L’Hôtel du Nord/10

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Robert Denoël (p. 66-72).


X


Un samedi de grand nettoyage, Renée, à genoux, lavait une chambre. Elle s’arrêtait de temps à autre pour souffler, puis, mollement, reprenait son travail.

— Ça n’a pas l’air d’aller, dit Louise.

Sa bonne se plaignait de maux de tête et de vertiges. Tout en époussetant les meubles, Louise la regarda du coin de l’œil. « Elle file un mauvais coton, » pensa-t-elle.

Renée se redressa et voulut tirer le lit. Ses forces la trahirent, elle porta la main à son ventre avec un gémissement.

Louise s’inquiéta :

— Voyons, êtes-vous malade ?

Renée ne répondit pas. Adossée au mur, elle baissait la tête. Brusquement, elle cacha son visage défait dans ses mains et se mit à sangloter.

Louise s’approcha. Elle avait les gestes simples et compréhensifs d’une mère. Mais Renée eut un mouvement de recul. Son tablier se dénoua. Alors, pour la première fois, Louise remarqua la taille informe de sa bonne. Leurs regards se croisèrent. Renée baissa les yeux.

Après un court silence, Louise murmura :

— Pourquoi vous cacher de moi ? Ne craignez rien, je vous garderai ici. Et d’une voix affectueuse : N’ayez pas honte, ma petite, ces histoires-là arrivent… Je pense que Trimault va vous épouser ?

Renée secoua la tête. Il s’agissait bien de mariage ! Pierre ne l’aimait plus. Et pourtant, que n’avait-elle pas imaginé pour le séduire ! Chaque soir, comme il était dégoûté du restaurant, elle lui faisait des chatteries. Une fine gueule, son Pierre ! D’autres fois, elle lui offrait du vin chaud avec du citron ou bien elle descendait dans la boutique acheter du rhum pour lui préparer un grog. Il aimait prendre une « bonne cuite » l’hiver, avant de se coucher.

Elle l’avait rendu exigeant et difficile. La vie à deux use le cœur d’un homme. Pierre ne lui parlait plus jamais d’amour. Le dimanche, lorsqu’elle voulait sortir avec lui comme autrefois, il refusait pour aller jouer à la manille. Elle le regardait partir, les larmes aux yeux.

Elle gagnait bien sa vie et n’était pas à la charge de son amant. Au contraire, hormis quelques pourboires, elle lui donnait tous ses gages. Les soirs de paye, Pierre s’adoucissait. Elle venait s’asseoir sur ses genoux comme une gosse. Il devait prendre, dans son corsage, l’argent qu’elle lui destinait.

« Plus bas, plus bas, » disait-elle avec un éclat de rire. Ça y est, tu brûles… C’est pour qui ? »

Elle se jetait à son cou. « Pour mon Pierre ! » Elle lui mordait les lèvres, le dévorait de baisers rapides, lui soufflait à l’oreille : « Je te mangerais. »

Trimault, un peu étourdi de ces transports, mettait l’argent dans sa poche puis rendait à Renée ses caresses. Il l’emportait, toute palpitante sur le lit. Elle s’abandonnait à une sorte de mirage où les plaisirs de l’amour se liaient à ceux d’une vie régulière et douce.

L’argent filait et l’humeur de Trimault s’assombrissait vite. Renée attendait ses baisers comme une aumône. Mais il n’ouvrait la bouche que pour crier.

Chaque soir, il allait baguenauder avec des copains. Elle n’était pas jalouse de ses relations, et d’ailleurs elle ne pouvait pas l’empêcher de sortir. Elle restait dans sa chambre avec ses souvenirs ; elle songeait à son amant, à leur vie commune où tout les séparait. Elle enviait les femmes mariées. Il lui manquait quelque chose à elle, l’âge, la fatigue, creusaient déjà ses traits. Elle soupirait « Je suis trop laide » regardait ses mains noires et crevassées. Enfin, après un dernier coup d’œil sur le « réveil », elle se couchait.

Un jour, elle se décida à faire comme Trimault, à garder pour elle le salaire de son travail. Ce fut une scène terrible.

— Grosse garce, cria Pierre, c’est comme ça que tu me remercies de t’avoir tirée du fumier !

Il la gifla, puis sortit en claquant la porte. Renée était habituée aux injures ; elle accepta aussi les coups. « C’est la vie, » se dit-elle.

Trimault enragea quand il la sut enceinte. Ah ! Non ! Ce n’est pas à son âge qu’on se laissait attacher un fil à la patte. Après tout, il ne l’avait pas eue vierge. S’il la lâchait ?

Cette menace anéantissait ce qui restait de leur bonheur. La nuit, dans la chambre où tout lui rappelait un passé de discorde, Renée, inquiète, ne pouvait s’endormir. Son amant sommeillait. Elle sentait un abîme se creuser entre eux et un cri lui échappait, dans lequel elle mettait tout son cœur.

— Pierre, à quoi penses-tu ? Parle-moi… Oh ! tu ne m’aimes plus.

— Fous-moi la paix avec tes boniments. J’ai sommeil.

Il lui tournait le dos. Renée sanglotait et se cachait le visage dans l’oreiller. Comme emportées par un grand vent, ses illusions fuyaient une à une. Elle pensait à sa journée de travail, elle se voyait lavant les couloirs, changeant des draps et des serviettes sales, trimbalant des seaux dont le poids lui tirait le ventre. Jamais elle n’en finissait avec son ouvrage. Et lorsqu’elle avait le malheur de se plaindre, Trimault la rembarrait ! Il se conduisait comme une brute, il était prêt à l’abandonner…

Un soir, il ne rentra pas. Anxieuse, Renée courut les bistrots du quartier. Les boutiques fermaient une à une. Des copains de Trimault s’offraient pour la consoler mais elle ne les écoutait pas. Elle monta le faubourg du Temple, revint sur ses pas, suivit le quai désert. Il pleuvait. Elle grelottait et se sentait mourir de tristesse. Elle rentra dans sa chambre et attendit son amant jusqu’au jour.

À sept heures, un homme vint la demander. Trimault était envoyé en province pour un travail urgent. Il réclamait sa valise.

— En aura-t-y pour longtemps ? demanda Renée.

— Je ne sais pas, répondit l’homme. Grouillez-vous.

Elle prépara la valise. Ses mains se crispaient sur les vêtements. Elle respirait l’odeur de Trimault, elle le voyait dans ce costume… Quand elle eut achevé elle murmura :

— Dites-lui… qu’il peut revenir.

Puis, sans force, elle tomba sur le lit.

À quelques jours de là, dans le couloir, Renée croisa Saquet, un jeune ouvrier mécanicien.

— Alors, ma petite Renée, vous voilà veuve. Il se pencha sur elle : On ne reste pas seule à ton âge…

Elle sentit passer sur son visage une haleine brûlante, des bras lui entourèrent la taille ; elle renversa la tête et tout chavira.

Saquet ouvrit la porte de sa chambre, jeta un coup d’œil sur le couloir. Personne. Il entraîna Renée vers le lit.