L’Hôtel du Nord/17

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Robert Denoël (p. 109-114).


XVII


Un samedi soir, Louise, tentée par un « billet de faveur » partit pour le théâtre. Bernard, un jeune électricien qui habitait l’hôtel depuis quelques mois, décida de mettre à profit l’absence de la patronne pour « tomber » la bonne, comme il s’en était vanté auprès des copains. Il s’embusqua dans le couloir et patiemment attendit.

Renée n’avait jamais été si appétissante ; dans le calme d’une vie saine, elle s’épanouissait. Quand elle parut, Bernard surgit devant elle, et avant qu’elle eût poussé un cri, il lui disait d’une voix suave :

— N’ayez pas peur. Je venais vous inviter à aller au ciné !… »

— Merci, Bernard. Vous êtes bien aimable. Mais j’ai de l’ouvrage pour demain et je rentre me coucher.

— En voilà une idée, fit-il, déçu. Votre patronne, est-ce qu’elle se refuse un plaisir ?

— Oh ! elle sort presque jamais.

— Mais vous n’avez pas son âge. N’empêche que ce soir elle est au théâtre. Tenez, on reviendra tôt. On joue le Mystère de la Tour Eiffel à Tivoli… Allons, laissez-vous faire.

Depuis longtemps Renée n’avait pas été au cinéma. Sa patronne était absente ; ce soir, elle s’embêtait un peu.

— Tivoli ? C’est bien loin.

— Loin ? Je vous porterai, dit Bernard qui la sentait faiblir.

Elle hésitait. Après tout, c’était une occasion d’étrenner ses vêtements.

— Attendez-moi… Le temps que je m’habille.

— Si vous avez besoin que je vous aide ? proposa-t-il en dissimulant un sourire.

Il alluma une cigarette. Lorsqu’il la vit reparaître, il s’écria :

— Mince ! Vous êtes bien frusquée !

Arrivés à Tivoli, Bernard décida de prendre des loges. « Pour être de face, » expliqua-t-il.

En réalité, c’était pour être seul avec elle. On les fit entrer sans attendre et les gens qui faisaient queue au guichet des « secondes » les regardèrent passer. Dans sa robe neuve Renée se redressait, rouge de plaisir ; le linge soyeux qu’elle portait lui caressait la peau.

La salle était bruyante et déjà bleuie par la fumée des cigarettes. Renée, aveuglée par la lumière, eut l’impression que de nombreux spectateurs l’observaient. Bernard lui paya des berlingots. Brusquement, la salle fut plongée dans les ténèbres.

— Est-ce que vous voyez bien, Renée ? demanda Bernard.

Elle le sentit qui se penchait. Il s’était parfumé. Elle lui dit :

— Vous embaumez.

— J’ai un copain qui travaille chez Houbigant, expliqua-t-il. Même, si ça vous fait plaisir, je peux vous avoir un litre d’eau de Cologne à prix coûtant.

Renée ne répondit rien. L’offre lui était agréable. Un gentil garçon, Bernard. Tout de même, il la frôlait de près et cette familiarité lui était presque pénible.

Soudain il chuchota : « Ça ne vous dit rien, ça ? »

Sur l’écran, deux amoureux s’embrassaient à pleine bouche. Elle eut un petit rire gêné. Il lui passa le bras autour de la taille. Elle le laissa faire. Dans la salle, tant d’autres hommes en faisaient autant. On s’embrassait dans la loge voisine.

— Ils se paient du bon temps, ceux d’à côté, lui dit Bernard.

Alors il s’enhardit jusqu’à vouloir la caresser mais elle le repoussa.

— Si vous continuez, je m’en vais.

Tandis qu’elle se taisait, à la fois troublée et inquiète, il cherchait une autre « combine ». Il se mit à raconter sa vie, à se plaindre de sa solitude.

— Et vous, d’être toujours seule, vous ne vous ennuyez pas ? Vos patrons, c’est tout de même pas une société !

Elle se taisait toujours.

— C’est vrai qu’avec Trimault vous étiez mal tombée, fit-il tendrement. Puis d’une voix qu’il cherchait à rendre persuasive : « Faut pas croire que tous les hommes soient comme lui, Renée… »

— Je ne dis pas ça, murmura-t-elle sans conviction.

Le Mystère de la Tour Eiffel était terminé. Elle profita de l’entr’acte pour se mettre un peu de rouge sur les joues. Elle avait les yeux plus brillants que de coutume, et se regardait dans la glace avec plaisir. Quand elle releva la tête, elle vit que Bernard la contemplait. Elle eut à peine le temps de rougir ; la salle, de nouveau, était plongée dans les ténèbres.

Le spectacle fini, ils sortirent.

Bernard offrit d’aller prendre un verre chez Grüber, place de la République.

« Il y a la fête. On regardera tourner les manèges ! »

Ils s’assirent à la terrasse. En face d’eux, étaient installés des bastringues dont les lumières, renvoyées par les glaces, éblouissaient Renée. Elle refusa un tour de Montagnes Russes. Elle se trouvait bien à sa place. Bernard lui fit boire deux chartreuses et une chaleur pesante commença à lui engourdir les jambes. Elle porta la main à son visage ; la musique des orchestrions l’étourdissait, tout se brouillait sous ses yeux.

Elle se leva : « Rentrons. »

Elle se laissa prendre le bras et ils gagnèrent le canal. Les flons flons des manèges avaient cessé ; la nuit était chaude et belle. Renée s’arrêta et renversa la tête.

« Il y en a des étoiles, ce soir », soupira-t-elle.

Bernard la soutenait. Soudain elle sentit deux lèvres ardentes lui écraser la bouche. Il l’entraînait, lui murmurait dans le cou des mots d’amour. Arrivés devant l’Hôtel du Nord, il sonna.

« Attention. Le patron a l’oreille fine. »

Ils passèrent devant le bureau sur la pointe des pieds. Quand ils furent au deuxième, Bernard la serra contre lui. Elle était désemparée, tremblante.

« Viens, » souffla-t-il.

Elle ne répondit pas et le suivit dans sa chambre.