactitude ; c’est cette faculté & cette habitude d’agir endormi comme éveillé, qui est le caractere distinctif du somnambulisme ; les variétés naissent de la diversité d’actions, & sont en conséquence aussi multipliées que les actions dont les hommes sont capables, & les moyens qu’ils peuvent prendre pour les faire ; elles n’ont d’autres bornes que celles du possible, & encore ce qui paroît impossible à l’homme éveillé, ne l’est point quelquefois pour le somnambule ; son imagination échauffée dirige seule & facilite ses mouvemens.

On voit souvent des somnambules qui racontent en dormant tout ce qui leur est arrivé pendant la journée ; quelques-uns répondent aux questions qu’on leur fait, & tiennent des discours très-suivis ; il y a des gens qui ont la malhonnèteté de profiter de l’état où ils se trouvent, pour leur arracher, malgré eux, des secrets qu’il leur importe extrêmement de cacher ; d’autres se levent, composent, écrivent ou se promenent, courent les rues, les maisons ; il y en a qui nagent & qui font des actions très-périlleuses par elles-mêmes, comme de marcher sur le bord d’un toît sans peur, & par-là sans danger ; ils ne risquent que de s’éveiller, & si cela leur arrive, ou par hasard, ou par le secours funeste de quelque personne imprudente, ils manquent rarement de se tuer. Quelques somnambules ont les yeux ouverts, mais il ne paroît pas qu’ils s’en servent ; la plûpart n’ont en se réveillant aucune idée de ce qu’ils ont fait étant endormis, mais ils se rappellent d’un sommeil à l’autre, les actions des nuits précédentes ; il semble qu’ils aient deux mémoires, l’une pour la veille, & l’autre pour le sommeil. Lorsqu’on suit quelque tems un somnambule, on voit que leur sommeil, si semblable à la veille, offre un tissu surprenant de singularités : il ne manque pas d’observations étonnantes dans ce genre ; mais combien peu sont faites exactement, & racontées avec fidélité ? ces histoires sont presque toujours exagérées par celui qui en a été le témoin ; on veut s’accommoder au goût du public, qui aime le merveilleux, & qui le croit facilement ; & à mesure qu’elles passent de main en main, elles se chargent encore de nouvelles circonstances, le vrai se trouve obscurci par les fables auxquelles il est mêlé, & devient incroyable ; il importe donc de choisir des faits bien constatés, par la vue & le témoignage d’un observateur éclairé. Laissant donc à part tous les contes imaginaires, ou peu prouvés, qu’on fait sur les somnambules, je vais rapporter quelques traits singuliers, qui pourront servir à faire connoître la nature de cette affection, dont la vérité ne sauroit être suspecte ; je les tiens d’un prélat illustre (M. l’archevêque de Bordeaux), aussi distingué par ses vertus, que par la variété & la justesse de ses connoissances ; son nom seul fait une autorité respectable, qu’on ne sauroit recuser.

Il m’a raconté qu’étant au séminaire, il avoit connu un jeune ecclésiastique somnambule : curieux de connoître la nature de cette maladie, il alloit tous les soirs dans sa chambre, dès qu’il étoit endormi ; il vit entre autres choses, que cet ecclésiastique se levoit, prenoit du papier, composoit, & écrivoit des sermons ; lorsqu’il avoit fini une page, il la relisoit tout-haut d’un bout à l’autre (si l’on peut appeller relire, cette action faite sans le secours des yeux) ; si quelque chose alors lui déplaisoit, il le retranchoit, & écrivoit par-dessus, les corrections, avec beaucoup de justesse. J’ai vu le commencement d’un des sermons qu’il avoit écrit en dormant, il m’a paru assez bien fait, & correctement écrit : mais il y avoit une correction qui étoit surprenante ; ayant mis dans un endroit ce divin enfant, il crut en la relisant, devoir substituer le mot adorable à divin ; pour cela il effaça ce dernier mot, & plaça exactement le premier par-dessus ; après cela il vit que le ce, bien placé devant divin, ne pouvoit aller avec adorable, il ajouta donc fort adroitement un t à côté des lettres précédentes, de façon qu’on lisoit cet adorable enfant. La même personne, témoin occulaire de ces faits, pour s’assurer si le somnambule ne faisoit alors aucun usage de ses yeux, mit un carton sous son menton, de façon à lui dérober la vue du papier qui étoit sur la table ; mais il continua à écrire sans s’en appercevoir ; voulant ensuite connoître à quoi il jugeoit de la présence des objets qui étoient sous ses yeux, il lui ota le papier sur lequel il écrivoit, & en substitua plusieurs autres à différentes reprises, mais il s’en apperçut toujours, parce qu’ils étoient d’une inégale grandeur : car quand on trouva un papier parfaitement semblable, il le prit pour le sien, & écrivit les corrections aux endroits correspondans à celui qu’on lui avoit ôté ; c’est par ce stratagème ingénieux, qu’on est venu à bout de ramasser quelques-uns de ses écrits nocturnes. M. l’archevêque de Bordeaux a eu la bonté de me les communiquer ; ce que j’ai vu de plus étonnant, c’est de la musique faite assez exactement ; une canne lui servoit de regle, il traçoit, avec elle, à distance égale, les cinq lignes nécessaires, mettoit à leur place, la clé, les bémols, les diésis, ensuite marquoit les notes qu’il faisoit d’abord toutes blanches, & quand il avoit fini, il rendoit noires celles qui devoient l’être. Les paroles étoient écrites au-dessous. Il lui arriva une fois de les écrire en trop gros caracteres, de façon qu’elles n’étoient pas placées directement sous leur note correspondante ; il ne tarda pas à s’appercevoir de son erreur, & pour la reparer, il effaça ce qu’il venoit de faire, en passant la main par-dessus, & refit plus bas cette ligne de musique, avec toute la précision possible.

Autre singularité dans un autre genre, qui n’est pas moins remarquable ; il s’imagina, une nuit au milieu de l’hiver, se promener au bord d’une riviere, & d’y voir tomber un enfant qui se noyoit ; la rigueur du froid ne l’empêcha point de l’aller secourir, il se jetta tout de suite sur son lit, dans la posture d’un homme qui nage, il en imita tous les mouvemens, & après s’être fatigué quelque tems à cet exercice, il sent au coin de son lit un paquet de la couverture, croit que c’est l’enfant, le prend avec une main, & se sert de l’autre pour revenir en nageant, au bord de la prétendue riviere ; il y pose son paquet, & sort en frissonnant & claquant des dents, comme si en effet il sortoit d’une riviere glacée ; il dit aux assistans qu’il gêle & va mourir de froid, que tout son sang est glacé ; il demande un verre d’eau-de-vie pour se rechauffer, n’en ayant pas, on lui donne de l’eau qui se trouvoit dans la chambre, il en goûte, reconnoit la tromperie, & demande encore plus vivement de l’eau-de-vie, exposant la grandeur du péril qu’il couroit ; on lui apporte un verre de liqueur, il le prend avec plaisir, & dit en ressentir beaucoup de soulagement ; cependant il ne s’éveille point, se couche, & continue de dormir plus tranquillement. Ce même somnambule a fourni un très grand nombre de traits forts singuliers ; ceux que je viens de rapporter, peuvent suffire au but que nous nous sommes proposé. J’ajouterai seulement que lorsqu’on vouloit lui faire changer de matiere, lui faire quitter des sujets tristes & désagréables, on n’avoit qu’à lui passer une plume sur les levres, dans l’instant il tomboit sur des questions tout-à-fait différentes.

Quoiqu’il soit très-facile de reconnoître le somnambulisme par les faits incontestables que nous avons détaillés, il n’est pas aisé d’en découvrir la cause & le méchanisme ; l’étymologie de cette maladie est un écueil funeste à tous ces faiseurs d’hypothèses, à tous ces demi-savans qui ne croient rien que ce qu’ils peuvent expliquer, & qui ne sauroient imaginer que la nature ait des mysteres impénétrables à leur sagacité, d’autant plus à plaindre que leur vue courte & mal assurée, ne peut s’étendre jusqu’aux bornes très voisines de leur horison ; on peut leur demander :

1°. Comment il se peut faire qu’un homme enseveli dans un profond sommeil, entende, marche, écrive, voie, jouisse en un mot de l’exercice de ses sens, & exécute avec justesse, divers mouvemens : pour faciliter la solution de ce problème, nous ajouterons que le somnambule ne voit alors que les objets dont il a besoin, que ceux qui sont présens à son imagination. Celui dont il a été question, lorsqu’il composoit ses sermons, voyoit fort bien son papier, son encre, sa plume, savoit distinguer si elle marquoit ou non ; il ne prenoit jamais le poudrier pour l’encrier, & du reste il ne se doutoit pas même qu’il eût quelqu’un dans sa chambre, ne voyoit & n’entendoit personne, à moins qu’il ne les interrogeât ; il lui arrivoit quelquefois de demander des dragées à ceux qu’il croyoit à côté de lui, & il les trouvoit fort bonnes quand on lui en donnoit ; & si dans un autre tems on lui en eût mis dans la bouche, sans que son imagination fût montée de ce côté-là, il n’y trouvoit aucun goût, & les rejettoit.

2°. Comment l’on peut éprouver des sensations sans que les sens y ayent part ; voir, par exemple, sans le secours des yeux : le somnambule dont nous avons fait l’histoire, paroissoit évidemment voir les objets qui avoient rapport à son idée, lorsqu’il traçoit des notes de musique ; il savoit exactement celles qui devoient être blanches ou noires, & sans jamais se méprendre il noircissoit les unes & conservoit les autres ; & lorsqu’il étoit obligé de revenir au haut de la page, si les lignes du bas n’étoient pas seches, il faisoit un détour pour ne pas les effacer en passant la main dessus ; si elles étoient assez seches, il négligeoit cette précaution inutile. Il est bien vrai que si on lui substituoit un papier tout-à-fait semblable, il le prenoit pour le sien ; mais pour juger de la ressemblance, il n’avoit pas besoin de passer la main tout-autour. Peut-être ne voyoit-il que le papier, sans distinguer les caracteres. Il y a lieu de présumer que les autres sens dont il se servoit n’étoient pas plus dispos que les yeux, & que quelqu’autre cause suppléoit leur inaction ; on auroit pû s’en assurer en lui bouchant les oreilles, en le piquant, en lui donnant du tabac, &c.

3°. Comment il arrivoit qu’en dormant il se rappelloit le souvenir de ce qui lui étoit arrivé étant éveillé, qu’il sût aussi ce qu’il avoit fait pendant les autres sommeils, & qu’il n’en conservât aucun souvenir en s’éveillant : il témoignoit quelquefois pendant le sommeil sa surprise de ce qu’on l’accusoit d’être somnambule, de travailler, d’écrire, de parler pendant la nuit ; il ne concevoit pas comment on pouvoit lui faire de pareils reproches, à lui qui dormoit profondement toute la nuit, & qu’on avoit beaucoup de peine à réveiller ; cette double mémoire est un phénomene bien merveilleux.

4°. Comment il est possible que sans l’action d’aucune cause extérieure on soit affecté aussi gravement que si on eût été exposé à ses impressions : notre somnambule, sans être sorti de son lit, éprouva tous les symptomes qu’occasionne l’eau glacée, précisément parce qu’il a cru avoir été plongé dans cette eau quelque tems. Nous pourrions demander encore l’explication d’un grand nombre d’autres phénomenes que les somnambules nous fournissent, mais nous n’en retirerions pas plus de lumieres. Il faut convenir de bonne foi qu’il y a bien des choses dont on ne sait pas la raison, & qu’on chercheroit inutilement. La nature a ses mysteres, gardons-nous de vouloir les pénetrer, sur-tout lorsqu’il ne doit résulter aucune utilité de ces recherches, à-moins de ne vouloir s’exposer gratuitement à débiter des erreurs & des absurdités.

Je vais plus loin : non-seulement on ne sauroit expliquer les faits que nous avons rapportés ; mais ces phénomenes en rendent d’autres qu’on croyoit avoir compris inexplicables, & jettent du doute & de l’obscurité sur des questions qui passent pour décidées ; par exemple :

On croit communément que le sommeil consiste dans un relâchement général qui suspend l’usage des sens & tous les mouvemens volontaires ; cependant le somnambule ne se sert-il pas de quelques sens, ne meut-il pas différentes parties du corps avec motif & connoissance de cause ? & le sommeil n’est cependant pas moins profond.

2°. S’il ne se sert pas de ses sens pour obtenir les sensations, comme il est incontestable que cela arrive quelquefois, on peut donc conclure avec raison que les objets même corporels peuvent, sans passer par les sens, parvenir à l’entendement. Voilà donc une exception du fameux axiome, nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu. Il ne faut pas confondre ce qui se passe ici avec ce qui arrive en songe. Un homme qui rêve, de même que celui qui est dans le délire, voit comme présens des objets qui ne le sont pas ; il y a un vice d’apperception, & quelquefois de raisonnement ; mais ici les objets sont présens à l’imagination, comme s’ils étoient transmis par les sens, ce sont les mêmes que le somnambule verroit s’il r’ouvroit les yeux & en reprenoit l’usage. Ils sont existans devant lui de la même maniere qu’il se les représente ; l’apperception qu’il en auroit par l’entremise des sens ne seroit pas différente.

3°. Les plus grandes preuves que le philosophe donne de l’existence des corps sont fondées sur les impressions qu’ils font sur nous ; ces preuves perdent nécessairement beaucoup de leur force, si nous ressentons les mêmes effets sans que ces corps agissent réellement ; c’est précisément le cas du somnambule, qui gele & frissonne sans avoir été exposé à l’action de l’eau glacée, & simplement pour se l’être vivement imaginé : il paroît par-là que les impressions idéales font quelquefois autant d’effet sur le corps que celles qui sont réelles, & qu’il n’y a aucun signe assuré pour les distinguer.

4°. Sans nous arrêter plus long tems sur ces considérations, qui pourroient être plus étendues & généralisées, tirons une derniere conséquence peu flatteuse pour l’esprit humain, mais malheureusement très-conforme à la vérité ; savoir, que la découverte de nouveaux phénomenes ne fait souvent qu’obscurcir ou détruire nos connoissances, renverser nos systèmes, & jetter des doutes sur des choses qui nous paroissoient évidentes : peut-être viendra-t-on à bout d’oter tout air de paradoxe à cette assertion ; que c’est le comble de la science que de savoir avec Socrate qu’on ne sait rien.

Pour ce qui regarde la Médecine, il nous suffit d’être fondés à croire que tous ces phénomenes dénotent dans le somnambule une grande vivacité d’imagination, ou, ce qui est le même, une tension excessive des fibres du cerveau, & une extrème sensibilité. Les causes qui disposent à cette maladie sont peu connues ; les médecins ne se sont jamais occupés à les rechercher ; ils se sont contentés d’écouter comme le peuple, les histoires merveilleuses qu’on fait sur cette matiere. En examinant les personnes qui y sont les plus sujettes, on voit que ce sont celles qui s’appliquent beaucoup à l’étude, qui y passent les nuits, ou qui s’échauffent la tête par d’autres occupations.

La santé des somnambules ne paroît du tout point altérée, leurs fonctions s’exécutent avec la même aisance, & leur état ne mériteroit pas le nom de maladie, s’il n’étoit à craindre qu’il n’empirât, que la tension des fibres du cerveau n’augmentât & ne dégénérât enfin en relâchement. La manie paroît devoir être le terme du somnambulisme, peut-être n’en est-elle que le premier degré & n’en differe pas essentiellement.

Il paroît donc important de dissiper cette maladie avant qu’elle se soit enracinée par le tems, & qu’elle soit devenue plus forte & plus opiniâtre ; mais les moyens d’y parvenir ne sont pas connus, ils ne paroissent pas même faciles à trouver ; c’est dans la médecine rationnelle qu’il faut les chercher : les observations pratiques manquent tout-à-fait ; l’analogie nous porte à croire que ceux qui sont propres à la manie pourroient réussir dans le somnambulisme. Voyez Manie. C’est encore une très-foible ressource ; car personne n’ignore combien peu les remedes les plus variés ont de prise sur cette terrible maladie. En tirant les indications des causes éloignées du somnambulisme, & de l’état du cerveau & des nerfs, il paroît que la méthode de traitement la plus sûre doit être de dissiper ces malades, de les faire voyager, de les distraire des occupations trop sérieuses, de leur en présenter qui soient agréables, & qui n’attachent pas trop : on pourroit seconder ces effets par les bains froids, remedes excellens & trop rarement employés, pour calmer la mobilité du système nerveux. Quant aux somnambules qui se levent, & qui courent de côté & d’autre, & qui risquent par-là de tomber dans des précipices, de se jetter par la fenêtre, comme il arriva à un qui imaginant avoir dans sa chambre Descartes, Aristote & quelques autres philosophes, crut tout-à-coup les voir sortir par la fenêtre, & se disposoit à les accompagner, s’il n’avoit été retenu : il faut les attacher dans leur lit, fermer exactement les portes, griller les fenêtres, & s’ils se levent, les éveiller à coups de fouet. Ce remede réussit à bien des personnes. Un somnambule fut aussi guéri par un remede que je me garderai bien de conseiller, ce fut en se jettant d’une fenêtre fort élevée : il se rompit le bras, & depuis ne ressentit aucune atteinte de cette maladie. (m)