L’Exode/2/1

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Oscar Lamberty (p. 61-73).
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DEUXIÈME PARTIE



I

Aussitôt rentré, Philippe s’enferma dans son cabinet de travail. Quelques tableaux de Frédéric Sauvelain, les portraits de Nietzsche, de Flaubert et de Dostoïevski ornaient le papier grisâtre, où des bibliothèques basses formaient un lambris. Sur le bureau de vieux chêne, une rangée de dictionnaires, fatigués par l’usage, témoignaient du labeur scrupuleux de l’écrivain.

Cette chambre, ces livres, les heures d’études qu’il passait là étaient pour Philippe la récompense de vingt-cinq années de lutte contre les circonstances, car il avait dû gagner sa vie dans une direction qui ne menait point à son but personnel.

Aussi, pour ne pas perdre un jour des précieux loisirs qu’il voulait consacrer à la littérature, commença-t-il de rassembler les notes indispensables à son roman.

Avant de partir pour la mer, avant d’écrire sa nouvelle œuvre, il se sentait impatient de préciser en lui cette morale passionnelle, si vague, si controversée, qui laissait tant de problèmes irrésolus.

Déjà, il entrevoyait, au-dessus de l’égoïsme et de la méfiance, qui nous retiennent dans les bas-fonds de la vie, un idéal à vrai dire assez confus et qu’il souffrait de ne pouvoir définir davantage, mais au sein duquel pourraient enfin se déverser nos besoins d’altruisme, d’amour et de dévouement.

Jusqu’alors, il avait souffert dans la solitude où la société nous condamne, et le meilleur de ses forces, qu’il aurait pu consacrer à son art, s’était perdu en luttes stériles, en travail sans beauté, au milieu d’une cohue, d’un désordre stupide et féroce où l’on s’exploitait les uns les autres.

Enfin, il était parvenu à se libérer suffisamment des entraves matérielles pour marcher vers son but, sans trébucher à chaque pas sur les obstacles du chemin.

Le front baissé sur ses livres, tandis que Marthe lui épargnait le souci des bagages et des ennuyeuses réalités, il rêvait à des utopies morales, quand une clameur s’éleva au loin, et Philippe reconnut bientôt les cris intéressés des marchands de journaux.

Sachant, depuis le matin, que l’opinion s’émouvait aux affaires de Serbie, il ne prit point la peine d’acheter un journal.

Indifférent à la politique, sur laquelle il n’avait aucun pouvoir, il continua d’écrire, de rêver, de s’abstraire du monde réel…

Mais, le lendemain, les nouvelles prirent un caractère si grave qu’il se répandit un frisson de terreur.

À la voix des camelots, des gens, nu-tête, coururent arracher les feuilles volantes qu’on s’arrêtait à lire sur les trottoirs. Puis on rentrait vite, on fermait sa porte, comme pour s’abriter à l’approche du malheur.

— C’est la guerre ! dit à Philippe un voisin qui se hâtait vers sa maison.

— La guerre ? se demanda l’écrivain. Non !… impossible… quel peuple oserait un tel crime ? Cela défie la conscience humaine.

Un moment après, les poings aux tempes, penché sur son journal, il se rendit à l’évidence.

Déjà l’Allemagne avait provoqué la Russie ; la France mobilisait, tout en gardant l’espoir d’une solution pacifique. Et le ciel ne se déchirait pas ! Il faisait beau ; la vie continuait de se répandre dans les rues. Il se pourrait donc que cette vie s’arrêtât, que le travail des hommes, leurs droits, leur liberté, leur existence même fussent bientôt jetés dans un brasier qui risquait de tout anéantir ?

Cela révoltait la raison !

La Belgique serait-elle prise dans la tourmente ? Chacun se posait l’angoissante question ; chacun se donnait des raisons d’espérance. La faiblesse du pays semblait le protéger, et, bien que l’on tremblât, on ne se résignait point à croire que la Belgique pût être envahie !

Bientôt, d’ailleurs, toute crainte s’évanouit. Une affiche du bourgmestre Max annonça que la patrie n’était point en danger. Puis les journaux publièrent la déclaration du ministre d’Allemagne : « Les troupes allemandes ne traverseront pas le territoire belge. De graves événements vont se dérouler ; peut-être verrez-vous brûler le toit du voisin, mais l’incendie épargnera votre demeure ! »

On respira. L’angoisse fut dissipée, où l’on étouffait depuis deux jours.

Philippe étreignit Marthe et Lysette, comme s’ils venaient tous d’échapper à la mort.

Oubliant ses livres et son projet de voyage, il sortit se mêler à la joie publique, à ses concitoyens que le même péril avait menacés.

Encore tout frémissant de la terreur d’une invasion, Philippe songeait à son pays, que le colosse allemand eût écrasé de ses puissantes machines de guerre, et il s’étonna de constater en lui un sentiment qui, jusqu’alors, avait dormi dans les profondeurs indifférentes de son âme : celui de la solidarité nationale.

Que de fois, dans l’excès même de sa ferveur « humanitaire », n’avait-il pas pensé : « la patrie, c’est l’égoïsme collectif, une conception de douaniers ». Aujourd’hui, il la sentait vivre dans son cœur, qui se gonflait au souvenir des années de jeunesse à Ypres, du temps de l’amour dans les bruyères de la Campine, des jours heureux à Bruxelles, dont chaque rue, pour lui, était pavée des images de sa vie.

Et il regardait la ville avec des yeux nouveaux, comme on regarde un être cher que l’on a pensé perdre. Il constatait chez les autres passants la même joie, les mêmes soupirs de délivrance. Chacun éprouvait le besoin de sortir de sa maison, de se mêler à la foule, de n’être pas seul dans l’allégresse, tant on avait été solidaires à l’heure toute récente du danger.

Les journaux, comme des papillons blancs, ouvraient partout des ailes, dont les bords tremblaient à la brise.

On s’arrêtait pour les lire, les bras écartés. Ci et là, on se groupait autour d’un lecteur :

— C’est donc vrai ?

— Officiel ! vous dis-je.

Mais on n’osait croire à l’étonnante nouvelle ; on voulait toucher du regard, s’imprimer dans les yeux la déclaration du ministre d’Allemagne…

Au Cercle Artistique, où il espérait rencontrer son beau-frère, il ne trouva que des tableaux décrochés. Un domestique en escarpins, mollets blancs et galons d’or, lui fit connaître que M. Sauvelain venait de partir.

Philippe s’arrêta quelques moments à contempler les tableaux du peintre, qui, enfin, s’élevait au premier rang, après un demi-siècle de luttes héroïques où les parvenus le repoussaient du pied, tandis que les « arrivistes » lui pendaient aux talons.

Philippe admira de grands navires découpant sur le ciel de puissantes architectures, des cheminées d’usines fumant à l’horizon d’un paysage, des puddleurs, au torse nu, découpés en noir sur un fond d’incendie, et des bâtisseurs de ville, des gares sinistres, des ports hérissés de grues hydrauliques, toute une illustration décorative du commerce et de l’industrie, où Sauvelain exaltait l’homme dans la beauté de l’effort musculaire et du travail au pays du fer et du charbon.

Philippe, admirant l’énergie de ces œuvres — dont la facture somptueuse et large avait si longtemps effrayé les amateurs — ne pouvait s’empêcher de croire que ce monde fumeux et sombre, où l’on travaillait « à la sueur de son front », apportait à l’humanité plus de servitude et de misère que de véritable richesse et de réel bonheur…

À la rue, le souvenir lui revint de Lucienne, qu’il avait oubliée dans la grandeur des inquiétudes communes.

Depuis quelques jours, le sentiment de sa propre existence était obscurci au point que Philippe ne s’étonna guère de la soudaine éclipse de son amour.

Ce pauvre amour, à présent, lui donnait à sourire, comme les scrupules moraux et les utopies humanitaires dont il constatait la brutale destruction…

Chez les Fontanet, le concierge annonça que ces dames étaient sorties. Philippe en éprouva de l’humeur. Il lui fallait quelqu’un avec qui partager son allégresse. Pourquoi Lucienne n’était-elle pas à son côté, en un tel jour de délivrance ? Ils se fussent ensemble baignés dans la joie nationale !…

Heureusement, Philippe se souvint que son ami M. Van Weert, financier-propriétaire, allait chaque jour qu’il faisait beau prendre l’apéritif à la Laiterie du Bois. N’ayant personne à qui parler, l’écrivain se dirigea par l’Avenue Louise vers le Bois, où il espérait rencontrer M. Van Weert. Chemin faisant, il prit plaisir à voir les marronniers se tremper dans le soleil, le bleu du ciel se dégrader en douceurs infinies, et les gens s’attabler aux terrasses des cafés, avec la confiance et le calme des anciens jours…

« Que la vie est belle, et l’homme insensé, qui parle de guerre et de domination, quand il ne faudrait qu’un peu de justice pour que chacun eût sa part de bonheur ! Pauvres Français, que l’horrible guerre menaçait encore !… S’ils pouvaient y échapper aussi ! »

À piétiner la Belgique, l’Allemagne se fût avilie dans la mémoire du genre humain, et Philippe comprenait qu’elle reculât devant un tel crime. Quant à surprendre la France et à la frapper sans provocation, elle s’en ferait gloire, et de miner le seul pays où l’on eût le respect de l’intelligence, le seul qui ne fût point asservi tout entier au panmufflisme de l’argent.

Lorsque Philippe entra dans le Bois, il ne rencontra qu’un fiacre solitaire, un taxi chargé de valises, et un garde civique en faction, les mains dans les poches et le fusil sur le dos. Plus de cavaliers, d’attelages ni d’élégantes…

À la Laiterie, les garçons, une serviette sous le bras, s’ennuyaient entre les tables vides. Au pavillon de la musique, le manche d’une contrebasse dessinait sur le fond du ciel rouge un point d’interrogation. Les Tziganes en veste brodée d’or lisaient le journal et attendaient que la vie reprît son mouvement accoutumé.

Seul, M. Van Weert regardait avec mélancolie les avenues désertes, où ne passait qu’une bicyclette, filant à toute allure, et un couple amoureux qui s’éloignait vers l’ombre des sous-bois.

— Il fait sinistre ce soir, dit le financier, qui tendit à l’écrivain ses doigts gantés de chevreau.

Habillé de gris, du chapeau mou aux guêtres d’étoffe, M. Van Weert donnait une impression d’élégance mondaine, confirmée par un monocle d’où ruisselait un large cordon noir.

Son visage, rasé à l’anglaise, ne retenait point l’attention. M. Van Weert ressemblait à tout le monde. Aussi prenait-il beaucoup de mal à se distinguer du commun des mortels. Quand il se dégantait la main droite, on remarquait aussitôt une bague au chaton en forme de scarabée, qu’il portait à l’index, et qui donnait à connaître ses prétentions aux sciences occultes et, notamment, à la théosophie. Mais, pour apprécier M. Van Weert en sa véritable distinction, il fallait l’entendre discourir d’esthétique et, surtout, le voir dans sa maison. Si précieusement meublée qu’il n’osait en faire usage, M. Van Weert en habitait quelques pièces et montrait les autres aux visiteurs, ne manquant point de les arrêter devant le bassin de marbre d’un « atrium », où flottaient, autour d’un jet d’eau, des pétales de rose en celluloïd.

La gravité des événements inclina M. Van Weert à parler de politique :

— Eh bien ! que pensez-vous de la déclaration du ministre d’Allemagne ?

Philippe eut un geste évasif :

— Pour ce qui nous concerne, je suis rassuré. Mais j’ai peur pour la France, d’autant plus que les Anglais ne marcheront pas.

Tirant de sa poche un journal du soir, Philippe reprit :

— La Daily Chronicle déclare ouvertement qu’il ne faut pas compter sur l’Angleterre. Les Daily News recommandent la neutralité. Heureusement, le Times combat cette politique d’autruche. Il estime que les Anglais ne pourront rester indifférents à un conflit qui bouleversera les trois quarts de l’Europe.

M. Van Weert, allumant un cigare, les genoux croisés dans son fauteuil d’osier, sourit avec importance :

— Mon cher…

Et il émit une longue bouffée :

— … Il n’y aura pas de conflit.

— Ah !

L’esthète pointa vers l’écrivain son index au scarabée de malachite :

— Voyons, vous qui êtes homme d’étude, vous n’ignorez pas que la guerre et l’industrie sont essentiellement contradictoires ?

— On le dit.

— Auguste Comte l’a « démontré ». Le commerce et l’industrie ont à ce point mêlé les capitaux et les intérêts que toute guerre devient impossible… au moins entre pays industriels et commerçants… Or, l’Allemagne et l’Angleterre étant industrielles, comme la France est commerçante, il va de soi qu’il n’y aura pas de confit.

— Vous oubliez qu’on mobilise partout.

— Bluff !… poudre aux yeux !… L’ogre allemand fait sonner les éperons de ses bottes. Quand il aura fait peur à ses voisins, il retournera chez lui.

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr.

— Quant à moi, j’en doute fort. J’estime que le « jour » est arrivé ; der tag ! pour lequel se préparent depuis quarante ans tous les gorilles de la Germanie.

— Allons donc ! Une guerre de six semaines épuiserait l’Allemagne. Cela fut déclaré au dernier congrès des banquiers allemands. Mais, peut-être, ne lisez-vous pas les journaux financiers ?

— Non… je l’avoue.

M. Van Weert en faisait une lecture quotidienne et parlait finance ex-professo, car la science ésotérique ne le détournait point d’arrondir sa fortune :

— Mon cher, vous avez tort. Il est prouvé, depuis longtemps, qu’une guerre en Europe est financièrement impossible. C’est l’opinion de la haute banque ; c’est aussi la mienne… Rassurez-vous donc, tout s’arrangera.

Lorsqu’ils se quittèrent, Philippe retourna chez lui. Les prédictions de M. Van Weert lui donnaient à songer. Bien qu’il n’eût point confiance dans la perspicacité de l’esthète, il méditait sur l’opinion de la haute banque, soutenue par les journaux financiers.

Et l’écrivain tâchait d’y trouver une raison d’espérance. Il avait tant besoin d’espérer ! Comment écrire de l’amour futur, de cet idéal confus qu’il voyait au bout de l’altruisme, si la réalité se ruait à travers son rêve, et si l’égoïsme collectif y trouait son chemin à coups de canons ?

Le soir, quand il rapporta à Marthe les paroles de M. Van Weert, elle n’y donna qu’une attention distraite. Elle préparait les bagages pour la mer.

En compagnie de Lysette, elle décidait de la robe à mettre, du chapeau à choisir, et, dans un désordre de linge étalé, elle s’agitait à prévoir le nécessaire, à écarter le superflu, à réserver dans les malles une petite place aux livres de son mari. La guerre ?… C’était si loin, si vague… Son imagination ne s’y retenait qu’avec peine. Depuis si longtemps, elle bornait sa vie aux murs intimes de sa maison !…