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L’Hôtel du Nord/11

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 73-77).


XI


Le printemps est venu. Un dimanche, après avoir nettoyé sa boutique à grande eau, Lecouvreur, sentant les chaleurs proches, décide de « sortir la terrasse » : quatre tables rondes et huit chaises de jardin, qu’on aligne sur le trottoir, sous un grand store où on lit en lettres rouges : HÔTEL — VINS — LIQUEURS.

Lecouvreur aime musarder dans le quartier, la cigarette au coin des lèvres. Une porte cochère sépare son hôtel de la « Chope des Singes », une brasserie dont il admire en passant les tables de bois verni et les fauteuils en rotin, puis il traverse la rue de la Grange-aux-Belles pour jeter un coup d’œil sur les livres alignés à la devanture de la « Librairie du Travail », des tas de bouquins, des brochures écarlates, au milieu desquels trône un portrait de Lénine. Lecouvreur ne fait point de politique. Il revient sur ses pas, regarde les photos sportives exposées à la devanture de « Chez Marius », un Marseillais qui fabrique des chaussures sur mesure. Il salue Marcel, le coiffeur, Cerutti, un entrepreneur de peinture, et piane-piane, arrive rue Bichat où il allume une nouvelle cigarette. Le temps de lancer un regard aux bistrots du coin pour se rendre compte si les affaires marchent et il continue sa route. Toujours la même promenade, tranquille, apaisante. Il longe l’hôpital Saint-Louis, « qui date de Jésus-Christ », puis il regagne le quai de Jemmapes.

Des pêcheurs sont installés sur les bords du canal, au bon endroit, à la hauteur du bateau-lavoir. Lecouvreur s’arrête. Il fait beau. Le spectacle est distrayant. Partout les marronniers fleurissent, de grands arbres qui semblent plantés là pour saluer les péniches. Des bateliers se démènent et parmi eux Julot s’égosille. Un peu plus haut, des montagnes de sable ou de meulière, des tas de charbon, des sacs de ciment, encombrent le quai. Des voitures traversent le pont-tournant.

Ce décor d’usines, de garages, de fines passerelles, de tombereaux qu’on charge, toute cette activité du canal amuse Lecouvreur. Il reste là à bayer aux corneilles, à jouir de sa liberté et du bon soleil.

Il aperçoit Achille qui hale une péniche. Un numéro celui-là ! Toujours saoul. « Y a un bon Dieu pour les ivrognes, » pense Lecouvreur en suivant de l’œil la marche acrobatique d’Achille. « Jamais il ne tombera dans la flotte. »

Un square entoure l’écluse. Quand Lecouvreur en a assez des blanchisseuses et des pêcheurs à la ligne, il va s’y reposer. Il se sent bien à son aise, l’esprit tranquille. Il s’assied sur un banc. Derrière lui, s’élève le poste-vigie, pavillon cubique décoré d’un drapeau et d’une bouée de sauvetage. Il contemple un instant les péniches, propres et vernies, mais son regard revient toujours à la façade de son hôtel que dorent maintenant les rayons du soleil couchant.

Lecouvreur regagne alors sa boutique.

Par les beaux jours, les locataires de l’Hôtel du Nord, leur dîner expédié, descendent prendre le frais à la terrasse. Les huit chaises sont vite occupées. Bientôt Lecouvreur doit sortir tous les sièges de la boutique. Il va et vient, le seau à glace dans une main, une canette de bière dans l’autre, prêt à satisfaire les caprices de chaque client.

« Patron, un diabolo ! »

« Un vittel-cassis, Mimile ! »

Il fait bon prendre un verre sur le trottoir après une longue journée de chaleur et de travail, quand le soleil s’est couché derrière les vieilles maisons du quai de Valmy et que, peu à peu, le roulement des voitures a fait place au bruit frais des écluses. Les réverbères s’allument, des amoureux s’étreignent dans le square, de vieilles femmes promènent leur chien. Les étoiles se reflètent dans l’eau sombre du canal ; l’air fraîchit, un coup de vent qui vient des boulevards extérieurs apporte le murmure de la ville.

C’est à cette heure-là que Latouche fait atteler ses six voitures. Un homme crasseux, barbu, le « palefrin », apparaît, portant des bricoles. Il harnache les chevaux, les pousse dans les brancards. On sent que chaque geste lui coûte, que l’âge pèse sur ses épaules. Enfin les camionneurs grimpent sur leurs sièges et font claquer leurs fouets. Hop ! en route pour les Halles.

Le palefrin demeure bras ballants à regarder les voitures franchir le pont. Puis il fait quelques pas vers l’hôtel.

« Fini, le boulot, » dit un client.

Le palefrin ne semble pas avoir entendu. Il est vêtu de guenilles ; une casquette enfoncée sur les yeux cache à moitié son visage. Les mains dans les poches, le chef branlant, il s’avance vers la terrasse et s’assied à l’écart.

On lui sert un « blanc-nature » et il reste là, indifférent, voûté, tenant son verre qu’il porte de temps à autre à ses lèvres sans que son visage exprime un plaisir quelconque.

En face, dans le square, des vagabonds s’étendent sur les bancs pour y passer la nuit. D’un œil morne, le palefrin suit leur manège. Enfin il se lève et regagne les écuries sans prêter attention à personne.