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L’Hôtel du Nord/19

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 125-129).


XIX


Chaque jour, vers une heure, Mme Fouassin poussait la porte du café. C’était une femme entre deux âges, nerveuse et efflanquée, qui fabriquait en chambre « l’article de Paris ». Elle demeurait un instant sur le seuil pour appeler ses chiens, deux bâtards qui ne la quittaient pas, puis elle allait s’asseoir devant une table, posait son sac, son fouet, son trousseau de clefs, et, tout en surveillant le repas de Lecouvreur, bavardait intarissablement.

« J’ai plus de goût à rester chez moi, disait-elle. Je fais que d’entendre tousser du matin au soir, comme à l’hôpital. (Son mari se mourait de tuberculose.) J’ai beau m’enfermer dans la salle à manger, il est toujours à m’appeler : « Lucie, donne-moi un mouchoir, Lucie donne-moi de la tisane, donne-moi ci, donne-moi ça. » Il pense qu’à lui comme tous les malades… Dame ! il souffre. Mais c’est bien son tour ; dans le temps, ce qu’il a pu être rosse avec moi. La nuit, je peux même plus fermer l’œil. J’en ai une déveine ! Par exemple, après le déjeuner, je passe la consigne à mon arpète et je vais faire un petit tour. Mettez-vous à ma place, madame Lecouvreur… Et puis, faut bien promener les cabots. »

Louise, à laquelle ce récit coupait l’appétit, approuvait, par complaisance.

— Bien sûr. On peut pas l’impossible.

— Oh, la, la ! Ça fait bientôt deux ans que ça dure, reprenait Mme Fouassin. Même qu’on y a bouffé nos quatre sous… Enfin, ça finira bien par finir un jour, faut l’espérer… Latouche n’est pas encore venu, patron ?

— Non. On ne l’a pas vu ce matin. Il a dû faire les Halles.

Mme Fouassin commandait un second café. Les chiens, après d’innombrables tours, se soulageaient sur le carrelage. Alors, Mme Fouassin se dressait.

« Saloperies ! Où est mon fouet… Kiki ! Colette ! » Elle tordait la bouche à chaque syllabe et prononçait « Tolette ». Elle prenait Kiki par la peau du dos et lui distribuait un semblant de correction. Puis elle continuait à bavarder avec Louise.

— Tiens, vous mangez des salsifis ? J’en ai fait la semaine dernière. Quand on vit comme moi dans la pharmacie, ça ravigote. Seulement, voilà, quelle barbe à éplucher.

Enfin, engoncé dans ses vêtements de camionneur, Latouche entrait.

« Je vous attends depuis une heure, glapissait Mme Fouassin. J’en suis à mon deuxième jus. N’est-ce pas, patron ? »

Latouche quittait en soufflant son paletot de cuir, s’asseyait à côté d’elle et prenait Kiki sur ses genoux. Les coudes sur la table, donnant de temps à autre une tape à Colette qui jappait d’impatience, Mme Fouassin écoutait religieusement parler le camionneur et le mangeait des yeux.

Latouche lui confiait les difficultés de son métier, s’arrêtant entre deux phrases pour boire une gorgée de café et passer sa main sur sa grosse moustache humide.

Un beau jour, il déclara :

— J’en ai assez, tout me retombe sur le dos. J’ai bien le père André comme secrétaire, mais qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse ? Il est trop vieux. Tenez… il me faudrait quelqu’un de sérieux, d’intelligent, d’actif… Une femme, au besoin.

Mme Fouassin sursauta.

— Patron, fit-elle, pour dissimuler son trouble, deux marcs !

Latouche vida son petit verre, fit claquer sa langue, puis il demeura silencieux. Mme Fouassin remuait distraitement son trousseau de clefs.

« Je pense comme vous », murmura-t-elle.

Latouche continuait à la regarder en dessous. Alors elle se leva et régla les consommations.

Ils s’éloignèrent pour causer plus librement. « Hum, se dit Louise. Ça chauffe ! »

Elle ne s’en indignait pas ; Mme Fouassin avait une vie difficile avec son malade et Latouche était célibataire, après tout !

Un matin, à l’improviste, Mme Fouassin vint la retrouver au fond de la cuisine. « Je voulais vous demander quelque chose, madame Lecouvreur. Entre nous… Est-ce que vous auriez une chambre de libre, deux, trois fois la semaine, pour une heure ?

— Une chambre ? Ah, je veux bien vous rendre service, mais tout de même pas pour ces choses-là.

Mme Fouassin n’insista pas. Toutefois elle dut trouver gîte ailleurs, car, à partir de ce jour-là, elle afficha sa liaison sans vergogne. Les clients de l’Hôtel du Nord l’appelaient la « mère Latouche ». Elle ne s’en formalisait pas, au contraire, elle en riait.

Le dimanche, elle sortait avec le camionneur. Ils allaient, bras dessus bras dessous, passer la journée à Villeparisis, dans un terrain que Fouassin, le tuberculeux, avait acheté jadis et où il avait installé, en guise de « vide-bouteille », un wagon sans roues acquis au rabais après la guerre.

« C’est pas chic comme une vraie villa, disait Mme Fouassin, mais l’été, on y est au frais. On y passe de bons moments, dans cette cambuse, dis, Latouche ? »