L’Hôtel du Nord/16

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 102-108).


XVI


Son enfant dans les bras, Renée arriva à proximité de l’Hôtel du Nord. Il était neuf heures. De loin, elle contempla la façade de l’hôtel, puis elle s’approcha et risqua un coup d’œil par-dessus les brise-bise du café : Julot et Mimar s’appuyaient sur le comptoir, le patron rinçait des verres ; une femme de ménage balayait la boutique.

Son cœur battit ; personne ne l’attendait si tôt ! Elle hésita, regarda autour d’elle comme pour reprendre courage et se décida à pousser la porte.

Julot, le premier, s’exclama : « Tiens ! Renée avec son môme. »

Lecouvreur, surpris, posa sur le comptoir le verre qu’il essuyait. Renée s’avança.

— Vous avez quitté l’hôpital ? dit-il.

Malgré sa fatigue, elle trouva la force de sourire et de serrer ces mains qui se tendaient ; puis elle tomba sur la banquette.

— Voulez-vous prendre un vulnéraire ? proposa Lecouvreur, ça vous remettra d’aplomb.

Elle refusa d’un signe de tête. Elle tenait son enfant sur les genoux, comme un poids, et était encore malhabile à manier ce petit corps.

— Un garçon ? demanda Julot.

Il voulut soulever les voiles qui enveloppaient le bébé, mais elle eut un mouvement de recul.

Son séjour à Saint-Louis l’avait déshabituée des hommes !

Elle suivait d’un œil inquiet le va-et-vient de la femme de ménage : une étrangère en train de lui souffler sa place.

L’arrivée de la patronne, son accueil cordial, dissipèrent les craintes de Renée. Louise lui prit l’enfant.

— Comment l’appelez-vous ?

— Pierre…

Elle se tut. Louise s’était penchée sur l’enfant et pouponnait déjà comme une grand-mère. « Il est beau, murmura-t-elle. C’est vrai qu’il ressemble à Trimault. »

— Patronne, on peut voir ! cria Mimar.

— Non. Fichez le camp ! Vous allez me l’asphyxier, ce gosse, avec vos cigarettes… Allons par là, dit-elle à Renée, en l’entraînant dans l’arrière-boutique.

— Vous comptez le nourrir ou bien le mettre en nourrice ? interrogea Louise. Il ne demande qu’à venir, ce bébé.

Renée essuya une larme ; elle était trop lasse pour s’expliquer.

— Oui, oui, faut le mettre en nourrice, continua Louise. Il sera mieux à la campagne qu’à Paris.

Renée avait une confiance aveugle en sa patronne. Elle hocha la tête. Louise lui rendit son enfant.

— Et vous, tâchez d’être sérieuse, hein ? Elle ajouta gentiment : « Pour aujourd’hui, ne vous occupez de rien. Montez vous reposer. »

Renée gagna sa chambre. Là, elle se retrouvait chez elle. Mais que de pénibles souvenirs l’y attendaient. Elle fit un effort pour les chasser, posa son enfant sur le lit et tira les doubles rideaux. Grâce aux soins de sa patronne tout était bien en ordre.

Le petit continuait à dormir. Elle le contempla quelques minutes. Un flot de tendresse l’étouffait, elle oubliait les mauvais jours qu’elle avait connus dans cette chambre pour ne plus penser qu’à son enfant.

Le lendemain, elle reprit courageusement son travail. Quand elle était libre, elle se renseignait dans le quartier pour trouver une nourrice.

On lui indiqua une paysanne qui habitait en Seine-et-Marne et qui se chargea de l’enfant. Alors, commença pour Renée une nouvelle existence. Elle vivait seule comme autrefois. Mais maintenant toutes ses pensées étaient pour son Pierre, tous ses baisers pour la photo prise le jour où elle s’était séparée de lui. Sur une fourrure, l’enfant, à demi nu, étalait son petit corps grassouillet. Une belle photo ! Il ne lui restait rien de pareil de ses anciennes amours. Les jeunes gens avaient beau rôder autour d’elle, tous les hommes la dégoûtaient.

Louise la fortifiait dans ses bonnes résolutions.

— Prenez garde, Renée. Les clients sont des cochons ! Ils chercheront toujours à abuser de vous.

— Je sais bien. Mais ils perdent leur temps, maintenant que j’ai mon petit…

Sa grande joie était de recevoir des lettres de la nourrice ou de lui écrire. Le soir, tranquille au fond de l’arrière-boutique, elle faisait sa correspondance. Ses mains étaient gonflées par le travail et le porte-plume lui glissait des doigts. Elle s’appliquait, cependant.

« Je préfère encore tenir mon balai », avouait-elle.

Louise lui dictait ce qu’il fallait écrire. « Mettez : on vous enverra du petit linge et un colis la semaine prochaine. »

« Oui, disait Renée. J’ai le temps, d’ici là, de finir mes langes ».

Sa patronne, penchée sur elle, lui indiquait l’orthographe et, docile, elle écrivait.

Ensuite, elle prenait sa boîte à ouvrage, et, l’esprit calme et la chair délivrée de tout désir, elle s’asseyait pour coudre auprès de Louise qui lisait le « feuilleton ». De temps à autre, des éclats de voix lui faisaient lever la tête.

« C’est ce grand fou de Kenel qui raconte des histoires, » murmurait-elle.

Elle ne se sentait pas la curiosité de les entendre et se replongeait dans sa couture. Elle était heureuse ; elle vivait en famille avec les Lecouvreur. Depuis des années elle n’avait pas connu pareil apaisement.

À 10 heures, elle quittait la boutique pour monter à sa chambre. Une chambre accueillante et rajeunie d’étoffes et de dentelles (encore une idée de sa patronne, cette transformation). Vraiment, elle éprouvait du plaisir à avoir un « chez elle », à s’endormir dans des draps frais après un dernier regard sur la photo du gosse…

Les jours glissaient sans ternir son bonheur. Elle travaillait une chanson aux lèvres. Jamais elle n’avait été si active ; ses chambres étaient bien tenues, l’escalier et les couloirs luisants de propreté ; les clients étaient contents de son ouvrage, elle recevait de bons pourboires.

Une aubaine, cet argent, car ses mois passaient tout entiers à payer la nourrice. Bientôt elle eut une petite somme et put s’acheter du linge, des vêtements. Tantôt un corsage de couleur criarde ou une « combinaison », tantôt une robe à volants ou un chapeau enrubanné.

« Vous avez bien les goûts de la campagne, » disait la patronne quand Renée déballait ses achats.

Mais elle était fière de ses acquisitions qu’elle rangeait soigneusement dans l’armoire. « Pour plus tard, pensait-elle, quand j’aurai repris le petit avec moi. »