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L’Hôtel du Nord/20

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 130-134).


XX


À l’automne, Lecouvreur fit repeindre sa boutique par Cerutti, le marchand de couleurs de la rue de la Grange-aux-Belles. Du beau travail ! Faux-marbre sur les murs, faux-chêne sur le comptoir. Les vieux de l’hôtel n’en revenaient pas. « Ils vont vendre », supposaient-ils.

Mais non ! Les Lecouvreur, dont les affaires marchaient bien, voulaient seulement que leur maison eût bonne mine.

L’Hôtel du Nord avait la réputation de servir du bon café. Chaque jour, après leur déjeuner, les ouvriers venaient y prendre le « jus ». C’était le coup de feu pour Lecouvreur. Il se démenait et finissait par contenter tout son monde. Lorsque les bruits de sirène annonçaient la reprise du travail, le débit se vidait en quelques instants.

Il ne restait que les feignants, les rentiers, ou un vieillard impotent comme le père Deborger.

« On s’en va, mais on vous laisse le merlan et la merlande, » criaient les ouvriers en claquant la porte.

Les Ramillon, en effet, demeuraient accoudés au comptoir. Un drôle de ménage, Ramillon était garçon coiffeur, sa femme modiste.

Avec sa barbiche en fer à cheval, ses moustaches de chat, ses pommettes couperosées, ses commandements rauques dans la voix, le merlan faisait penser à un sous-off’ ; comme un vieux militaire, il portait, sous son veston d’alpaga, une ceinture de flanelle rouge. Mme Ramillon n’était pas belle. Son visage était criblé de petite vérole et ses traits creusés par l’alcool ; elle louchait, un tic lui tordait la bouche. Toujours vêtue d’un manteau garni de fourrure élimée ; elle ne mettait pas de chapeau. « Y me tiennent pas sur le crâne », disait-elle.

Les Ramillon habitaient un vieil immeuble, rue Bichat. Sans enfants ; leur fille était partie avec un imprimeur. Mais ils possédaient un chat, un vieux matou dont ils tiraient grande fierté.

« Natole, expliquait Ramillon, en montrant son poing, il « les » a grosses comme ça ! »

Louise riait. « D’honnêtes gens, se disait-elle, s’ils ne se saoulaient pas. » Elle était indulgente pour le merlan et la merlande qui lui avaient donné un chien de garde : Badour, un bâtard de fox-terrier.

Le lundi, Ramillon prenait son congé hebdomadaire. Suivi de sa femme, il courait les bistrots qui, ce jour-là, régalaient selon l’usage. On les voyait passer de la « Chope des Singes » au « Bon Coin », du café de la « Capitale » à l’Hôtel du Nord. Ils y échouaient, les vêtements en désordre, le visage congestionné et suant l’alcool.

— Patron, regardez ma bourgeoise ! hurlait le merlan. Elle est saoule.

— Je suis saoule ? ripostait la merlande. Vous m’avez déjà vue saoule, patron ? C’est ce cochon-là qui est saoul.

Les Ramillon se battaient souvent. Le merlan avait toujours le dessus.

Un soir, à l’heure de la manille, la merlande arriva chez Lecouvreur. Elle avait les yeux hagards, l’air d’une folle. Elle ouvrit son vieux manteau que maintenait fermé une broche de verroterie et découvrit ses épaules maigres, bleuies de coups.

— J’ai le corps que je ne le sens plus, gémit-elle.

Elle eut un rire nerveux. Sa broche scintillait. Elle la prit et la présenta dans la lumière.

— Il est beau mon diamant. C’est le seul qui me reste. Ramillon ne l’aura pas celui-là !

Elle parlait avec une sorte de bêlement dans la voix et tournait sur elle-même en dansant.

— N’est-ce pas que je suis jolie, fit-elle.

Elle ramena sur son front quelques mèches de cheveux gris, renversa la tête. Elle serrait des deux mains sa broche sur sa poitrine ; et brusquement, elle sortit.

Le merlan arriva peu après.

— J’ai donné une raclée à Angèle, dit-il, content de lui. Ça la dresse. Elle me fait bouffer de la charcuterie tous les soirs. » Il caressa sa barbiche : « Patron, on joue au zanzi ? »

Le dimanche, lorsqu’il faisait beau, la fille Ramillon venait voir ses parents, et la famille au complet s’en allait baguenauder sur les bords du canal. Le merlan, la casquette sur les yeux, marchait derrière les deux femmes, vêtues comme des chiffonnières, le cou nu, les cheveux en désordre.

La bonne entente ne durait guère. Bientôt, on les entendait se chamailler.

« Si t’es pas contente, va retrouver ton type, criait le merlan à sa fille. Tu lui diras de te rincer. »

Pan ! Il la giflait ; il avait la main leste. Mais la fille était habituée aux coups. Elle ne protestait pas.

Sa mère lui offrait un verre.

« Vous vous accordez bien pour picoler, » ricanait le merlan.

Il les regardait, avec envie, entrer chez le bistrot, et continuait sa promenade, seul, en sifflotant.