L’Exode/2/5

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Oscar Lamberty (p. 103-113).
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V

— Soyez tranquilles, messieurs ! Bruxelles n’a rien à craindre.

Ainsi parlait un garde civique, en faction au coin de la rue.

C’était un pharmacien borgne, à barbe noire, que n’avait pu enchaîner son métier sédentaire. Sa vieille sœur dirigeait l’officine, car il était rare qu’on le trouvât chez lui. Parfois, on le voyait passer, en bonnet grec et pantoufles de tapisserie, qui s’en allait acheter le journal. On ne s’étonnait point si, d’aventure, il revenait, après trois jours de randonnée, reprendre le pilon sous les regards offensés de sa vieille sœur.

Depuis la guerre, il ne quittait plus son uniforme. La nuit, il dormait au Bois ou dans la forêt de Soignes, avec son chien et son fusil.

Tout le quartier comptait sur lui pour la défense, et Sauvelain n’en menait pas large, quand le pharmacien démontrait l’invraisemblance d’une invasion de Bruxelles : — Monsieur, j’ai vu les avenues barrées de chariots, des arbres en travers de nos routes stratégiques. J’ai vu nos tranchées, tout un système de défenses aussi imprenables que des forts.

Comment résister à cette assurance, au prestige de sa baïonnette étincelant au soleil ?

— Mais les uhlans ?

— Allons donc ! Ils se rendent pour un morceau de pain.

Après cela, on descendait plus léger vers la ville, où l’on ne remarquait pas tout de suite que la foule était plus fiévreuse et que des taxis plus nombreux s’enfuyaient vers les gares. On se rassurait à voir tant de monde aux terrasses des cafés. Les journaux, d’ailleurs, continuaient d’assurer que « la situation était bonne », que « l’on gardait beaucoup d’espoir ».

On parlait même d’une bataille à Dinant, où les Français, enfin ! étaient venus nous secourir.

— Mais les Anglais ?

— Chut !… le général French a traversé la ville. Des gens l’ont vu, de leurs yeux vu !

— Oh ! alors…

— Ils sont à Anvers, mais ne le dites à personne.

— On assure qu’il y en a cinq cent mille !… Nous les attendons d’une heure à l’autre.

— Ah ! mon Dieu, si c’était vrai…

— Les Anglais-, voyez-vous, sont toujours un peu lents ; il leur faut la croix et la bannière pour se mettre en route, mais, une fois partis !… plus moyen de les retenir.

Au lieu des Anglais, on vit défiler sur les boulevards un long cortège mélancolique de chariots pleins de chevaux de bois, de gondoles peintes et dorées, de maisonnettes roulantes à fenêtres minuscules garnies de rideaux blancs.

Les forains nous quittent !

— Que voulez-vous !… Les affaires ne vont plus. En effet, au champ de foire, les carrousels plient bagage ; le musée d’anatomie emballe ses figures de cire ; à la ménagerie, on accroche des volets sur la cage aux lions. Ci et là, un clown se contorsionne encore sous les gifles du bamum, une danseuse à paillettes arrondit les bras pour attirer la foule…

Inutile ! Elle n’entre plus. Silencieuse, elle se promène sous les arbres poussiéreux, où flotte une odeur de friture. On sent que le monde ancien n’est plus, que les cloches, trombones et tambours ne peuvent chasser le fantôme de la guerre. Aussi les forains préfèrent-ils s’en aller.

— Mauvais signe ! dit Sauvelain, qui voit partout des sujets d’inquiétude.

Et se hâtant, avec Philippe, vers les banques de la ville haute, Frédéric jette un regard attristé sur une diseuse de bonne aventure, dont le boniment promet de dévoiler l’avenir : « Pour deux sous, messieurs et dames… Entrez, entrez… C’est dix centimes seulement. »


Il faut se battre pour approcher des banques, où le public affolé se presse en troupeaux. On s’écrase dans une poussée terrible, que la police et les gendarmes s’efforcent vainement de contenir.

En quelques jours, une panique s’est répandue et l’on s’étouffe les uns les autres : chacun veut reprendre son argent ; c’est une question de vie ou de mort…

Des femmes s’évanouissent dans la cohue, sans qu’on puisse les secourir. Il faut attendre que la poussée les ait portées jusqu’au bout, jusqu’à l’entrée des salles, où elles tomberont sur le marbre des couloirs.

— Je te l’avais dit ! halète Sauvelain qui, depuis des heures, se débat, près de Philippe, dans la féroce pression de la foule.

— Tiens bon ! gémit l’écrivain, ce sera bientôt notre tour.

Quand, épuisés, ils arrivent aux guichets, un commis grincheux leur pousse un billet de mille.

— Ça ne me suffit pas !

— Tant pis pour vous !

— Mais, au moins, donnez-moi des billets de vingt !

— Allez changer à la Banque Nationale.

Inutile de protester. La police, d’ailleurs, vous entraîne :

— C’est la loi ! Les banques n’accordent que cette somme, et seulement tous les quinze jours. À la Banque Nationale, une interminable file s’allonge d’heure en heure, sans que la lente hostilité des changeurs parvienne à lasser la patience du public.

On loue des chaises sur les trottoirs, pour y passer la nuit. On y boit, oh y mange, les yeux au loin sur les portes fermées, qui de temps à autre s’entre-bâillent pour dix personnes à la fois.

Maris, femmes, enfants succèdent l’un à l’autre. Des pauvres stationnent, payés par les riches ; on achète une bonne place à prix d’or.

Il y a là cinquante mille personnes, cinquante mille victimes qui, attendent, qui attendront en vain, et qui, bientôt fuiront vers l’exil, plus dénuées que des mendiants. Et combien, à cause de ces banquiers, crèveront de misère, la rage aux dents, comme des chiens abandonnés ?…

À la nuit tombante, Philippe et Sauvelain s’en allèrent, épuisés de courage.

À cette vaine attente, le peintre préférait encore la poursuite aléatoire de ses douze débiteurs. Quant à Philippe, il se promit d’aller trouver son oncle Grassoux, industriel millionnaire, qui lui devait une respectable somme et qui, sans doute, ne se refuserait point à la lui rembourser.

M. Grassoux habitait, à l’avenue de Tervueren, un hôtel à entrée cochère que fermait une grille de fer forgé. Au salon, de style empire, un tapissier-garnisseur avait disposé des gravures congruentes sur les panneaux de soie verte à couronnes de laurier doré : le Serment des Horaces, Mme Récamier sur sa chaise-longue, le portrait de la marquise d’Orvilliers.

Dans le silence de la maison, où un domestique introduisit Héloir, une sonnette électrique frissonnait par intervalles, une porte battait, un marteau clouait, des pas au plafond d’une pièce voisine faisaient trembler les pendeloques d’un lustre de cristal.

Philippe devina une sourde agitation, des courses insolites sur le grand escalier, un affairement dont les bruits étouffés parvenaient jusqu’à lui.

M. Grassoux ne le fit point attendre. Il parut en manches de chemise et balafré de poussière :

— Pas de mauvaises nouvelles ?

— Pas que je sache.

— À propos… vous savez… je pars pour La Panne. J’emballais à l’instant mes papiers d’affaires.

— Et votre usine ?

— J’y ai fait installer soixante lits, pour la protéger des Allemands.

— Vous craignez donc qu’ils viennent ?

— Parbleu !

Grand, le visage rouge et dur, il se classait par sa seule apparence dans la catégorie des forts. Il n’en fuyait pas moins à la première alerte, abandonnant son usine à la garde des employés.

Essuyant son front chauve et ses bajoues rasées, il dit, d’une voix rauque, dont l’effort lui gonflait une veine à la tempe :

— Claire, les fillettes et Calixte sont déjà partis… vous avez lu les atrocités ?

Comme il restait debout devant Philippe, sans l’inviter à s’asseoir, l’écrivain chercha une transition pour amener son oncle à la question d’argent.

M. Grassoux lui épargna cette peine. Ayant pour principe de ne considérer que des faits, il ne perdait point son temps à la vanité des paroles :

— À propos qu’est-ce qui vous amène ?

— Mon Dieu ! je voudrais bien ravoir une partie des sommes que j’ai déposées chez vous… Nous n’avons plus rien.

L’autre parut étonné :

— Diable !… Je ne puis pourtant pas vous remettre ainsi votre argent tout de suite, au pied levé… Vous êtes bon !

— Oh ! je ne demande qu’une dizaine de mille francs.

— Pooh ! Pooh ! souffla l’industriel, en se promenant de long en large, comme vous y allez !… Vous n’ignorez pas qu’on ne peut retirer ses capitaux des banques ?

— Justement ! C’est pourquoi je viens à vous.

— Ah !… flatté de la préférence. Mais je ne les ai pas, vos dix mille francs… Vous comprenez bien que si j’ai tait valoir votre argent, ce n’est pas en le fourrant dans un bas de laine.

— Voyons, mon oncle, soyons sérieux ! Il s’agit du pain de Marthe et de Lysette !

Le ton décidé de Philippe intimida M. Grassoux, qui se grattait le menton, en baissant ses lourdes paupières. Il parut réfléchir, d’assez mauvaise humeur, et, tout en cherchant à « rouler » son neveu, il se remit à marcher, le menton dans la main :

— Vous voilà bien !… toujours le même… le nez dans les nuages… et pas pour deux sous de sens pratique ! Encore, si vous étiez venu quinze jours plus tôt.

— Pou vais-je prévoir les événements ?

— Et moi ?

— Je ne vous le reproche pas… mais j’avais confiance dans votre sens pratique ; c’est pourquoi je vous ai laissé la direction de mes affaires d’argent.

— Bon, bon ! fit l’industriel, qui se montra vexé. Ce n’est pas le moment de nous chercher querelle… Pensons d’abord à Lysette. Qu’allez-vous en faire ? Vous ne pouvez la laisser à la merci des Allemands.

— C’est facile à dire… que voulez-vous que je fasse d’elle ? Je l’enverrais bien à La Panne, chez les Forestier. Mais il ne me reste qu’un billet de mille. Et pas moyen de le changer !

— Si je prenais Lysette avec moi ?

— Je n’osais vous le demander, mais j’en serais bien heureux.

Voyant le visage de Philippe s’éclairer, M. Grassoux en prit occasion pour terminer en douceur l’épineuse affaire du remboursement :

— Parlons peu, mais parlons bien ! Je passerai chez vous demain, à onze heures précises… N’oubliez pas un passeport pour Lysette, et, si j’ai un conseil à vous donner, prenez-en pour vous et pour Marthe… On ne sait ce qui peut arriver… Quant à vos besoins d’argent, je tâcherai d’obtenir à l’usine… mettons trois mille francs. N’espérez pas davantage… Il m’est impossible de vous donner plus. Je me demande même si l’on aura cette somme en caisse. D’ailleurs, elle vous suffira. D’ici cinq ou six semaines, les Anglais nous auront envoyé, pour le moins, un million d’hommes. Dès lors, bonsoir, messieurs les Allemands !

— Vous êtes donc optimiste ?

— Pas du tout… C’est là un mot. Et vous savez que je m’en tiens aux faits. Mais notre petite armée de cent cinquante mille hommes a résisté douze jours aux Allemands. C’est là un fait, un fait considérable. Laissons à la France, à l’Angleterre le temps de se porter à notre secours, et je vous donne mon billet que les Prussiens seront vivement reconduits à la frontière.

— Espérons-le !

— Cela est certain. Mais il faudra un ou deux mois… Conclusion : avec quatre mille francs, vous pourrez attendre mon retour… Quant à Lysette, je vous la ramènerai, dès que ces messieurs boches tourneront les talons.

Poussant du ventre son neveu, qui le remerciait de son obligeance :

— Tu, tu, tutte !… pas de remerciements, mon cher… À demain ! Que Lysette m’attende et, surtout, rappelez-vous les passeports !

Le moment d’après, Philippe se trouva sur le trottoir, ne sachant s’il devait se réjouir ou se fâcher de cette solution. Certes, il exultait à la pensée que Lysette serait sauve des envahisseurs, mais quatre mille francs lui semblaient peu de chose pour affronter le désarroi de la guerre.

Le lendemain, Philippe regardait pleurer Marthe, que le départ de Lysette laissait sans courage.

Étendue sur un lit de la bibliothèque, elle se sentait écartelée entre le désir de suivre sa fille et le devoir qui la retenait près de son mari.

— Nous aurions dû partir aussi ! gémissait-elle. Mais Philippe n’acceptait point l’idée de quitter ses livres, sa maison, tout ce qui donnait une valeur à sa vie. Il objecta, d’une voix timide :

— Et s’il vient des blessés ?

— Il n’en viendra pas. Tu sais parfaitement qu’on les envoie aux hôpitaux.

D’heure en heure, on passait de l’espoir à l’angoisse. On parlait de défendre Bruxelles, de canonner l’ennemi, qui approchait de la capitale. Le moment d’après, on annonçait que les défenseurs étaient partis, abandonnant les civils à leur sort…

Et un souffle de terreur suit un souffle d’espoir. On se sent pareils à des feuilles qui tremblent ; les journaux publient des atrocités sans nom, tout en assurant que « la situation reste bonne », que l’armée allemande se décourage ; mais on ne croit plus aux phrases pompeuses des gazettes. On s’aperçoit enfin que l’armée ennemie n’est pas détruite, que les uhlans ne se rendent pas pour un morceau de pain, qu’ils tuent bien plutôt les civils, et que, partout après eux, il ne reste que des ruines.

La nuit, des coups de marteau retentissent dans les caves ; des ombres dans les jardins creusent la terre, au clair de lune. On enfouit ses valeurs, puis on reste, dans l’obscurité, à se peindre des tueries : femmes, enfants traînés par des brutes aux mains sanglantes ; fusillades de civils, qu’on achève à coups de baïonnettes ! Le matin, on s’étonne de vivre encore. À peine échappé aux cauchemars du rêve, on retombe à ceux du monde réel, et l’on se sent faible, sans moyen de défense : rien que de la chair souffrante à opposer aux armes des bandits !

Déjà des milliers de fugitifs pleurent dans les rues. Des soldats en sueur traversent la ville pleine de blessés ; des officiers passent en auto, dans un sillage de poussière, et voici que des avions allemands planent autour de Bruxelles, à la manière d’éperviers prêts à fondre sur leur proie…

À la gare du Nord, on s’écrase, on se bat dans les trains, on grimpe sur les toitures des wagons.

Tout le monde se sauve !… C’est la déroute, l’exode éperdu d’un peuple abandonné de tous, trompé jusqu’à la dernière heure, et qui fuit, sans argent ni bagages, vers la misère et les humiliations de l’exil…