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L’Hôtel du Nord/04

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 28-31).


IV


À quelques jours de là, les Lecouvreur emménagèrent. Ils placèrent leurs meubles au petit bonheur dans l’arrière-boutique. Louise se chargerait plus tard d’apporter de l’ordre…

La cuisine, éclairée d’un vitrage, prolongeait le café ; elle se terminait par un triangle où trouvaient place le placard au linge sale et celui de la boîte à ordures. Puis s’ouvrait une chambre carrée, haute de plafond, aux murs nus percés de deux fenêtres. Sous la montée de l’escalier avait été ménagé un réduit obscur, sans autre jour qu’une porte vitrée, le Bureau. Il contenait une chaise, le tableau d’éclairage et le lit de fer du portier.

Les Lecouvreur, habitués à vivre à l’étroit, ne dissimulaient pas leur satisfaction de ce logement.

— Vous pouvez vous estimer heureux, disait Mme Goutay. Bien des commerçants sont mal logés. L’ouvrier ne s’en doute pas, il croit que tout est rose pour nous. Eh bien, non, le métier de commerçant n’est pas si rose que ça… Je ne veux pas vous décourager, mais c’est la vérité. Faut être à la disposition de tous, rendre des services, écouter les cancans. Sans ça, le client vous lâche. Jamais tranquilles, toujours à la merci d’un homme saoul. Quant aux dimanches, ici, bernique !

Les Lecouvreur n’écoutaient pas ce bavardage. En eux couvait l’impatience du paysan qui va prendre possession d’un bien longtemps convoité.

Lecouvreur avait noué un tablier bleu sur son ventre, retroussé ses manches de chemise, enfoncé sa casquette sur les yeux pour en imposer davantage. M. Goutay, près du comptoir, le mettait au courant. Ils inventoriaient les apéritifs : l’amourette, le junod, l’anis del oso qui remplacent l’absinthe d’avant-guerre ; le byrrh, le quinquina, le dubonnet, boissons inoffensives ; le vermouth, l’amer, le cinzano, et tant d’autres flacons dont l’éclat bariolé amusait l’œil avant de tenter la soif.

Quittances en main, M. Goutay donnait des adresses de fournisseurs ; puis dans un verre à apéritif, avec de l’eau, il indiquait la proportion des « mélanges » ainsi que la façon de faire un « faux-col », c’est-à-dire de ne pas emplir le verre jusqu’aux bords.

Il était quatre heures, tout le monde travaillait et la boutique était vide. Soudain, la porte s’ouvrit, un homme entra en coup de vent :

— Un vin rouge !

M. Goutay mit un verre sur le comptoir et passa le litre à Lecouvreur. Il le regarda verser.

— 50 centimes, dit-il.

Mais il ne toucha pas la pièce laissée par le client. Ce fut Lecouvreur qui la ramassa et la glissa dans la caisse avec un contentement intérieur.

D’autres clients arrivèrent. Lecouvreur les servait puis essuyait le zinc du comptoir avec une lavette, rinçait les verres dans un bassin d’eau courante, vérifiant leur limpidité d’un clin d’œil :

— Mon vieux, vous vous en lasserez, remarquait M. Goutay.

Allons donc ! Il semblait à Lecouvreur qu’il avait toute sa vie fait ce métier-là. Il rayonnait, la réalisation de son rêve l’emplissait de confiance. Il lui arrivait bien parfois de commettre une maladresse : briser un verre, confondre les apéritifs, mais M. Goutay le consolait en riant : Profits et pertes, disait-il.

Ce « Changement de propriétaire » qu’annonçait une bande de calicot posée à la devanture révolutionnait l’hôtel. Les locataires défilaient au comptoir. Ils s’étonnaient d’y trouver Lecouvreur déjà en fonctions. Le visage de M. Goutay s’éclairait d’un bon sourire. Familier, il posait la main sur l’épaule de son protégé et d’une voix persuasive :

— Vous verrez, les gars, c’est un as ! Il faisait signe à Louise d’approcher. — On ne vous mangera pas ! Puis la présentait.

La glace était rompue. Lecouvreur serrait des mains, versait les consommations avec un zèle d’apprenti et se mêlait aux conversations qui déviaient sur la politique comme dans tous les cafés. Et il n’était pas surpris si les clients, quand il leur servait à boire, le traitaient à la blague « d’empoisonneur ».

Coude à coude, derrière le comptoir, M. Goutay disait à Louise :

— Vous voyez, ce sera comme ça tous les jours.