L’Exode/3/4

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Oscar Lamberty (p. 158-176).
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IV


Le 7 octobre, Philippe et Sylvain, en revenant de la clinique, s’aperçurent à l’animation des rues qu’il se passait quelque chose d’anormal. Des ouvriers quittaient leur besogne, des commerçants fermaient leurs magasins, des gens s’agitaient au seuil des portes, on en voyait courir vers la place, d’autres s’enfuir vers les remparts.

— Eh bien ! fit le docteur Claveaux, en s’approchant d’un groupe de commères, que signifie tout ce remue-ménage ?

— Ah ! monsieur le docteur ! Vous ne savez pas ?

— Mais non. Qu’y a-t-il ?

— On dit que les Allemands sont à la porte de Dixmude !

— Allons donc ! Qui vous a conté cela ?

— On les a vus, monsieur le docteur. Le bourgmestre vient de passer avec son écharpe !

— Jésus, Maria !

— Regardez tout ce monde qui court les voir.

Après un moment de stupeur, Philippe et Sylvain se regardèrent. La première pensée de Philippe fut de se sauver à travers champs, de rejoindre Marthe et Lysette, afin de les soustraire au danger. À la réflexion, il comprit que c’était impossible. Les Allemands, peut-être, entouraient la ville ; sa fuite semblerait suspecte ; il valait mieux rester.

L’exemple des commères le rassurait d’ailleurs. Elles paraissaient moins effrayées qu’avides de spectacle et d’émotion. Depuis l’entrée de l’ennemi à Bruxelles, en cortège d’apparat, l’épouvante des civils s’était un peu calmée. Toutefois, les gens des campagnes, chassés par l’invasion, parlaient des Allemands avec une telle horreur, qu’au seul bruit de leur approche les bourgeois d’Ypres eussent quitté la ville. Mais il n’était plus temps. L’armée s’approchait des remparts. Une mitrailleuse et quelques soldats belges s’aventurèrent à repousser les éclaireurs ; et les autorités, averties, s’empressèrent à la rencontre des Allemands. On craignit des représailles, sachant ce qu’il en coûtait de donner aux barbares l’occasion d’avancer leur fameuse légende des francs-tireurs. Il suffisait qu’un Saxon ivre abattît un Prussien d’un coup de feu pour que les civils belges fussent massacrés par centaines, leurs biens pillés, leurs villages détruits…

Il était environ deux heures, quand Philippe et Sylvain arrivèrent à la Grand’Place. La foule, massée dans les rues avoisinantes, n’osait risquer un pas sur l’immense rectangle vide. Il semblait qu’une corde tendue arrêtait les curieux. On en voyait s’accrocher aux fenêtres, aux réverbères, aux piliers des halles, aux devantures des magasins. Sur la place, un foxterrier, taché de noir, aboyait dans le silence oppressé de cette vaste solitude. Et Philippe, qui sentait battre son cœur, le sentait aussi se durcir de haine pour les oppresseurs, dont l’innombrable légion répandait tant de misère sur le monde… Soudain, deux Allemands parurent, deux officiers, accompagnés d’un notable de l’endroit. Ils se dirigèrent vers l’hôtel de ville ; et l’on apprit, dans la suite, que leur premier soin fut d’y prélever une substantielle contribution. Bientôt, des cyclistes débouchèrent, par la rue de Dixmude, et, aussitôt après, des uhlans galopèrent et se répandirent, le fusil au poing, couchés sur le col de leur monture et, d’un regard oblique, surveillant les fenêtres des maisons.

Quand ils se furent assurés qu’elles ne cachaient point de francs-tireurs, le gros de l’armée commença d’inonder la ville.

Jusqu’à huit heures du soir, il arriva des cavaliers, des fantassins, des canons, des mitrailleuses, des cuisines, des autos, des trains de pontonniers, d’aviation, des chariots, des charrettes, et toute espèce de véhicules réquisitionnés en route avec chevaux, bétail et paysans.

Comme le Dr Claveaux arrivait chez lui, il aperçut un rassemblement devant le seuil d’une maison voisine. S’approchant, il vit un officier frapper de la crosse de son revolver la porte sculptée qui tardait à s’ouvrir. Il tenait un cheval par la bride et, sans doute, cherchait une écurie.

Sachant que la maison était vide, le médecin, écartant la foule, s’approcha de l’officier, et, dans un flamand qu’il tâchait de durcir pour lui donner une apparence allemande, il essaya de faire comprendre à l’intrus que les occupants de l’immeuble avaient quitté la ville.

Pour toute réponse, l’officier lui poussa son revolver contre la poitrine :

— Schnell ! aboya-t-il, en rougissant de fureur.

Le médecin comprit qu’il fallait obéir.

Il courut chez Clamotte, l’antiquaire ébéniste, qui par bonheur se trouvait chez lui.

— Vite, la clé ! cria le médecin.

Le moment d’après, tous deux accoururent, tandis que l’officier jurait à voix basse.

La porte s’ouvrit enfin.

Le père Clamotte, petit vieux à bonnet grec, agita ses mains sèches, dès le vestibule ; et, montrant la cour, le jardin, les annexes, il levait ses bras à manches de lustrine verte, pour témoigner de son impuissance à découvrir même une ombre d’écurie.

Continuant de jurer, l’officier retourna dans le vestibule, où des curieux s’étaient introduits. D’un coup de botte, il dispersa les plus proches, et, poussant les deux vantaux de la porte du salon, il tira son cheval par la bride. Sans souci des bonnes gens qui se récriaient de surprise, il le fit entrer dans la pièce obscure, où on entendit quatre fers sonner sur la marche de vieux chêne puis s’étouffer dans la haute laine du tapis.

Un murmure s’éleva, qui fut aussitôt réprimé. L’officier, revenant, bouscula tout le monde à la rue, où le père Clamotte ramassa son bonnet grec, tandis que Sylvain, se hâtant vers sa maison, prédisait à Philippe de terribles événements.

Comme on s’asseyait à table, Mme Claveaux annonça que deux Allemands fumaient leur pipe dans la cuisine.

— Hein ? fit le docteur, qui se leva en reculant sa chaise.

— Oh ! reprit Mme Claveaux, ils ne sont pas méchants. Ils aident Gertrude à préparer le souper.

Bien que son imagination, naturellement placide, ne s’affolât point de l’arrivée des Allemands, elle était allée prendre ses fillettes au couvent de la rue Saint-Jacques. Sans doute ne croyait-elle plus à l’intercession du pape, car elle avait enfermé les jumelles dans leur chambre, avec défense d’y faire le moindre bruit.

Il se trouvait heureusement que les deux soldats étaient de paisibles gens du peuple, éreintés de fatigue et qui ne demandaient qu’à se reposer. Tant bien que mal, ils avaient fait entendre à Gertrude, en un jargon qui ressemblait au flamand, que l’armée venait d’Arras, où elle avait été battue. Elle devait partir le lendemain, dès l’aube, car une grande bataille se préparait en Flandre. Il y avait espoir qu’elle terminerait la guerre et que les soldats retourneraient bientôt dans leurs foyers.

On obtint confirmation de ces nouvelles, quand la bonne servit le potage. Elle prit aux yeux de chacun une importance d’héroïne, pour avoir préparé le souper en présence de deux Allemands. C’était une simple fille de la campagne, arrondie de partout, et dont les joues semblaient peintes à neuf, dans le style naïf des poupées de la foire.

— Que font-ils, à présent ? demanda Sylvain.

— Je leur ai donné de la soupe, répondit-elle, en baissant les paupières.

— Vous avez bien fait, approuva Mme Claveaux, donnez-leur aussi une bonne tranche du gigot.

Elle recommanda, néanmoins, de ne pas leur verser trop de bière.

Le souper fini, on ne put se retenir d’aller faire un petit tour à la cuisine.

On y trouva l’un des Allemands, gros et barbu, accoudé sur le barreau du poêle et fumant une courte pipe de porcelaine, tandis que l’autre poussait à Gertrude une photographie en travers de la table. Plus jeune, le crânp rasé, le visage poupin, il semblait moins indifférent que l’autre aux charmes rustiques de la cuisinière.

À la vue de leur hôte, ils se levèrent, portant la main au niveau de l’oreille.

— Gutten abend ! aventura Sylvain.

Puis, pour se donner contenance, il s’approcha de la photographie. On y voyait une paysanne avec deux enfants à ses côtés, un autre sur les bras et portant les promesses d’un quatrième.

— Deine kinderen und frau ? demanda le médecin, qui ne savait au juste s’il parlait allemand.

— Ya woll, fit l’homme à tête ronde, avec un sourire mouillé, die ganze familie.

Cependant, le gros barbu examinait Philippe. Comme un Daniel dans la fosse aux lions, l’écrivain, circonspect, se tenait immobile, mais l’on s’apercevait de son inquiétude à la mobilité de ses regards. Pour le rassurer, sans doute, l’homme à la pipe fit sortir de sa barbe une longue phrase, qu’il ponctua de bouffées de tabac. Philippe comprit au passage les mots freunde et krieg.

Mais le sens lui devint clair, lorsque l’Allemand leva les yeux au plafond, secoua la tête et, après un soupir, se remit à fumer. Évidemment, il semblait détester son métier de bourreau. On ne pouvait qu’approuver un tel sentiment ; c’est pourquoi Philippe essaya de lui sourire. Sans doute, fut-ce à la manière dont les chiens montrent les dents, car le soldat, baissant la tête, laissa tomber la conversation.

La sombre terreur, que l’Allemagne répandait sur le monde, allumait en Philippe une telle fièvre de haine que ses regards la trahissaient, en dépit de ses efforts pour la dissimuler. Il avait beau se dire que ces pauvres diables étaient victimes autant que bourreaux, cette réflexion n’atténuait point l’effroi qu’il avait des Allemands.

Il retourna donc au salon, incapable de supporter leur présence…

De cette entrevue, il résulta pour Philippe une longue nuit d’insomnie, où le moindre bruit le faisait tressaillir. Un talonnement de bottes sur le trottoir, les voix rauques de soldats attardés donnaient à craindre on ne savait quoi de sinistre, tant le sort de la ville était à la merci d’une rixe d’ivrognes, d’un coup de feu, du moindre caprice des envahisseurs.

Enfin, à la pointe du jour, le roulement des chariots dans la rue voisine annonça que l’armée commençait à partir.

On soupira d’aise, quand le dernier canon se fut éloigné. Chacun retourna à ses occupations, heureux que la ville n’eût souffert que du pillage d’une bijouterie et des soixante-quinze mille francs de la contribution.

Barnabé surtout se réjouit du départ des Allemands. La veille, au soir, ils l’avaient expulsé du Cercle de la Concorde où, depuis cinquante ans, il allait chaque jour faire sa partie de billard. Lui aussi s’était tourmenté toute la nuit, en songeant à sa bonne ville. Plus que personne, il en appréciait la délivrance. Ypres lui représentait le seul endroit du monde où la vie valût la peine d’être vécue, et plus rien ne l’intéressait, passé l’enceinte des remparts. Il pensa donc revenu le bon temps paisible, que ses vieilles habitudes mesuraient avec douceur.

Quelle ne fut point sa surprise, après deux ou trois jours de calme, de voir un essaim volant d’autos s’agglomérer sur la Place, et un grouillement de ruche au travail se répandre aussitôt alentour. C’étaient les Anglais, tombés des nues, les sauveurs si longtemps attendus !

Oh ! alors quel délire ! La ville entière accourut les acclamer. Toute inquiétude avait disparu ; on se sentait enfin protégé.

Sur la Place, les badauds s’émerveillaient de l’énorme train de bagage et d’ambulance que les Anglais amenaient à leur suite. Et tout était neuf, solide, abondant.

Lorsque les Écossais parurent, les dévotes s’enfuirent d’abord ; mais, curieuses, elles revinrent une à une, scandalisées de voir des hommes à jambes nues et dont la courte jupe, en abat-jour, descendait à peine jusqu’aux genoux !

À chacun de leurs mouvements, elles reculaient effarouchées ; une main sur la bouche, elles chuchotaient, intriguées par un mystère, et, craignant que ce fût un péché de s’y retenir en esprit, elles ne manquaient point de se garantir d’un long signe de croix.

Le lendemain, ce fut une avalanche de Français qui ruissela dans les rues : territoriaux poussiéreux que déversaient de vieux omnibus de Paris. Puis des Indous arrivèrent, la lance de bambou virgulée d’une oriflamme, et pareils à des statues de bronze, immobiles sur leurs chevaux.

Mais on s’aperçut, bientôt, que la ville était pleine d’espions. Plusieurs furent arrêtés, qu’on fusilla devant la maréchalerie militaire. On apprit qu’ils avaient des complices parmi la populace du quartier Saint-Pierre.

Durant la nuit qu’ils passèrent à Ypres, des Allemands s’y étaient enivrés. Ceux qui avaient pillé la bijouterie, pour offrir des cadeaux à des femmes du bas peuple, avaient amené celles-ci dans des « boîtes à soldats ». On rechercha les mégères qui s’étaient compromises ; et, bientôt, les soupçons s’étendirent aux plus honorables familles.

Encore qu’on n’eût logé les Prussiens que sur injonction de l’autorité communale, on fut inquiet ; on regretta d’y avoir obéi.

— J’en ai reçu deux ! s’écriait le Dr Claveaux, dont l’innocence était prompte à s’alarmer.

Et il se reprocha de leur avoir parlé dans la cuisine, en présence des bonnes, qui pouvaient le trahir.

De nouvelles troupes arrivaient continûment. Elles croisaient les colonnes de réfugiés qu’on renvoyait de la ville. D’autres colonnes attendaient aux remparts qu’on leur permît d’entrer. Mais déjà les écoles et les églises ne parvenaient plus à contenir l’affluence des malheureux, si bien qu’il fallut repousser cette invasion de misère. Les vivres, d’ailleurs, commençaient à manquer.

Il pleuvait. Dans les rues, pleines de chevaux alignés, où le crottin souillait jusqu’aux trottoirs, les territoriaux mouillés, le ventre creux, maudissaient leurs cuisines, qui n’arrivaient pas. Elles s’étaient perdues en route ; peut-être n’avaient-elles pu suivre les soldats rués vers la bataille, où ils devaient prendre position, dès le lendemain matin ?

— J’ai soixante hommes, dit à Philippe un lieutenant, qui se promenait, les mains dans les poches, devant la maison du Dr Claveaux. Il n’ont rien mangé de tout le jour… Faut qu’ils se couchent là, sous la pluie, et demain, à la première heure, en route pour la ligne de feu !

S’oubliant lui-même, il ajouta :

— Les pauvres bougres… Tout ce qu’ils ont pu s’acheter, c’est un petit pain d’un sou ! Et encore, il n’en restait guère.

Philippe courut aussitôt avertir le Dr Claveaux.

— Qu’ils entrent ! dit-il, en ouvrant la porte. La maison est assez grande pour les héberger tous.

Depuis la victoire de la Marne, la vue des Français faisait battre le cœur. Bien que Philippe, sur la foi des journaux anglais, fût enclin à croire qu’on devait au général French la déroute des barbares, il s’obstinait néanmoins à penser que la France avait plus ou moins sauvé le monde… « à droite et à gauche des armées britanniques ».

Les territoriaux entrèrent donc à la file indienne, le fusil et le sac sur le dos.

— Au grenier ? demanda le lieutenant.

— Jamais de la vie ! protesta Sylvain.

— Laissez donc ! reprit l’officier, ils s’arrangeront à leur manière.

Mais le médecin s’obstina :

— Du tout !… Du tout !… j’ai reçu deux Allemands dans la cuisine, c’est bien le moins que je reçoive des Français au salon.

Et il serra des mains terreuses, souhaitant la bienvenue à des capotes qui sentaient le chien mouillé.

En dépit du médecin, qui leur abandonna toutes les chambres, la plupart des hommes s’installèrent au grenier. Ceux qui étaient dans la cuisine emplirent d’eau un chaudron à lessive, que l’on mit sur le poêle en attendant l’arrivée des pommes de terre.

Heureux de se sentir à l’abri, les soldats plaisantaient devant la marmite, où l’un voyait « l’hypothèse d’un souper », l’autre des « racines cubiques », en manière de légumes ; et chacun y mettait son « grain de sel », à défaut du quartier de bœuf, dont ils espéraient apaiser leur faim.

Dans l’intervalle, Philippe et le Dr Claveaux dévalisèrent les boulangeries du voisinage, le vieux Barnabé ouvrit sa cave à vin, un officier anglais fit présent d’un Chester, et les territoriaux, largement abreuvés, se partagèrent une caisse de cigares, que Mme Claveaux leur offrit avant d’aller se coucher.

Le lendemain, au lever du jour, on les aperçut au bord du trottoir, sac au dos, prenant le café, avant de partir pour la bataille. Durant la nuit, les cuisines étaient arrivées.

On descendit souhaiter bonne chance aux soldats. Le lieutenant, au nom des hommes, embrassa Mme Claveaux ; les fillettes agitèrent leur mouchoir vers ces braves gens qui allaient à la mort ; puis on rentra, le cœur serré.

— Pauvres bougres ! dit Sylvain, en essuyant son pince-nez d’or. Ils n’ont pas même une voiture d’ambulance…

Bientôt, on entendit un lointain orage ; la première bataille d’Ypres commençait. Des cuirassiers passèrent au galop, le sabre nu et la crinière flottante, mais, à cause du fumier, on n’entendait plus le sabotement des chevaux. Une odeur écœurante flottait dans la ville. Parfois, les attelages, lancés à fond, glissaient sur des immondices et s’abattaient dans une mare de sang.

Des cavaliers indous, coiffés de turbans, défilèrent en cortège. Les paysans, qui encombraient les rues, garaient leur bétail sur les trottoirs, des bourgeois s’en allaient, traînant leurs valises, des ouvriers, un paquet sur le dos, un autre sur la poitrine, et courbés sous la corde qui leur tirait l’épaule, s’éloignaient de la cité envahie par les soldats.

Prévoyant des jours terribles, la population se préparait à fuir. Mais les autorités calmèrent cette inquiétude. À ceux qui ne se laissaient point convaincre, on refusa tout passeport. Les Anglais, d’ailleurs, se montraient si confiants, qu’on se rassurait à les voir s’installer dans la ville.

Elle était devenue méconnaissable, et le vieux Barnabé lui-même se croyait transporté dans l’Orient des Mille et une Nuits.

Le soir, sur la Place, quand il se rendait à la Concorde, les feux de bivouac éclairaient un grouillement de figures étranges, des chariots, des tentes et des drapeaux, tout cela dans le clair obscur d’une eau-forte à la Rembrandt.

Au ciel, des faisceaux de projecteurs se croisaient, brossant les étoiles. Dans les rues, des façades en pleine clarté se doraient d’une splendeur fantastique. Sous la lueur obscure des réverbères, passait le flot incessant des canons et des soldats. On voyait luire une cuirasse, un fer de lance, un mors d’acier ou le point rouge d’une cigarette, et, le fumier assourdissant les bruits, on croyait assister au passage d’une légion de fantômes, dans une ville de rêve où grondait l’orage, et dont l’obscurité, par endroits, était traversée de longs jets de lumière qui révélaient un fourmillement silencieux.

Vers ce temps-là, Philippe apprit que Marthe songeait à partir pour Calais. Elle engageait son mari à ne point s’attarder à Ypres. La prise d’Anvers, la résistance des Belges à l’Yser, le torrent de fugitifs qui roulait vers la France laissaient peu d’espoir aux derniers habitants de La Panne. Aussi les « patriotes » s’étaient-ils empressés de fuir.

Philippe, renseigné par des officiers anglais, écrivit à sa femme de chasser toute inquiétude. En cas d’événement grave, il pourrait d’ailleurs la rejoindre à Calais. Toutefois, comme la clinique regorgeait de blessés, il ne voulait point quitter Sylvain, qui se dévouait de tout cœur et de toute sa fortune.

Bientôt, entre deux lettres portées à prix d’or par des courriers, une telle confusion se répandit en Flandre, qu’il devint impossible de correspondre encore ; et Philippe demeura sans nouvelles de Marthe et de Lysette. Néanmoins, il se rassurait en pensant que les Forestier prenaient soin d’elles. Quant à lui, heureux de se dévouer à la clinique, il attendrait pour partir que le Dr Claveaux lui donnât congé.

Jamais Sylvain ne s’était vu débordé par de plus tragiques souffrances dans son hôpital plein de territoriaux blessés. Ces braves gens, réservés par destination au service de l’arrière, n’avaient, comme assistance médicale, qu’un poste de secours à la ligne de feu.

On y torchonnait rapidement leurs blessures, puis des paysans les emportaient sur des charrettes qui s’égouttaient le long du chemin. Sans savoir où les conduire, ces campagnards s’informaient aux portes de la ville, et des femmes du peuple leur indiquaient la clinique du Dr Claveaux.

Lorsqu’une de ces charrettes se montrait au bout de la rue, ces femmes, sortant de leur maison, accouraient, avidement curieuses. Bientôt une foule se pressait à l’entrée de la clinique ; des gamins, comme de jeunes singes malfaisants, grimpaient aux grandes roues des chariots, s’accrochaient aux ridelles, s’appelant les uns les autres, gesticulant par-dessus les faces pâles et douloureuses des soldats étendus.

Il fallait d’abord secouer cette marmaille importune, puis décharger cette pauvre chair souffrante.

Les salles étant pleines, on couchait les arrivants sur un lit de paille dans le vestibule, en deux rangs parallèles qui laissaient un espace au milieu.

Ils attendaient, boueux et sanglants, que le sourire d’une religieuse vînt se pencher sur leur misère. Quelques-uns dormaient, accablés d’une fatigue surhumaine. On ne leur découvrait aucune blessure. Cependant, ils demeuraient là plusieurs jours, immobiles, terrassés par le sommeil.

D’autres semblaient morts, vidés de tout leur sang. Une capote, qu’on enlevait, n’était plus qu’un lambeau dentelé par la mitraille, un soulier laissait couler une gélatine fétide et brune, un os trouait un pantalon rouge, et une odeur insoutenable s’exhalait de ces martyrs, dont les chairs en bouillie collaient à des loques crasseuses.

Un territorial, que Philippe reconnut, se promenait entre les deux rangs de blessés, le manteau sur une épaule et pressant de la main son moignon de bras gauche, rapidement charcuté au poste de secours. Philippe se le rappelait, la cigarette aux lèvres, joyeusement goguenard, lors du souper des soixante hommes.

À présent, il souffrait à ne pouvoir tenir en place. Il marchait le long en large, et, protégeant son moignon, il répétait à voix basse une plainte monotone :

— Oh la la ! Faut-y, bon Dieu, faut-y ? Malheur de malheur ! Bon Dieu, faut-y ?

Parfois, au milieu de ses gémissements, une lueur de conscience traversait son âme obscure :

— Pourquoi donc que c’est moi qui dois souffrir ainsi ?

Mais il avait trop mal pour y réfléchir. Et il reprenait sa litanie de misère :

— Bon Dieu, faut-y ? Malheur de malheur !

Dans un coin, les fusils, les capotes, les souliers, les képis étaient jetés en un tas, que Philippe triait, écœuré par la puanteur de ces guenilles.

— C’est cela la guerre, pensait-il, des loques sanglantes et de pauvres diables qui crèvent dans leurs excréments.

Ah ! le territorial au moignon sanglant n’avait de la guerre qu’une idée confuse, car c’était sans comprendre qu’il demandait en gémissant : « Pourquoi que c’est moi qui dois souffrir ainsi ? »

Après tout, c’est vrai, « pourquoi que c’était lui ? »

Parfois le comique se mêlait à la tragédie.

Un matin, la porte s’ouvrit et une statue vivante apparut : un soldat couvert de boue jaunâtre jusqu’au sommet du képi.

Il demeura, les bras écartés, au seuil du vestibule, et, remuant les paupières, se tint immobile dans son manteau raide qui ressemblait à une guérite. Quelques blessés sourirent. Un « cas léger » s’approcha :

— Ben, mon vieux, qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je sais-t-y moi ?

— T’auras la crève de ce coup-ci. Tu parles d’un fumier !

Le nouveau venu, sans bouger, raconta son histoire :

— C’est c’te nuit qu’on m’a trimballé dans un Madeleine-Bastille. Mais a fallu se couler de c’te guitoune. Alors, j’vous dis que ça. Y f’sait noir qu’on s’voyait pus… Avancez, nom de Dieu ! qu’on me crie. Droit d’vant vous ! Chargez !… Ben oui, j’veux ben, quoi ? Je m’décolle, au p’tit bonheur. Et pis vlan ! Me v’ià dans une mare, ou quèque chose d’approchant…

— Ça se voit ! dit le « cas léger ».

— Et du schrapnell ! c’est rien de l’dire ! C’que ça buquait ! Alors j’mai trempé le ciboulot dans la mare. Mais, faut aussi se donner de l’air… Bah, ouiche ! Et dzim et boum ! Et allez donc… R’pique, Mathurin, que je m’dis. Et j’ai r’piqué… J’ai r’piqué toute la nuit !

— T’as pas soif, des fois ? demande un loustic.

Mais l’homme de glaise n’eut pas le temps de répondre. Une religieuse parut, et, les bras toujours écartés, il la suivit au lavoir.

Bientôt, une autre descendit l’escalier, la jupe volante, un crucifix d’ébène à la main.

Sans doute, quelqu’un se mourait dans la salle des opérés, un de ces soldats inconnus, un de ces martyrs anonymes auxquels, dans leur agonie, les bonnes sœurs montraient le corps émacié du Christ, leur Grand Frère, qui avait, comme eux, donné sa vie pour le salut des innocents.