L’Escalier d’or/Chapitre XIV

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XIV


Je devais une fois encore assister à l’une des fêtes de mon ami M. Bouldouyr, et comme ce devait être la dernière, elle a laissé dans mon esprit un souvenir ineffaçable.

Nous croyons, en général, que nous n’avons aucune prescience de l’avenir, mais si nous réfléchissions mieux, nous nous rendrions compte que, sans savoir exactement ce qui va nous arriver, nous avons à certains moments de notre destinée, une sorte de pressentiment, non une vision précise et limitée, mais une sensation confuse, indéfinie comme une ombre, intense, pénétrante, de certains états d’esprit, que les circonstances vont bientôt développer en nous.

S’il en était autrement, pourquoi aurais-je ressenti une telle mélancolie en entrant dans le petit appartement de mon vieux poète, pourquoi une impression de tristesse aussi morbide, aussi continue, m’aurait-elle accompagné durant ces heures nocturnes, — et pourquoi chacun de nous semblait-il mal à l’aise, troublé, frémissant, au lieu d’éprouver l’aimable et puérile gaieté que nous manifestions d’habitude dans ces invraisemblables réunions ?

Nous étions aux derniers jours du printemps. Après des giboulées tardives, des orages intempestifs, venaient soudain des journées lourdes, égales, brûlantes. Déjà, aux fleurs à peine nées des avenues succédaient des feuilles roussies, déjà, au plaisir printanier de vivre, une torpeur angoissée, une indifférence animale et presque hostile.

Je revois la petite pièce où Valère avait dressé le souper, avec sa table servie, ses argenteries, ses candélabres blancs et les bouteilles de champagne dans un coin, — je revois les livres de Valère, ses chers livres bien rangés sur une étagère, et au-dessus, dans un cadre de chêne, une eau-forte d’Odilon Redon, qui montrait un Pégase blanc se débattant dans une mer de ténèbres, je revois les fleurs qui s’épanouissaient dans chaque vase, — jamais il n’y en avait eu tant, — ces roses sans regard et qui ne sont qu’une bouche ouverte et pâmée, ces lys alourdis, qui vous contemplent du haut de leurs pistils d’or, avec une ineffable pitié, ces hortensias stérilisés dès leur naissance, ces iris sortis d’une armurerie, tous ces lilas. Bouldouyr se doutait-il, lui aussi, que c’était la dernière fois ?

Et je le revois, lui-même, avec sa robe de chambre bariolée et ses larges conserves d’écaille, l’air d’un magicien bourgeois de Chardin, et le petit musicien italien, zézayant et timide, tout basané sous ses cheveux blancs, et nous tous, enfin…

On dansa peu ; il faisait chaud. Chaque couple causait, et Valère, ouvrant un livre, me montrait du doigt un vers de Samain, un vers d’Albert Saint-Paul, le violon disait ces choses tristes qu’on imagine entendre, dans un pavillon de Vienne, devant une archiduchesse poudrée et qui va devenir cendre. Nous passâmes à table ; la conversation était lente, incertaine, gênée ; on s’adressait moins à son voisin, à sa voisine, qu’à un autre soi-même, qui aurait été là, invisible, faisant figure de double, de fantôme, proposant un intersigne ou une énigme. Parfois, une rose s’effeuillait sur la table, une bougie inclinait soudain sa flamme au cœur noir à un courant d’air insensible pour nous. Si un meuble craquait, nous tressaillions, si un papillon tournait autour des lumières, nous avions un serrement de cœur… Il y a des soirs comme cela où l’on refuserait l’invitation du Commandeur !

Seul, le vieux violoniste semblait ne se douter de rien et riait aux anges. Bouldouyr l’appelait Pizzicato, et je ne lui ai jamais connu un autre nom.

— Allons, Pizzicato, mon ami, donnez-moi votre verre que je le remplisse. Vous ne buvez rien…

— Oh ! si, si, Signore. Déjà, tout tourne autour de moi, et si j’étais dans ma ville, bien sûr, je verrais deux tours de Pise se balancer à côté l’une de l’autre et finir par se casser le nez…

— Pour si peu, amico Pizzicato ?

— Hélas ! Signore, répondit le petit musicien, en rougissant sous son hâle, je ne bois que de l’eau, vous savez, tout le long de la vie…

Et il jeta un regard apitoyé sur sa petite veste râpée, sur sa cravate noire roulée en corde.

Cette allusion à sa misère rembrunit le bon Bouldouyr.

— Ah ! dit-il, en hochant la tête, ce monde est mal fait, mal fait ! Les meilleurs de nous n’ont que leurs rêves. Nous sommes comme des oiseaux-lyres, comme des paradisiers qui se débattraient sous un filet en regardant l’espace, tandis que les oies, les pintades, les corbeaux, en pleine liberté, nous nargueraient en se dandinant autour de nous.

Les images de Valère Bouldouyr n’étaient pas très supérieures à sa poésie, et il le savait bien. Il me regarda d’un œil suppliant : il espérait toujours que je ne m’en apercevrais pas. Je l’approuvai d’un sourire sans réticence, et son visage s’illumina :

— Ne vous plaignez pas, Bouldouyr, lui dis-je, vous laissez derrière vous quelques belles plumes !

Il savait aussi que ce n’était pas vrai, mais il s’épanouit tout de même. Il n’avait pas tendu en vain de beaux damas, doré les tristes murs de son pauvre escalier. Et puis sait-on jamais quelle coquille égarée sur la grève le grand océan de la gloire va soulever, puis remporter ?

— Pourquoi, oncle Valère, dites-vous qu’il n’y a que des rêves ? Il me semble que je vois, moi, surtout des réalités, fit la petite Blanche Soudaine, qui avec son œil malicieux, son bonnet rouge et ses culottes courtes, faisait le plus drôle de petit pêcheur napolitain que l’on pût imaginer.

Et elle ajouta en reniflant :

— Dame ! et j’en vois de toutes les couleurs, des réalités, moi sur le pavé de Paris !

Florentin Muzat sembla sortir de sa distraction perpétuelle, il agita ses vastes manches blanches de Pierrot, et il murmura :

— Des réalités ? Est-ce que j’en ai vu, moi ? Est-ce que c’est vivant, est-ce que c’est mort ? Dites, oncle Valère, ça remue ?

— Non, non, rassure-toi, Florentin, ça ne remue pas. Tu as raison, comme toujours, mon enfant. Les réalités ne sont pas vivantes, ce sont des ombres sur un mur, des cercles tracés dans la cendre d’un foyer éteint par un doigt distrait, des graines de pavots que le vent qui passe emporte bien loin ! Les vérités sont ailleurs.

— Où ? dirent en même temps Blanche Soudaine et l’innocent.

Valère Bouldouyr hocha la tête et ne répondit pas, mais en se tournant tout bas vers moi, il murmura le beau vers de Mallarmé :

Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !


— Et l’amour, oncle Valère, demanda Marie Soudaine, est-ce un rêve, une réalité ?

Sa mantille faisait plus scintillants ses larges yeux magnétiques, une rose rouge flambait à son oreille, et je voyais, par l’entrebaillement de son corsage, s’arrondir et glisser dans la nacre et les tons tabac d’une chair brune, la lumineuse épaule fine et fuyante. Jasmin-Brutelier la regarda et sourit :

— Il me semble, Marie, que vous êtes bien innocente pour votre âge ?

— Demandez à Françoise ! cria soudain Blanche.

Mlle Chédigny rougit.

— Tais-toi, petite peste ! cria-t-elle.

Jasmin Brutelier reprit de la salade de homard, d’un air entendu. Pizzicato vida sa coupe de champagne. Une rose acheva de s’effeuiller et nous ne vîmes plus que son cœur nu, un cœur ébouriffé, jaune, inutile. Léchée par une flamme trop courte, une bobèche éclata.

Nous nous levions de table ; Bouldouyr s’appuya lourdement sur mon bras et nous vînmes ensemble jusqu’à la fenêtre. Je lui montrai la mienne.

— Bien souvent, lui dis-je, j’ai vu passer et repasser les ombres charmantes de vos amis dans le cadre de cette croisée. Je ne comprenais guère alors ce qui se passait ici…

— Le comprenez-vous mieux maintenant ? répondit brusquement le poète. Allez, allez, Salerne, je suis un vieux fou… Avais-je besoin de troubler cette jeunesse avec mes pauvres imaginations désordonnées ? Regardez-les tous à présent ! Qu’est-ce que la vie va leur donner ? Quand on est Mithridate soi-même, on n’offre pas du poison à ses amis ! Ah ! Salerne, que je suis las de ce monde ! Comme je voudrais m’endormir…

Il me quitta brusquement et s’en alla vers sa bouteille de cognac.

Près de la table, Jasmin-Brutelier parlait bas à Marie Soudaine. Il tenait dans les siennes sa main courte et nue. Je m’éloignai, je poussai la porte…

Il faisait noir dans la pièce voisine, la chambre de Valère. On avait éteint les lumières. Personne ne m’avait entendu approcher. La voix vibrante de Lucien modulait ces mots :

— Je reviendrai alors et je vous épouserai, Françoise. Six mois seront bien vite passés. Ayez confiance en moi et vous serez heureuse…

— J’ai confiance, Lucien, confiance. Mais serai-je heureuse ?

Je me retirai discrètement. Le pauvre Muzat, accroupi sur une chaise, battait des mains et poussait des cris sourds en regardant, sur le mur, osciller des ombres, quand la brise agitait les flammes des bougies.

Je retournai à la fenêtre ; nuit d’orage ; aucune étoile au ciel ; des gémissements d’arbres remués venaient du Palais-Royal. J’entendis au loin un tonnerre. L’air semblait contenir en soi une éponge brûlante qui l’absorbait ; on respirait on ne sait quelle poussière compacte. Un enfant pleura dans la maison voisine…

Une petite main passa sous mon bras ; Blanche Soudaine s’appuya contre moi.

— Vous ne m’aimez pas un peu, vous qui n’avez jamais rien à faire, monsieur Salerne ? Personne ne pense à moi. Je suis trop petite. Je vais cependant avoir bientôt seize ans, vous savez… Embrassez-moi, monsieur, voulez-vous ? On embrasse bien Marie, on embrasse bien Françoise, et moi jamais ! Dites, on m’embrassera plus tard aussi ?

Je caressai doucement la jolie tempe délicate et les fins cheveux ondés.

— Hélas ! Blanche, on t’embrassera aussi, et bien vite, et beaucoup trop tôt ! Garde, oh ! garde encore longtemps cette idée que tu as de l’amour, et du monde, et de tout… Cette idée confuse et noble, dont tu aspires à te débarrasser, c’est ce que l’amour et le monde te donneront de meilleur…

Un éclair ouvrit le ciel, au-dessus de Montmartre, dont le Sacré-Cœur apparut soudain dans une blancheur crue comme de la craie. Blanche poussa un cri de terreur.

— Oh ! monsieur Salerne, fit-elle, ne me quittez pas ! Il me semble que j’aurai moins peur près de vous…

J’ouvris les bras, et le petit pêcheur frémissant vint se blottir contre moi, cachant ses yeux d’une main déjà abîmée par le travail…

Je l’ai déjà dit tout à l’heure : c’était la dernière soirée…