L’Hôtel du Nord/05

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Robert Denoël (p. 32-39).


V


Renée Levesque vivait à l’hôtel en compagnie d’un ouvrier serrurier, Pierre Trimault. C’était une fille de campagne, blonde et grassette, aux yeux bleus indécis, aux pommettes piquées de son. Mollement accoudée à la fenêtre, des jours entiers elle suivait du regard les péniches qui glissaient aussi lentes que ses pensées. Elle songeait aux premiers temps de sa liaison. Trimault travaillait alors à Coulommiers ; elle l’avait connu dans un bal. Ils étaient sortis ensemble. Bientôt, séduite par les promesses de son galant, elle débarquait avec lui quai de Jemmapes, ne possédant pour tout bien qu’une valise d’osier et des souvenirs d’orpheline…

Chaque soir, Renée allait attendre Trimault à la porte de l’atelier. Elle n’existait plus que pour ces rendez-vous et s’y préparait avec une coquetterie naïve. Elle arrivait toujours trop tôt ; elle devait faire les cent pas sur le trottoir de l’usine. Enfin, son amant paraissait, ils s’embrassaient à pleine bouche.

— Pierre, on rentre à pied, chuchotait Renée.

Il lui passait un bras autour de la taille et la laissait jaboter. Ils musardaient aux étalages des magasins, s’arrêtaient aux carrefours pour écouter la chanson en vogue. C’est ainsi que Renée fit la découverte de Paris.

Les premiers mois, le samedi, Trimault la conduisait au cinéma. Mais c’était un homme bilieux, despotique, qui se déprenait de ses conquêtes. La pauvre était sans malice et quand Trimault eut bien usé d’elle, un matin, après une scène :

— Ma petite, j’en ai marre de t’entretenir !

Renée avait 22 ans. Elle n’était ni belle, ni laide, ses joues rebondies sentaient encore la campagne. Sa jeunesse avait été malheureuse et soumise. Trimault se montrait égoïste. Soit, elle travaillerait pour lui plaire.

Elle s’engageait dans la vie sans avoir souci du bien ni du mal. Elle admirait les femmes qu’elle croisait dans la rue. Les unes surgissaient devant elle parées comme des idoles, les autres, quelquefois de très jeunes filles, se glissaient au milieu des hommes avec un sourire provoquant et elle enviait leur hardiesse. Elle prit honte de son teint halé et se poudra, elle se mit du rouge aux lèvres et sa bouche se dessina comme un beau fruit sur lequel elle passait sa langue. Elle consultait avidement les catalogues des magasins ; parfois, avant d’aller chercher Pierre, elle faisait un petit tour au « Printemps » ou aux « Galeries ». Sa robe des dimanches lui semblait bien laide…

Maladroite à plaire, elle tenait à son amant qui lui avait révélé sa beauté. Par un obscur besoin de s’émerveiller elle restait devant l’armoire à glace à s’éblouir de son visage. Elle inventait de nouvelles coiffures, et chaque jour se fardait un peu plus. Son corps lui causait des surprises. Elle aimait à le comparer aux nudités des cartes postales qu’elle volait dans les poches de Trimault. Ces rapprochements l’exaltaient puis lui inspiraient une jalousie torturante. Le travail imposé par Pierre, c’était, elle le sentait bien, leur amour qui déclinait. Elle se rhabillait, plongée dans ses pensées, sans un regard vers la glace.

« Les Lecouvreur cherchent une bonne, se disait-elle. Je pourrais peut-être faire l’affaire. C’est Pierre qui serait content… »

La besogne de l’hôtel ne l’effrayait pas. À l’orphelinat, elle avait appris à coudre, à faire le ménage. Pour elle, l’essentiel était que Pierre lui restât.

Ce matin-là, le café était vide, Lecouvreur essuyait des verres au comptoir. Renée poussa la porte, et le cœur battant, s’avança.

— Bonjour, lui dit le patron. Vous venez boire quelque chose ?

Elle secoua la tête et balbutia :

— Vous avez besoin d’une bonne ?…

— Oui. Mais ma femme n’est pas là. C’est elle que ça regarde…

Renée soupira, elle tremblait de voir repousser sa demande. Quelle autre place pouvait-elle espérer ? Elle s’assit. Enfin la patronne arriva.

— Mademoiselle voudrait entrer à notre service, expliqua Lecouvreur.

Louise regarda sa locataire. Dans les premiers jours elle méprisait les filles qui, là-haut, vivaient en ménage, mais elle était devenue moins sévère. Renée ne lui déplaisait pas parce qu’elle entretenait soigneusement sa chambre.

— Je veux bien vous prendre, dit-elle. Nous donnons 250 par mois, nourrie, blanchie, plus le pourboire des locataires… Pour le travail, vous vous y ferez vite avec un peu de tête. Je ne demande pas l’impossible.

Renée n’entendait plus. Elle songeait, ce soir, à la surprise de Trimault. Elle se jetterait à son cou. Non ! elle attendrait son baiser. Elle lui dirait : « Devine ! » et déjà elle imaginait sa curiosité. C’est qu’il n’était pas facile à satisfaire ! Enfin, elle ne pourrait pas longtemps lui cacher la surprise, elle finirait par avouer…

Louise la tira de son rêve :

— Vous commencez tout de suite, hein ? Je monte avec vous dans les chambres… Prenez le balai, et le seau. Pour aujourd’hui, je vous prêterai un vieux tablier.

À midi, Renée déjeuna à la table des Lecouvreur. Des clients s’en étonnèrent.

— C’est votre bonne, madame la patronne ? Vous en avez de la chance, vous n’avez pas été loin pour la trouver.

Renée écoutait ; le bonheur empourprait ses joues. Un sentiment d’orgueil, de sécurité, jusqu’alors inconnu, l’envahissait.

Elle remonta travailler et la journée s’écoula vite. À 6 heures, elle gagna sa chambre. Elle mit sa belle robe, s’accouda à la fenêtre et attendit Trimault.

Il lui semblait qu’elle avait soulevé des tas de matelas, balayé des kilomètres de plancher. Des numéros dansaient dans sa tête, elle était encore toute surprise de la variété des chambres qu’elle avait visitées. Elle trouvait sa besogne plus douce que celle de la ferme. Là-bas, lorsque le soir venait, elle n’avait rien à espérer, qu’un silence engourdissant, et il lui eût fallu parcourir plusieurs kilomètres pour aller à un bal. Au contraire, quai de Jemmapes, les réverbères s’allumaient et mêlaient leur éclat à celui des devantures ; des hommes rentraient du travail en fredonnant ; on entendait crier, en bas, dans la boutique.

Une fièvre brûlait Renée. Elle voyait se dérouler ses projets d’avenir. Pierre l’épouserait… Que fait-il, murmura-t-elle. Il avait dû s’attarder au café et il arriverait en grognant d’avoir dépensé ses sous. Mais elle lui pardonnait ses défauts, puisqu’il l’avait choisie, elle, parmi tant d’autres femmes.

Elle rêvassait, quand soudain Pierre ouvrit la porte :

— Qu’est-ce que tu fous là, dans le noir ?

Il alluma l’électricité, jeta sa casquette et tomba sur une chaise.

— Tu te fiches de moi, maintenant. Je dois t’attendre à la sortie de l’usine, dit-il d’un ton rogue.

Renée réprima un sourire. Elle s’approcha de Trimault, lui entoura le cou de ses bras nus ; des baisers gonflaient ses lèvres. « Pierre, chuchota-t-elle… » Mais il la repoussa. Elle n’y tint plus et s’écria :

— Pierre, je travaille !…

— C’est pas trop tôt, répondit-il sans rien laisser paraître de son plaisir.

Il pensa aux agréments d’une vie plus facile et laissa Renée s’asseoir sur ses genoux. Il lui passait distraitement ses mains noires dans les cheveux et elle, tête renversée, fermait les yeux de bonheur. Quelques minutes plus tard, comme il avait faim et qu’aujourd’hui on pouvait se payer un extra, il lui dit :

— Allons, habille-toi, on dîne à la Chope des Singes.

Et gaiement enlacés, ils descendirent au restaurant.