L’Exode/3/3

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Oscar Lamberty (p. 146-158).
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III


Dans sa clinique, encombrée de soldats belges, le Dr Claveaux donnait l’exemple de cette entr’aide, si consolante et si belle parmi les cruautés et les dévastations de la guerre.

Philippe l’assistait avec une ferveur de prosélyte. Jamais il n’avait éprouvé, une telle exaltation ; jamais il ne s’était senti plus d’accord avec lui-même, ni plus proche de cette pauvre humanité qui découvrait dans la souffrance des trésors de dévouement, qu’aux jours de bonheur l’égoïsme tenait enfouis.

Il ne songeait donc point à rejoindre Marthe et Lysette, qui attendaient patiemment chez les Forestier la fin de la guerre et la punition des envahisseurs. Parfois, Philippe accompagnait le médecin, durant ses visites à la campagne. C’était pour l’écrivain un bonheur profond et grave que de voir la confiance et le travail se répandre à nouveau dans les champs. Et, dans le cabriolet, que la jument noire cahotait paresseusement le long des routes flamandes, il ne se lassait point de contempler ce bon pays de Flandre aux horizons monotones, aux pâturages bordés de saules et de peupliers rêveurs.

Tout dénué qu’il soit de beautés naturelles, il séduit l’âme par sa mélancolie, née de l’espace, de la solitude et du silence, où les bruits éveillent au loin des douceurs musicales, où le regard s’épuise dans l’immensité des plaines, où les petites fermes à pignons blancs se pressent autour d’une église comme des moutons aux pieds d’un pasteur.

Un dimanche que Philippe accompagnait le médecin jusqu’au village de Poelcapelle, ils parlèrent des envahisseurs, qui n’avaient à la bouche que leur « vaterland », sans égard à la patrie des autres.

— Je comprends mieux, depuis la guerre, dit l’écrivain, cette opinion de Romain Rolland sur le pays natal. Il prétend avec raison que ce ne sont pas les pays les plus beaux qui prennent le cœur davantage, mais ceux où la terre est le plus près de l’homme, où chaque chose lui parle un langage intime et familier.

— C’est vrai, accorda le médecin, mais il m’étonne de vous l’entendre dire ; voilà près de trente ans que vous habitez Bruxelles.

— J’avoue que c’est à Bruxelles que me retiennent presque tous mes souvenirs.

— Les miens sont ici, répliqua Sylvain, je les retrouve au long de ces routes.

Et, du fouet, décrivant un arc d’un bout à l’autre de l’horizon :

— J’ai regretté bien des fois de n’avoir pu me soutenir à Bruxelles. Souvent j’imagine ce qu’eût été ma vie, si j’y étais resté. Mais je me suis fait une raison, et, tout bien considéré, je m’estime heureux de ce que j’ai tenu jadis pour une existence médiocre, parce que j’avais plus d’ambition que de sagesse, ou, plutôt, moins de philosophie que de vanité.

Mettant au pas la jument qui se couvrait de sueur, il s’appuya les coudes aux genoux, laissant flotter les rênes :

— C’est surtout le soir, continua-t-il, quand je reviens de mes visites à la campagne, que ce pays me console et m’enseigne la résignation… Je rencontre des paysans qui peinent jusqu’au bord de la nuit ; j’écoute le murmure des peupliers ; le vent chasse mes idées noires ; j’oublie les ennuis du jour, la mesquinerie des bourgeois d’Ypres et, bientôt, je me sens comme dilué dans l’étendue de ces plaines. Ce qui me reste de pensée flotte alors sur des souvenirs… Je rumine mes ambitions de jadis, mais sans tristesse, car je me dis à présent qu’il vaut mieux vivre ici que dans ces grandes villes modernes où le vice, la misère, la bestialité des visages vous apparaissent au tournant de chaque rue… J’ai fini par détester les grandes villes, parce que la civilisation vous y écrase. L’existence y devient trop brutale, elle n’y a plus d’âme. Ici, elle garde encore une lueur de poésie… Je prends plaisir à voir un paysan déterrer ses pommes de terre, un laboureur qui ramène ses chevaux, après une journée de travail, une bonne femme à l’ouvrage dans sa ferme, la lampe qui s’allume à la fenêtre de l’auberge, un pauvre curé de village arrosant les fleurs de son jardin… et je rentre, apaisé. Je sens alors toute la douceur de mon existence obscure, et je me dis qu’après tout je n’ai pas tant gâché ma vie.

— Oui sait ? Sylvain, c’est peut-être moi qui ai gâché la mienne ?

— Pourquoi ?

— Mon Dieu !… j’ai écrit deux ou trois romans passables, je me suis donné beaucoup de mal pour atteindre à je ne sais quel rayon de lune… un peu de lumière, de beauté… Vous trempez tous les jours vos mains dans la souffrance humaine, moi j’en suis encore à ciseler des utopies fraternitaires…

— Vous en reviendrez ! Pour ma part, je ne crois pas à l’influence des livres… Voyez les Allemands, après vingt siècles de science et de christianisme ! Et cette guerre ! Elle les secoue par la peau du dos, vos illusions de fraternité.

— Tant pis ! s’obstina Philippe, dont les sourcils se froncèrent, j’en crèverai peut-être, mais je les défendrai jusqu’au bout !

Comme le cheval entrait au pas dans la rue d’un village, le médecin montra du fouet une procession sortant de l’église : bannières de velours, statues coloriées, jeunes filles en blanc, religieuses grises à grande cornette amidonnée, le prêtre portant l’ostensoir sous un dais cramoisi, enfin la foule des paysans et des paysannes, une casquette, un chapelet ou un cierge à la main.

— Le danger approche, murmura le Dr Claveaux. Jusqu’à présent, ce village était tranquille.

Peu après, il descendit de voiture :

— Gardez le cheval, Philippe, et prenez un verre à l’auberge… D’ici vingt minutes, je vous rejoindrai.

Philippe s’assit devant l’auberge. Une belle fille au corsage gonflé lui servit, sur un plat d’étain, un verre de bière coiffé de mousse, et il suivit du regard la procession qui s’éloignait.

Elle disparut au tournant de la route, puis on aperçut les bannières et les statues à l’horizon d’un champ de blé mûr. Dans la rue déserte du village, on ne vit plus que des enfants, au seuil des portes, et les poules qui se vautraient dans la poussière, sur les bords de la route calcinée par le soleil.

Un garde champêtre, à bicyclette, s’arrêta brusquement devant l’auberge. Il portait un brassard tricolore, un fusil sur le dos et une cartouchière bouclée sur sa blouse.

Il entra. On l’entendit parler à la cabaretière, qui vint se pencher à la fenêtre ouverte.

Bientôt, le Dr Claveaux parut, et l’homme au brassard s’avança en s’essuyant la bouche avec un mouchoir de coton bleu :

— Vous êtes monsieur le docteur ? demanda-t-il, élevant le mouchoir à la hauteur de sa casquette.

— Oui, fit le médecin, qui s’apprêtait à grimper dans son cabriolet.

— Il y a un Allemand blessé.

— Un Allemand ! pas possible ! Où ça ?

L’homme dit le nom d’un village des environs de Langemark.

— Mais, c’est à une heure d’ici ! Et, que diable ! il y a des médecins à Langemark et à Staden. Comment se fait-il que vous veniez me relancer à Poelcapelle ?

— Je n’ai trouvé personne, monsieur le docteur ; j’ai été alors à Ypres. C’est là qu’on m’a dit que vous étiez ici.

Tout en maugréant, Sylvain monta dans sa voiture :

— C’est bien, je vous suis ; partez devant !

À la première côte, lorsque la jument se mit au pas, l’homme au brassard, s’appuyant au garde-boue, expliqua l’échauffourée, dont il avait été l’involontaire témoin.

Quatre soldats belges égarés aperçurent des uhlans chevauchant sur une route. Aussitôt les Belges s’embusquèrent. Ils convinrent de laisser l’ennemi s’approcher à bout portant, de choisir chacun son homme, afin d’épargner les munitions. Par impatience, une balle partit trop tôt, culbuta le premier uhlan, ce qui permit aux autres de tourner bride.

— Mais, s’écria le médecin, ils seront allés chercher du renfort !

— Et nous tomberons en pleine algarade ! ajouta Philippe.

— Que voulez-vous ! objecta Sylvain, il faut cependant soigner ce blessé.

Le temps parut long ; Cocotte elle-même, vaincue de chaleur et de fatigue, encensait de la tête et se refusait à trotter.

Philippe inquiet interrogeait la campagne, croyant voir des ombres suspectes à tous les points de l’horizon.

Comme on approchait du croisement de deux routes, le médecin arrêta son cheval : un tourbillon de poussière grise roulait en s’allongeant sous les arbres, et l’on crut à une chevauchée de uhlans.

— Bigre ! dit Sylvain, qui demeura un moment indécis.

Bientôt, pareil à un obus émergeant de sa fumée, une auto jaillit entre les troncs des peupliers. On aperçut à la portière un bras secouant un mouchoir, et, sur le moteur, un drapeau d’ambulance qui claquait au vent.

Au carrefour des deux routes, l’auto s’arrêta, le chauffeur ouvrit la portière, et l’on vit une femme descendre et faire signe au médecin, en élevant son mouchoir.

— Mais, c’est la comtesse de Vryberghe ! s’écria Sylvain, qui passa les rênes à Philippe.

Et, sautant de voiture, il s’empressa vers elle.

Grande et d’un type impérieux, elle avait la poitrine couverte d’une croix rouge, un tablier blanc sur une robe élégante, et ses attitudes, sa déclamation un peu trop solennelle faisaient penser à une infirmière mondaine, prête à jouer un rôle sublime sur un théâtre de salon.

— Ah ! docteur, je vous ai reconnu à votre jument noire… Et ce blessé, vous allez le voir aussi ?… Nous le transportons chez moi, n’est-ce pas ?… J’ai trente lits, deux nurses anglaises et le docteur Bidou, en permanence…

— Mais, dit Sylvain, je ne sais si nous en avons le droit. J’ai envoyé le garde téléphoner, afin qu’on envoie d’Ypres une ambulance de l’hôpital militaire.

— À quelle heure a-t-il téléphoné ?

— Il y a une demi-heure, à la gare de Poelcapelle.

— Mais c’est insensé, docteur ! Je prends sur moi de soigner ce blessé ! Je n’entends point qu’on me l’enlève !

— Bien, madame la comtesse. Mais j’ignorais absolument que vous eussiez une installation de secours.

La comtesse jeta à son chauffeur :

— Henri, la troisième vitesse ! Un louis, si nous arrivons à temps !

Et elle laissa le Dr Claveaux décontenancé au carrefour des deux routes.

— Aussi bien, fit-il, nous pouvons retourner.

Puis, s’adressant au garde :

— Mon brave, je n’ai plus rien à voir en cette affaire. La comtesse va transporter votre Allemand.

Peu après, sur le chemin d’Ypres, où Cocotte, flairant son écurie, trottait allègrement, une auto de l’ambulance militaire croisa le cabriolet dans un tel nuage, qu’il fallut s’arrêter en attendant qu’il s’abattît.

— C’est la course au uhlan ! dit Sylvain, quand il osa prendre haleine. Je suis sûr qu’il a mis en émoi toutes les autos des environs,

En effet, le lendemain, téléphonant à la comtesse, le médecin apprit qu’elle était arrivée trop tard. C’était le baron de Bossart qui avait « décroché le uhlan ». Aussi les châtelains de la région enviaient-ils sa bonne fortune. Un uhlan blessé ! Quelle aubaine pour ceux qui craignaient de voir leur château dévasté par les envahisseurs !

Chaque fois que les Allemands, pour justifier leur barbarie, accusèrent les civils des plus lâches cruautés, Philippe se rappela le uhlan d’Ypres qui avait soulevé tant de poussière, éreinté le garde champêtre, fourbu la vieille Cocotte et fait perdre à Sylvain trois longues heures, sous un soleil à brûler les moissons.


Un des premiers jours d’octobre, au retour d’une visite à la campagne, Philippe et le Dr Claveaux rencontrèrent deux paysans, l’homme et la femme, qui tiraient une petite charrette.

C’étaient deux vieux, recrus de fatigue : l’homme courbé entre les brancards, la femme sous une corde qui lui creusait l’épaule. À voir un matelas roulé entre les pieds d’une table, deux chaises, une caisse de pendule et de gros paquets noués d’un drap de lit, on reconnut des fugitifs.

Le médecin, arrêtant sa voiture au débord de la route, se pencha vers les pauvres nomades :

— Eh bien ! bonnes gens, où allez-vous ainsi ?

Ne sachant que répondre, les vieux se regardèrent. Après s’être passé le dos de la main sur le front, l’homme eut un geste vague :

— Par là, fit-il, montrant l’horizon.

— Mais où, par là ?… Vous tomberez au milieu des Allemands. C’est de ce côté qu’ils viennent !

— Ah !

Et, de nouveau, les vieux se regardèrent. — Alors, par où qu’il faut aller ? demanda la femme.

— Par là, que diable !

Sylvain pointa son fouet vers la tour des halles d’Ypres, effilée comme un trait d estompe sur le fond gris du ciel.

Sans répondre, les vieux tournèrent leur charrette, et le médecin fouetta Cocotte, les dents serrées, les yeux pleins d’eau, tandis que Philippe se détournait, silencieux et pensif.

Depuis la victoire de la Marne, on se croyait sauvé. Mais le siège d’Anvers, l’incursion des uhlans, les récits des blessés belges, qui venaient s’échouer à Ypres, éveillaient l’inquiétude et donnaient à craindre de nouveaux combats. Des gardes civiques licenciés, sans moyens d’existence, traversaient la ville et demandaient l’hospitalité. Ils racontaient de terribles histoires de meurtres, de fusillades, et ils s’empressaient vers la France, n’osant s’attarder à Ypres, tant ils craignaient d’être surpris par les Allemands.

Néanmoins, on se rassurait encore. On avait des événements une idée si confuse qu’on se croyait à l’écart des opérations militaires. Il fallut l’arrivée des fugitifs, pour s’apercevoir que le danger envahissait la Flandre et que les incendies s’allumaient à l’horizon. En approchant de la ville, Philippe et Sylvain comprirent que la situation devenait menaçante. Ils se trouvèrent arrêtés par une colonne de fuyards : paysans avec leur bétail, leurs chariots bourrés de meubles, de femmes, d’enfants, d’instruments de labour. Tout cela formait une cohue. Des moutons se répandaient sur les remparts ; un bœuf se dressait, poussé par les autres ; on campait dans une prairie où des familles se groupaient autour d’un panier de vivres. Un troupeau de porcs jeta la confusion sous la porte en ogive où le cortège, arrêté, ne pénétrait qu’à de longs intervalles, par village, le curé en tête, avec les notables de l’endroit.

À l’écart, un homme se tenait immobile, près d’une voiture d’enfant. D’apparence bourgeoise, le collet de son pardessus relevé, le bord de son chapeau de feutre abattu sur les yeux, il paraissait moins triste qu’humilié. Les mains dans les poches, il regardait avec une expression amère le défilé des paysans.

— Bonsoir, confrère ! dit-il au Dr Claveaux.

Celui-ci, étonné, rajusta son pince-nez d’or.

L’autre eut un pâle sourire :

— Je vois que vous ne me remettez pas.

— En effet, je… je vous demande pardon.

— Docteur Villain, dit l’homme, en relevant le bord de son chapeau. Et il nomma un gros village de l’arrondissement, où Sylvain l’avait rencontré durant une consultation.

— Parfaitement, je me souviens… Mais comment se fait-il que vous soyez ici ?

— Tout brûle chez nous. On s’y bat depuis trois jours.

— Quelle horreur !… Et votre femme ?

— Là-bas, dans cette charrette, avec les paysannes.

Un long silence… Puis le Dr Claveaux baissa les yeux vers la voiture d’enfant :

— C’est votre petit que vous poussez-là ?

— Oui, le dernier. Les autres sont auprès de leur mère.

— Mais où allez-vous ainsi ?

— Que sais-je ?… En France, probablement.

Sylvain pensait à l’inviter chez lui, quand les chariots s’ébranlèrent. Après un signe à sa femme, le Dr Villain prit congé du Dr Claveaux :

— Au revoir ! Espérons que vous aurez meilleure chance que nous.

Sylvain se pencha, pour serrer la main du confrère malheureux ; mais il ne put trouver une parole. Au lieu de suivre le cortège, il fit tourner à gauche la vieille Cocotte surprise, qui menaçait de reculer jusque dans la douve du rempart.

— Pauvres gens ! murmura Sylvain.

Et, sans plus rien dire, il rentra chez lui par la porte de Lille, afin d’éviter ces misérables dont la vue lui faisait mal.

Le soir, à table, il conta au vieux Barnabé la pénible rencontre qu’il avait faite.

— C’est un bien honnête homme, dit Barnabé. Je me rappelle encore ses parents, de simples fermiers, qui se sont donnés beaucoup de mal pour lui payer des études.

Toute la soirée, Sylvain demeura songeur. On sentait que la misère de ce médecin de village l’émouvait plus que la souffrance de ses blessés. Peut-être se voyait-il errant lui aussi, le long des routes, et traînant ses pas derrière un cortège de fugitifs…