L’Exode/2/2

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Oscar Lamberty (p. 74-80).
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II

Tout est perdu ! L’Allemagne a demandé pour ses troupes un libre passage à travers la Belgique ! Cette nouvelle anéantit les dernières espérances. D’abord, on n’y veut pas croire, on relit les journaux de la veille, les paroles du ministre von Below. Mais il faut se rendre à l’évidence : il a lui-même remis l’ultimatum !

Alors, ce diplomate a menti ?… Nous sommes donc menacés de la guerre ?

Après un moment de stupeur, on court à la rue, voir ce qui se passe et s’interroger les uns les autres. La ville est noire de monde, un même sentiment domine la foule agitée : la colère, l’indignation, la rage, une rage qui se répand comme le feu. Tous les cœurs brûlent ; la peur a disparu ; d’un bond, chacun passe de l’abattement à l’enthousiasme du sacrifice. Des groupes se forment ; on se serre les uns aux autres, avec cet instinct de défense qui unit les faibles à l’heure du danger.

Dans un café, où des consommateurs frappent du poing sur les tables, Philippe, accoudé, relit la nouvelle tragique, les paumes aux oreilles, pour s’isoler des apostrophes et des discours.

Malgré l’affolement de sa pensée, il ricane au style vulgaire de l’ultimatum allemand, à la bassesse du prétexte invoqué, aux phrases tortueuses où les mensonges s’enlacent comme des vipères.

Mais il frissonne d’orgueil à la réponse fière et loyale de la Belgique, où résonne l’accent de l’honneur ; elle se refuse à faciliter les opérations allemandes ; elle est résolue à défendre sa neutralité : « Aucun intérêt stratégique ne justifie la violation du droit ».

Et cette seule phrase résume pour Philippe toutes les noblesses de la nature humaine.

Si étrangères qu’elles soient aux instincts de la foule, il s’émeut à les constater en elle. Chacun étouffe sous le sentiment d’une injustice ; des voix rauques insultent le colosse allemand, qui s’avilit à menacer un faible peuple inoffensif.

Dans les rues, la foule se déverse comme un fleuve, plein de courants et de remous. On assaille les marchands de journaux criant des éditions spéciales ; on se presse autour des orateurs grimpés sur des chaises, aux terrasses des cafés.

— Silence !

— Plus haut !

— Les troupes du Kaiser ont envahi notre territoire !

D’immenses clameurs s’élèvent, où se confondent les imprécations :

— Les lâches !

— Nous nous ferons tuer, mais les canailles ne passeront pas !

Et l’eau du fleuve, un moment barrée, se précipite entre les hautes façades, où des drapeaux commencent à fleurir.

Bientôt la ville est toute pavoisée. Aux boulevards, la foule devient plus fiévreuse ; un cortège de volontaires passe au milieu des acclamations ; des gardes civiques, appuyés sur leur fusil, résistent, comme des pierres, au courant agité des curieux.

Sur les trottoirs, les camelots font leurs affaires en liberté. Leurs yeux mobiles ne cherchent plus au loin le képi des agents de police ; ils offrent au public des cocardes tricolores, des poupées alsaciennes, des cartes postales illustrées d’une choucroute et d’un saucisson de Francfort :

— Demandez, messieurs et dames, les derniers produits de la culture allemande !

Mais une vague s’élève, la multitude reflue vers le centre des boulevards, où défilent des réservistes qui s’en vont à la frontière. On acclame un nègre en uniforme de grenadier — un volontaire dont les dents blanches reluisent dans un sourire de chocolat.

Une autre vague s’approche, puis se gonfle et se répand. On aperçoit un soldat français, porté par la foule en délire et flottant, comme une bouée rouge et bleue, sur une mer de chapeaux agités.

Cent mille poitrines ovationnent la France. Le soldat lève son képi ; des femmes, du haut d’un balcon, lui lancent une poignée de fleurs. Tout à coup, la Marseillaise, battant des ailes sur les fronts découverts, s’envole au-devant du cortège qui entraîne avec soi la multitude éperdue. Et l’on chante, on pleure, on marche à la victoire en se donnant le bras ; car on sent que l’Allemagne sera vaincue, malgré ses canons, ses trognes militaires, sa science du massacre et sa philosophie de la brutalité. On sent que pas un cœur ne battra pour elle, qu’en dépit de sa force, de sa richesse, de sa culture, de son organisation, elle n’a créé que la peur et la haine, tandis que la France, notre mère à tous, a porté dans ses flancs la liberté du monde…

Ainsi pensait Philippe, au milieu de la cohue qui suivait en chantant un petit soldat français…

Mais, brusquement, une auto s’arrête, un homme s’y met debout et brandit son chapeau. D’une voix enrouée par l’effort, il crie :

— Les Allemands sont repoussés à la frontière. Les Belges leur ont barré le chemin !

L’auto repart dans une ovation délirante, qui monte vers le ciel ensoleillé, où les drapeaux se déploient aux souffles de la première victoire…

Aux casernes d’Ixelles, se poursuit la mobilisation. Les rues tremblent au roulement des chariots ; sur les trottoirs, près des fusils alignés en faisceaux, des réservistes se reposent. On en voit dans les cafés, le verre au poing, devant le comptoir ; on en voit sur les bancs du Boulevard Militaire, à côté de leur « payse » qui s’essuie les yeux ; on en voit que leur famille accompagne : le père, la mère, les sœurs… Il y en a qui chantent, il y en a qui boivent pour se donner du courage ; il y en a qui fanfaronnent et parlent de « crever les Allemands ». Un civil gesticule, au seuil d’un cabaret :

— C’est à coups de botte que nous les reconduirons à la frontière. Comme çà, nom de… Et il écume d’indignation. Personne, cependant, n’écoute ses bravades, chacun ayant trop de ses propres angoisses.

Des officiers se démènent aux abords de la gare ; d’autres courent sur la plaine des manœuvres, où des canons en détresse attendent les chevaux qui n’arrivent pas.

Un mois avant la guerre, les Allemands sont venus acheter à prix d’or la réserve des maquignons, et il faut dételer les voitures dans les rues, afin que les canons partent cette nuit.

On en voit qui roulent sur la vaste plaine, et dont les attelages de fortune ruent d’épouvante au clairon des artilleurs. Un cavalier tombe ; un étalon se cabre la crinière au vent ; un soldat s’élance pour le saisir par les naseaux. Et des hennissements se mêlent au sifflet strident des locomotives, au bruit des wagons entrechoqués, tandis que, sur le boulevard, les autos, à coups de trompe, s’ouvrent un sillage dans la foule en rumeur.

Le vent soulève un nuage de poussière ; à l’horizon, le soleil décline, évoquant la flamme des incendies, la rougeur du sang qui va couler bientôt.

Les trompettes sonnent. On se découvre devant les soldats qui s’en vont à la mort…

Ils s’en vont, courbés sous leur sac, au-devant de la plus puissante armée du monde ; et ils y vont seuls, avec le courage du faible exaspéré par une grande injustice, avec le courage des cœurs honnêtes que révolte la tyrannie des forts.

Pauvres soldats ! S’ils savaient qu’ils auront à défendre jusqu’au dernier lambeau du territoire, sans que personne vienne les secourir ; s’ils savaient que leurs femmes et leurs enfants seront chassés le long des routes, leurs villages brûlés, leurs villes détruites, leurs biens anéantis par des brutes ivres de destruction ; s’ils savaient que, derrière eux, les civils massacrés saigneront sur tous les chemins de Flandre et de Wallonie. S’ils savaient !…

Le soir, en descendant vers la ville basse, Philippe se sentit une « âme belge ». Comme tant d’autres, qui n’y croyaient pas, il la sentit battre en lui.

Partout, dans les rues noires de monde, la haine des Allemands exaltait la foule. Flamands et Wallons oubliaient leurs querelles ; socialistes et conservateurs, la différence de leurs opinions.

Dans les cafés, dans les groupes, on parlait du service personnel, si longtemps retardé par les chefs catholiques… Ah ! si l’on avait su ! Mais on vivait si tranquille à l’ombre des traités. De la France, on n’avait rien à craindre : on lui devait le meilleur de la civilisation. Quant à l’Allemagne, qui eût mis en doute sa signature, qui eût pensé qu’elle méprisât l’honneur ? Aussi l’indignation tournait-elle à l’émeute, maintenant qu’on la savait parjure.

Des voix montaient de la rue :

— Mort aux traîtres !… À bas les espions !

Et la bête qui sommeille dans l’homme se réveillait, aveugle et cruelle. On brisait les vitrines des magasins allemands ; on saccageait les brasseries de Munich ; les globes électriques, pendus au bout d’un fil, éclataient sous le pommeau des cannes, ainsi que de gros yeux épouvantés.

— La police !

Elle accourt, sabre au clair ; elle s’efforce à dégager la rue ; mais l’émeute, repoussée ici, se reforme ailleurs. On voit des furieux piétiner la lingerie d’un étalage, des voleurs emporter des robes, des apaches assommer des passants…

Mais des bonnets à poils ondulent à l’horizon de la foule.

— Sauve-qui-peut !

Entraîné par la tourmente, brisé, haletant, Philippe respire enfin dans une rue sombre et tranquille, où les boutiquiers effrayés s’empressent de descendre leurs volets…

Dans son quartier, tout est calme, tout a gardé la bonhomie des anciens jours. À la porte d’un cabaret, des gens fument la pipe devant un verre de bière ; sous les marronniers de l’Avenue Louise, des amoureux attardés marchent avec lenteur… Les étangs d’Ixelles se sont endormis, veillés par la lune. Les cygnes et les canards sommeillent sous les grands saules penchés au bord de l’eau…

Et Philippe, s’arrêtant, contemple ce paysage où survit la quiétude heureuse d’un monde qui déjà n’est plus.