L’Hôtel du Nord/08

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Robert Denoël (p. 55-59).


VIII


Mimar avait l’allure pataude d’un paysan. Un homme têtu, borné, avare de ses sous, et selon les circonstances, obséquieux ou grossier. Comme tant d’autres, il était venu à Paris pour faire fortune, mais la chance ne lui avait pas souri. Depuis des années, il travaillait à la gare du Nord, sans autre espoir, pour l’avenir, qu’une retraite. Son service de « porteur » l’obligeait, quinze jours par mois, à veiller ; cette quinzaine là, il avait de grandes journées de loisir.

Les fanfaronnades des jeunes gens qui couraient le guilledou l’amusaient. Ces gosses ! il ne jalousait pas leurs prouesses. À son âge, on restait à l’affût dans l’hôtel. Depuis quinze ans qu’il logeait en meublé, il avait de l’expérience, il trouvait toujours moyen de faire des conquêtes.

Deux passions se partageaient sa vie : les cartes et les femmes. Il jouait à la manille avec les amis dès qu’il rentrait du « turbin ». Dans le quartier sa réputation de bon joueur était solide ; on lui enviait son habileté et une chance de « cocu » qui lui permettait de boire à sa soif sans jamais débourser un sou. Son travail de porteur ne lui donnait aucun souci. Il était fier de ses succès chez les bistrots ; tous les copains se le disputaient comme partenaire. Mais dès qu’il voyait passer un jupon, il lâchait les cartes.

Le destin l’avait gratifié d’un teint de tomate mûre ; ses petits yeux clignotaient ; son cou, trop court, s’enfonçait dans ses épaules. L’uniforme du chemin de fer ne l’avantageait pas. Mais il savait supporter patiemment les rebuffades ou les moqueries ; avec une assurance de mâle obtus et sensuel il guettait la proie qu’il s’était choisie : son heure venait toujours !

Il ne s’attardait plus à poursuivre des pucelles. À ce petit jeu-là, des gars perdaient leur temps. Non, entre trente et cinquante, voilà les femmes qui lui convenaient, petites, boulottes ou efflanquées, blondes ou brunes, cuisinières, bonniches, balayeuses, ah ! il n’y regardait pas de si près. Lui, en fait d’amour, ne comptait que la bagatelle ! La laideur de ses maîtresses, leur linge douteux, leurs habitudes crapuleuses, n’étaient pas pour l’intimider. Il se contentait des « laissés pour compte », comme ça il ne risquait pas de rencontrer un rival ni de se mettre un fil à la patte. Il se rasait et changeait de linge une fois par semaine et tous les jours de l’année portait, enfoncée sur les yeux, sa casquette graisseuse de cheminot.

Quand il était « de repos », il allait à l’affût. Il s’embusquait dans un renfoncement du couloir, sur le palier ou à la sortie des « water ». Il avait bien calculé son coup. La femme passait devant lui. Il sortait de l’ombre, il lui barrait la route : « Eh, la petite, on passe pas sans me donner un bécot. » Presque toujours il gagnait la partie. En avait-il ébauché des liaisons dans ces couloirs !

Si sa victime était mariée, le soir, dans la boutique, il invitait le mari à faire une manille. Le trio s’installait gaiement autour d’une table et, en grand seigneur, Mimar offrait une tournée. Il lorgnait sa voisine, la frôlait du coude, s’échauffait, enfin lui faisait du pied.

« Je n’ai pas de veine, ce soir », disait-il à son partenaire.

Mais il s’en foutait ! Une odeur de femme, douceâtre, le grisait ; des images obscènes lui brouillaient les yeux, une bouffée de sang lui montait au visage, et, ouvrant sa chemise, il découvrait son cou solide de porteur. « Malheureux au jeu, heureux en amour, » pensait-il.

La petite Volovicht s’est laissée séduire. Son époux est absent aujourd’hui, elle a donné à Mimar un rendez-vous. L’oreille collée à la porte, elle l’attend.

Il est dix heures. Mimar, en pantoufles, se glisse silencieusement dans le couloir (faut se méfier des curieux ici). Arrivé devant le No 3, il toussote. La porte s’ouvre.

Le 3, ça lui rappelle une autre aventure. Cette fois-là, sa maîtresse était une poissonnière, rouge et soufflée ; l’inverse d’aujourd’hui, la Volovicht est plate comme une punaise. Mimar s’assied.

— Cette garce de Renée, grogne-t-il. Elle faisait celle qui balaie. J’ai dû m’enfermer aux water pour la dépister… Le jour où je pourrai la faire foutre dehors ! (Renée a toujours repoussé ses avances.)

— Bois un coup en attendant, répond Mme Volovicht.

Elle lui tend un verre de vin rouge, puis les yeux brillants, s’assied sur ses genoux. Il la tripote, la pince, lui écrase la bouche de ses lèvres violettes. Soudain, elle s’échappe de ses bras pour aller tirer les doubles rideaux.

— Laisse donc, dit-il, personne peut nous voir.

Lui, le grand jour ne l’effraie pas. Il se lève, en bras de chemise, quitte ses bretelles pour être plus à l’aise. Il attrape la femme par la taille et vlan la renverse sur les draps sales. Elle pousse de longs soupirs. Il lui pose sa main calleuse sur la bouche.

— Ferme ça, Renée travaille à côté.

… Mimar se relève, débraillé, le corps tout moulu. Il va à la fenêtre : des autos descendent le quai, en bas, chez Latouche, les cochers chargent leurs camions. Sa poitrine se dilate. « Je me la coule douce, moi, » grommelle-t-il en lançant un regard sur sa maîtresse.

Il s’approche de la table, saisit le litre de « rouge », et se sert une bonne rasade.