Aller au contenu

L’Hôtel du Nord/07

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 46-54).


VII


À 5 heures, chaque matin, Dagot, qui est employé au service des ordures ménagères, tire Lecouvreur de son anéantissement. Un premier appel reste sans réponse. Dagot continue :

— Cordon, s’il vous plaît ! Puis, énervé : — La porte, bon Dieu !

D’un geste aveugle, Lecouvreur saisit le cordon. Le sentiment d’un cauchemar qui se précise finit par l’éveiller tout à fait. Il se met sur son séant, bâille et se tâte peureusement. C’est l’instant plein d’aigreur où il lui faut oublier sa fatigue. Comment trouver le repos dans un sommeil dépourvu d’abandon et de confiance ? À guetter les bruits du soir jusqu’à l’aube, une torpeur appesantit les membres. Le front est lourd, l’échine endolorie. Lecouvreur se lève cependant. Il enfile ses vêtements raidis par le froid, puis il passe une serviette humide sur son visage fripé de sommeil.

Il n’a pas fini d’attacher ses bretelles que déjà il prépare le café. Il apporte à la toilette du « perco » tous les soins qu’il marchande à la sienne. Et je te frotte, et je t’astique ! Voilà qui fait reprendre conscience et donne goût à la vie. Le « perco » rayonne comme un phare. Dans ses flancs, l’eau bouillonne, une vapeur embaumée s’en échappe. Tout est prêt. Les locataires partiront au travail avec un bon « jus » dans le ventre.

Il est temps d’ouvrir la boutique. Voici paraître le père Louis, un ouvrier maçon ratatiné et goîtreux. Que le ciel soit pur ou chargé, l’aube sereine ou venteuse, il se campe sur le seuil du débit en attendant son café-rhum et regarde longuement l’horizon :

— Je crois que pour aujourd’hui, ce sera du beau temps !

— Ah ! tant mieux, répond Lecouvreur, on en a soupé de l’hiver.

Une lumière terreuse éclaire la boutique. Maintenant, les clients arrivent à la file. Tous pressés, ils avalent debout le café brûlant.

— Ce que ça chauffe, patron, votre machin.

— Dame, ça vient d’être fait !

La plupart, pour se dégourdir, corsent le jus d’un petit rhum ou d’un cognac. Ils ont quitté leur chambre à la hâte et c’est devant le comptoir qu’ils achèvent de se vêtir. Mal rasés, à peine lavés, leur visage transi a la couleur du petit jour. Le sommeil altère leurs voix et fait battre leurs paupières. C’est avec des malédictions, des « putains de métier » qu’ils sortent de leurs rêves. Parfois ils tombent assis sur une chaise, ils s’étirent ; un destin monotone les accable.

— Vivement ce soir, qu’on se couche !

Existences machinales irrévocablement rivées à des tâches sans grandeur. Il y a là des gens de tous métiers. Quelques employés, un comptable, des garçons de salle, des électriciens, deux imprimeurs ; et tous les ouvriers du bâtiment, terrassiers, plâtriers, maçons, charpentiers, de quoi refaire Paris si un tremblement de terre venait à le détruire. À 7 heures, ils ont tous disparu.

Un peu plus tard, de jeunes femmes apportent une animation nouvelle. Des ouvrières qui travaillent aux peausseries et filatures du quartier, des vendeuses, des dactylos. Elles commandent un café-crème qu’elles boivent à petites gorgées. Tout en grignotant une brioche, elles se regardent dans les glaces du comptoir, puis elles se maquillent avant de gagner la rue.

Louise les observe sans bienveillance : « Toutes des fricoteuses ! pense-t-elle. Elles feraient mieux de se laver que de se mettre de la poudre de riz ! » Quand la dernière est partie, elle ouvre toute grande la porte du café et, comme son mari s’étonne :

— Ça empeste ici !…

Dehors le quartier s’éveille. Les boueux ramassent à grands coups de pelle les ordures amoncelées à la lisière des trottoirs, les commerçants installent leurs éventaires, on entend monter le rideau métallique de la « Chope des Singes ».

Avant de gagner les chambres, Renée vide le poêle et balaie la boutique dont le carrelage est déjà souillé de mégots ou de crachats. Deux vieilles blanchisseuses qui travaillent au bateau-lavoir du quai de Valmy, la Berthe et la Félicie, commandent un petit marc pour « passer l’hiver sans crevasses ». Bientôt après arrivent les cochers de chez Latouche. Tous bons diables, mais gueulards ! Les plus jeunes posent aux gars « affranchis » avec leur pantalon à patte d’éléphant, leur foulard tordu sur leur nuque rasée. L’un d’eux, Marcel, un beau gaillard qui fréquente les « rings », arbore comme un pavillon un jersey de sport et fume du tabac de luxe. À l’entendre, l’odeur du tabac anglais fait pâmer les femmes. Avec un accent traînard de Parisien, il se vante de ses conquêtes. Renée l’écoute, appuyée sur son balai, la bouche entr’ouverte, le regard perdu. Pourtant lorsqu’il vient lui pincer la taille, elle pousse un cri.

Louise, sans méchanceté, intervient :

— Dites donc, grand dégoûtant, on n’est pas au bal… Ma parole, ils ont tous le diable au ventre, ce matin.

Plus âgés, les camionneurs se passionnent pour la bouteille. Leur tenue est négligée, leur voix grasse ; presque tous deviennent brutaux. Ils nourrissent contre les chauffeurs une haine corporative, le perpétuel défi des trompes et des claksons les rend fous, et, s’il arrive qu’une auto les dépasse dans une montée, ils font payer cher cette défaite à leur malheureux attelage. Ils finissent par avoir des démêlés avec la police, démêlés dont ils ne se soucient guère car Latouche paie les contraventions.

C’est un usage établi parmi eux de prolonger l’apéritif matinal jusqu’à l’apparition du patron. Le voici qui surgit sur le seuil, la moustache en bataille et le fouet à la main. Non que cet attribut soit le moins du monde symbolique ; Latouche, par une exception singulière à la coutume, est un homme presque courtois qui remplace la brutalité par des phrases habiles.

En cinq minutes, il a rallié son personnel, distribué la besogne sans s’être accordé un apéritif, ce qui inspire aux Lecouvreur un mélange indécis de rancune et d’admiration.

De son poste, vitré comme un aquarium, Julot, l’éclusier, guette le départ des camionneurs. Est-ce le fait de vivre dans une loge ouverte à la rumeur du quartier qui lui donne l’humeur médisante d’une commère ? Flatteur, verbeux, soufflant à pleine bouche la délation et le scandale, Julot appelle Louise Lecouvreur « ma tante » et son mari « Mimile ». Il gesticule sur le quai et gueule d’un trottoir à l’autre, interpellant ses connaissances :

— Eh vieux ! tu paies un verre !

Paré du prestige de ceux qui exercent une fonction publique, Julot est redouté des bateliers. Comme ces augures qui ne daignaient se montrer propices que lorsque sur leurs autels s’amoncelaient les offrandes, lui ne consent à ouvrir et à fermer ses vannes qu’après avoir touché de mystérieux péages, acquittés de plus ou moins bonne grâce par les mariniers, devant le comptoir de Lecouvreur :

— Cette fois, ce sera un blanc-vichy, Mimile. C’est le patron de la « Belle Rouennaise » qui régale !

Mais Julot connaît ses limites et sait le respect qu’il doit à sa profession. Son génie lui a inspiré une « combine ». Après entente avec Mimile, il totalise les tournées offertes durant la journée et, chaque soir, le litre sous le bras, il rentre à Pantin (où il habite), prendre une cuite dans son lit sans compromettre sa dignité.

… Enfin, la boutique est vide. Louise monte avec Renée faire les chambres du premier étage. Lecouvreur frotte au grès le zinc du comptoir, rince les verres, les essuie méticuleusement, les aligne sur les étagères : verres zébrés des apéritifs, verres à bordeaux, à liqueur, coupes pour la glace, les cerises et le mousseux. Maintenant, une joyeuse lumière éclaire le débit. Le soleil a exaucé le souhait du père Louis. Les verres et les bouteilles s’irisent de reflets, le comptoir, bien astiqué, s’illumine. Que tout cela est beau, encourageant ! Lecouvreur remonte ses manches de chemise, secoue ses mains poissées d’une eau liquoreuse et regarde dans le zinc poli son visage dévié lui sourire à la renverse. Sa jubilation déborde, il caresse des yeux ses chaises, ses tables en « parfait état », les deux grandes banquettes couvertes de moleskine rouge. Du plafond jaillit un lustre à trois branches. Il ne manque plus qu’un billard !

Lecouvreur ne peut y tenir plus longtemps. Il traverse la rue pour embrasser d’un seul coup d’œil tout ce qu’il possède. Accoté contre une balustrade, l’essuie-verre autour du cou, le regard fixé sur le dernier étage de sa maison, il se recueille. L’an prochain, il fera refaire la façade, repeindre l’enseigne ; les murs du côté de chez Latouche auraient grand besoin d’un coup de crépi. La pluie y a tracé des sillons comme des rides humaines. Au premier, entre deux fenêtres, un écriteau d’avant-guerre attire l’attention :

CHAMBRES
Complètement
MEUBLÉES À NEUF
avec armoire à glace
depuis 5 francs
la semaine.

Pas de blague ! Il s’agit d’enlever ça. Cet automne, il faudra porter les chambres à 30 francs la semaine. Lecouvreur, les yeux fermés, se livre à des calculs :

— J’ai fait une bonne affaire, dit-il à voix haute.

Des camions remontent à grand fracas le quai de Jemmapes. Un souffle de vent balaie le canal. Lecouvreur aspire l’air avec délices. Une fenêtre ouverte laisse voir le va-et-vient de Renée dans la chambre No 19.

« Une brave fille, et dure à l’ouvrage », pense-t-il en regagnant sa boutique.