L’Exode/2/4

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Oscar Lamberty (p. 90-103).
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IV

« Mon cher Philippe, venez me voir ; je me sens bien seule et bien mélancolique. Lucienne. »

Au reçu de ce billet, il se rendit chez son amie. Peu s’en fallait qu’il ne l’eût oubliée, tant les sentiments personnels se perdaient alors dans l’émotion nationale. Mais, depuis la victorieuse résistance de l’armée, chacun, reprenant conscience de soi-même, sortait d’une hallucination de terreur et ne sentait plus cette pierre d’angoisse qui, jusqu’alors, lui avait écrasé la poitrine.

On ne pouvait dire, pourtant, que Bruxelles fût tranquille. Depuis quelques jours, la chasse aux Allemands affolait toute la population. On se lançait dans les rues à la poursuite aveugle des suspects ; on s’arrêtait les uns les autres :

— Vos papiers ?

— Je ne les ai pas sur moi.

— Au bureau de police !… Arrêtez-le !

Les cannes, les poings s’abattaient sur les victimes. Des gendarmes, des gardes civiques s’élançaient à leur secours, et l’on apercevait dans le tumulte un visage rougi de sang qui hurlait d’épouvante.

Craignant les fureurs instinctives de la populace, Philippe s’empressa vers la chaussée de Charleroi, où Lucienne et sa mère occupaient un spacieux appartement, au premier étage d’un hôtel à porte cochère.

Du haut de l’escalier, la jeune fille, un peu rougissante, sourit à l’écrivain.

— Vous m’avez bien abandonnée ! dit-elle en lui serrant la main.

— Je suis venu, mais vous étiez sortie.

Tout en s’excusant, il se sentit troublé.

— Que de changements depuis notre voyage ! dit-il, envahi par les souvenirs, à la voir, à respirer son odeur.

— Oui, répondit-elle, il me semble déjà que ce voyage est reculé dans un autre monde. Avez-vous aussi cette impression ?

— Ce que j’éprouve, dit-il, est une impression de rêve, de cauchemar, d’irréalité. Il y a des jours où je me demande s’il est vrai que nous sommes en guerre, si tout cela n’est pas une illusion !

Comme Lucienne avait ouvert la porte, ils se sourirent encore, avant d’entrer.

Au salon, Philippe trouva Mme Fontanet en compagnie d’un prêtre.

— Monsieur l’abbé Froissart… Monsieur Philippe Héloir.

Les deux hommes se saluèrent.

De belle taille, le menton bleu, les sourcils noirs, l’abbé, jeune encore, donnait une impression de force et de dignité. Il plut à l’écrivain par la distinction de sa politesse, qui révélait une âme fine et l’usage du monde.

Philippe apprit, par Mme Fontanet, que l’abbé Froissart arrivait de la province de Liège et qu’il allait suivre les troupes en qualité d’aumônier.

On parla des atrocités allemandes, dont les journaux commençaient à répandre l’horreur.

— Est-ce bien vrai ? demanda Philippe, qui ne se rendait qu’avec peine.

Malgré la férocité des Allemands, il se refusait à croire que l’homme fût né mauvais, avec des instincts de bête cruelle. Aussi soupira-t-il, quand l’abbé répondit d’une voix grave :

— Monsieur, j’ai vu des choses à faire douter de la Providence… Et c’est un prêtre qui vous dit cela !

Reprenant la conversation que Philippe avait interrompue, il se tourna vers Mme Fontanet :

— Je regrette que nos évêques n’aient pas cru devoir nous convoquer tous… Nous aurions marché au devant des Barbares, avec toutes les croix des églises, toutes les bannières !… Il fallait dresser l’image du Christ à la face des envahisseurs. Il fallait les obliger à nous passer sur le corps, à piétiner Notre Seigneur, à se trouver infâmes au regard de tous les chrétiens.

Un peu plus tard, il dit encore :

— On m’a lié sur une chaise, dans mon église, où l’on poussait de la crosse mes pauvres paysans… Chaque soldat, en entrant, me crachait à la figure… Une femme, qui s’est jetée devant moi, reçut un coup de pied au ventre et tomba sans pouvoir se relever…

Mme Fontanet, que de tels récits avaient rendue nerveuse, parla de se réfugier à la mer.

— Pourquoi ? demanda Philippe, les nouvelles sont bonnes.

Mais l’abbé ne le croyait pas :

— Si vous avez des précautions à prendre, prenez-les ! Nous aurons tous à beaucoup souffrir.

Prévoyant qu’il ne trouverait point l’occasion d’être seul avec Lucienne, Philippe se leva.

— Monsieur Héloir, dit Mme Fontanet, si vous avez un moment, allez donc faire visite à ce pauvre Axel Borg.

— Il est plus malade ?

— Non seulement il est plus malade, mais sa femme a l’intention de se réfugier en France !

— Elle choisit bien le moment !

— N’est-ce pas ?

Et, s’adressant à l’abbé Froissart :

— Une bien déplorable histoire, monsieur l’abbé.

Le prêtre eut un geste vague :

— Tout est véniel, quand on pense à la guerre !

Mme Fontanet ne répondit point, mais il parut à son silence qu’elle n’approuvait point la réflexion de l’ecclésiastique.

Lucienne, reconduisant Philippe, le retint à causer dans le vestibule :

— Mais vous, demanda-t-elle, après un regard soucieux, pourquoi ne pas aussi partir pour la mer ?

— Vous comptez donc y aller ?

— Non… maman voudrait bien. D’autre part, elle a tant à régler avec son notaire. Mais si vous aviez encore l’intention de partir…

— Impossible !… J’ai loué quatorze lits pour les blessés.

— Oh ! alors…

Il n’y avait point entre eux cette communication d’âmes qui les émouvait tant à Gerseau. Ils le sentaient, et cette impression, rappelant à Lucienne les confidences de ce temps-là, lui fit demander :

— Mais votre livre… l’avez-vous commencé, déjà ?

— Comment voulez-vous ?

— C’est vrai. On n’a plus le courage de rien.

À ce moment, des cris s’élevèrent de la rue, et l’on entendit un sabotement de chevaux.

L’écrivain ouvrit la porte.

« Vive la France !… Vivent nos alliés !… »

C’était une colonne de cavaliers français. On apprit, dans la suite, qu’ils amenaient des chevaux de remonte ; mais le public voyait en eux l’avant-garde des sauveurs.

Penchés sur leurs montures, ils prenaient au passage le verre d’eau, le paquet de cigarettes, la grappe de raisin que leur tendait la foule. Et, gris de poussière comme leurs chevaux, ils avaient l’apparence émouvante « des choses qui ont beaucoup servi ».

Quand ils se furent éloignés, Philippe prit congé de Lucienne.

— Vous n’oublierez pas d’aller voir Axel Borg ?

— Non, j’irai tout de suite.

Et ils se quittèrent, déçus d’une entrevue qui leur laissait un sentiment de banalité.

Philippe se dirigea vers le quartier où « ce pauvre Axel Borg » occupait le cinquième étage d’une maison de rapport.

— On n’épouse pas des femmes comme la sienne, se dit l’écrivain, au souvenir des adorateurs que Mme Borg avait affichés. Elle est née pour être entretenue, comme Axel est né pour demeurer garçon.

Mais, à Ostende, au premier regard il fut pris dans le filet de cette aventurière ; car il allait à l’amour en montrant toute son âme, de même qu’elle allait au bain en montrant toute sa beauté.

Ambitieuse, intelligente, elle cherchait un homme qui pût la porter de la galanterie dans le monde où l’appelait sa vanité. Axel parut le tremplin qui pouvait la lancer.

D’excellente famille, pianiste renommé, il avait accès dans une société choisie. Après un mois de fréquentation, Axel fut « empaumé ».

En dépit de La Rochefoucauld, dont il méprisait les maximes, il crut faire un « mariage délicieux ». Sa femme, fêtée dans le monde, où sa grâce et son esprit la portaient comme des ailes, se trouva bientôt en mesure de s’habiller élégamment, sans trop taxer les ressources du ménage.

Axel, pour sa part, se voyait comblé de faveurs. Tout lui tombait à merveille : succès, décorations et éloges de la presse. Ami des « gros bonnets », dont l’importance commande les avenues de la notoriété, il faisait son chemin parmi les roses, tandis qu’Héloir et Sauvelain demeuraient accrochés aux buissons.

Il s’avançait donc souriant, sous les regards bilieux de l’envie.

Le jour vint, toutefois, où ce mari, aveuglément crédule, commença à souffrir du soupçon. Aussi bien, des femmes jalouses prirent-elles soin de lui ouvrir les yeux.

Il en résulta des scènes de ménage, où Mme Borg fit entendre à son mari qu’elle se dévouait à lui créer des sympathies et qu’il n’eût point à se donner le ridicule d’un jaloux :

— Si tu crois pouvoir marcher seul, essaye donc !… tu verras.

En effet, il ne tarda point à constater qu’il devait à sa femme les faveurs qu’il croyait dues à son talent. Dès lors, la jalousie empoisonna son existence, il fut d’autant plus humilié qu’il était plus orgueilleux. Honnête, au fond, il essaya de rompre des relations suspectes ; il s’aigrit, devint amer, agressif au point de faire un esclandre où sa réputation se perdit sans retour.

Le monde lui tint rigueur… Bousculé par ceux-là même qui l’accueillaient naguère, il ne tarda point à descendre la côte qu’il avait si aisément gravie.

À force de travail, il put se maintenir dans la médiocrité. Bientôt la maladie le surprit. Sujet à des bronchites qui l’obligeaient à garder la chambre, il perdit la plupart de ses leçons et le revenu de ses concerts Essayant de lutter contre l’infortune, il composa une tragédie lyrique, mais, ne trouvant pas les subsides qui en eussent payé le décor, le malheureux, désabusé, la laissa dans ses cartons.

Sa femme, qui le soignait sans ardeur, lui reprochait leur déchéance, et, bien résolue à ne point se résigner au rôle ingrat de garde-malade, elle attendit l’occasion de reprendre sa liberté…

Philippe trouva le musicien alité dans une petite chambre, la moustache tombante, le regard fiévreux, ses longs cheveux noirs collés par la sueur :

— Ça ne va donc plus ?

Axel se souleva sur un coude et, se tournant vers la chambre voisine, mit un doigt sur ses lèvres avec une expression d’égarement.

Sous la portière de peluche amarante, Philippe aperçut le bas d’une robe et une valise sur le plancher couvert de papiers répandus.

Bientôt il entendit une voix claire donner des ordres à quelqu’un, dont le pas hésitant et lourd butait sur les marches de l’escalier. Une porte se ferma ; un parfum se répandit avec le souffle d’air qui remua le rideau, et Axel regarda Philippe, en essayant un pénible sourire :

— Elle est partie !… Tu viens trop tard, mon vieux.

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?

— J’en avais chargé madame Fontanet. Elle est venue me voir, il y a deux jours… D’ailleurs, à quoi bon ? Ma femme était bien décidée…

Voyant qu’Héloir fronçait les sourcils, le malade leva la main pour arrêter l’injure qu’il devinait prête à jaillir :

— Que veux-tu ?… C’est la vie. Assieds-toi, je vais t’expliquer.

S’appuyant le dos d’un oreiller, il conta que sa femme avait pris occasion du départ d’un ami, qui s’offrait à la conduire en France.

— Nous nous sommes quittés à l’amiable, et non pas définitivement… Après tout, elle a raison… Elle avait peur… Puis, elle m’a fait comprendre que nous serions deux à souffrir de la misère, qu’il lui restait une chance de salut, mais à saisir tout de suite. Alors… que pouvais-je répondre ?… Je n’ai pas eu le courage de la retenir.

Le malheureux ! Il tâchait d’excuser sa femme ! Il l’aimait encore !

— Elle ne m’a pas quitté sans regret… J’ai sa promesse de nous revoir après la guerre…

— Tout n’est donc pas fini ?

Axel détourna les yeux :

— Sait-on jamais !

Philippe, allumant une cigarette, laissa le musicien disculper sa femme, s’en prendre aux circonstances, aux amis qui l’avaient abandonné.

Tout en écoutant ces doléances, il se demandait qu’elle eût été sa propre vie, s’il avait rencontré un amour plus puissant que sa volonté. Bien qu’il éprouvât un peu d’aigreur à l’égard de cet homme qui, jadis, marchait avec des airs de conquérant, et qui tombait aussitôt que les circonstances ne le portaient plus, Philippe ne se croyait pas assez fort lui-même pour mépriser les victimes de la passion. Il se rappelait, d’ailleurs, le charme de Mme Borg, l’irrésistible séduction de sa beauté voluptueuse. Et, certains soirs, assis à côté d’elle, tout enveloppé de son parfum, il se fût senti incapable de résistance, prêt à toutes les folies de l’amour, pour peu qu’elle eût daigné l’asservir. Elle était de ces femmes qui trament les volontés dans le sillage de leurs jupes, et qui se plaisent à nous humilier devant l’éternel instinct…

— Et la guerre ? dit Axel, pour changer de conversation. Est-ce vrai que les nouvelles sont plus mauvaises ?

— Moins bonnes… Cela commence à se gâter. Les journaux prétendent le contraire, mais j’en doute.

— On dit que Liège est au pouvoir des Allemands ?

— Oui, mais les forts tiennent toujours. En tout cas, la situation n’est pas rassurante, puisque le gouvernement se prépare à partir pour Anvers.

— Alors, Bruxelles n’est pas en sûreté ?

— Il faut le croire.

Axel un moment réfléchit, en passant ses doigts maigres sur son front moite ; puis il se laissa retomber sur l’oreiller.

— Oh ! soupira le malade, qu’ils viennent et qu’ils m’achèvent d’un coup de baïonnette !

Philippe le gronda :

— Voyons ! ce n’est pas le moment de se décourager… Veux-tu venir chez moi ?

— Non, je vais retourner chez mes parents.

— Mais, d’ici là ? Tu n’as personne pour te soigner.

— Si, la petite bonne, puis la femme du concierge. D’ailleurs, ma mère viendra me chercher. Je vais lui écrire. C’est encore auprès d’elle que je serai le mieux. Philippe, s’apercevant qu’Axel devenait irritable, lui serra la main :

— Repose-toi ! Je passerai demain prendre de tes nouvelles.

— Comme tu voudras… Merci de ta visite !

Philippe retourna, chez lui, péniblement impressionné par la déchéance de cet homme, qu’il avait connu si brillant, si vain dans le bonheur, et dont il avait envié les succès et la femme.

Le soir, à table, où il avait retenu Yvonne et Frédéric, Philippe leur fit part de la misérable situation d’Axel.

— C’est sa faute, s’écria Yvonne.

— Mon Dieu !… dit le peintre, je n’en sais trop rien.

— Oh ! toi !… on connaît ton indulgence.

— Tu préfères la haine ?

— Parfois, c’est plus courageux.

— Que voulez-vous ! dit Philippe, il aimait sa femme…

— Raison de plus ! Il aurait dû lui dire : ma petite, occupe-toi de ton ménage et vivement.

— Oh !… elle n’est pas de ces femmes à retenir dans un ménage.

— Et pourquoi ?

— Elle est trop jolie.

— Vous êtes admirable, Philippe !… Est-ce que Marthe n’est pas jolie ? Est-ce que je ne l’ai pas été ?… — Bien certainement, ma chère, mais enfin…

— Taisez-vous donc ! J’aurais pu, moi aussi, avoir du champagne dans ma cave, et me faire payer des robes décolletées jusqu’à… l’indécence !… Vous auriez vu accourir les amateurs ! Frédéric aurait fignolé sa peinture et mis des canards dans ses paysages. Il les aurait vendus comme des petits pains !… Mais je me suis retenue de la tentation, même quand nous étions criblés de dettes.

— Allons, allons, calme-toi ! dit Frédéric, tu es une brave et digne femme… Seulement, nous sommes ici à causer de nos petites affaires, et la ville est en rumeur… On dit que l’espionnage a gangrené toute la nation ! Le roi va partir pour l’armée, car il paraît que nous sommes trahis même par nos généraux ! Et, tirant un journal du soir :

— Regardez cela : cinq mille fugitifs liégeois à Bruxelles !… Mulhouse évacué par les Français !…

— Oh ! répliqua Philippe, une simple affaire de francs-tireurs !

— Les journaux le prétendent… Ils prétendent même que la situation reste bonne. Moi, je vous assure qu’elle est mauvaise !

— Voyons, Frédéric, soupira Marthe, vous allez de nouveau nous faire peur.

— Le fait est, avoua Héloir, que j’ai vu aujourd’hui chez madame Fontanet un prêtre de la province de Liège, et qu’il m’a conseillé de prendre mes dispositions.

— En ce cas, dit Marthe, il faudra que tu ailles sans faute à la banque. Il est plus que temps.

— Peut-être même est-il trop tard, insinua sombrement Frédéric… Il y a foule autour des banques… J’ai couru toute la journée d’un bout à l’autre de la ville. Sur quatorze tableaux vendus, on ne m’en a payé que deux… Tout le monde se cache et garde son argent.

— Mais alors, qu’allons-nous devenir ? s’écria Marthe, que Sauvelain avait rejetée dans l’inquiétude.

— À la grâce de Dieu ! soupira Yvonne, qui songeait à son fils.