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L’Hôtel du Nord/32

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 214-221).


XXXII


— Adrien est chez lui ? demande à Lecouvreur un jeune homme élégant.

— Adrien ?

— C’est le nouveau locataire du 5, dit Louise à son mari… « Montez au premier, monsieur. Il y a une carte de visite sur la porte. »

Elle baisse la tête et reprend une maille au chandail qu’elle tricote pour son époux. Lecouvreur est somnolent, quelques clients jouent aux cartes. Pour un samedi soir, la boutique est bien calme. « Les affaires ne marchent plus comme autrefois, » soupire Louise. Un bruit qui court dans le quartier avec persistance la rend soucieuse : des industriels auraient l’intention d’exproprier le pâté de maisons où ils habitent.

Soudain un bruit de pas se fait entendre dans l’escalier ; la porte s’ouvre. M. Adrien entre, accompagné de son visiteur et les deux hommes s’accoudent au comptoir.

Adrien frappe dans ses mains : « Patron ! » regarde son ami.

— Qu’est-ce que vous boirez ?

— Un curaçao.

— Je vais prendre une douceur, moi aussi. Une anisette, patron !

Tout en tricotant, Louise observe son locataire. Il porte un veston qui lui moule la taille, un pantalon avec un pli au fer ; une chemise et des manchettes de toile fine ; un feutre. Il est chaussé d’escarpins.

Adrien a saisi son verre entre le pouce et l’index ; le petit doigt en l’air, il sirote son anisette. Il se reluque dans la glace, lance un coup d’œil furtif sur les manilleurs. Il a des yeux vert pâle à fleur de tête, des sourcils blonds. Son regard rencontre celui de Louise qui baisse les paupières.

Il tire un mouchoir de soie et le presse sur ses lèvres. Il sourit.

— On n’est pas en retard, Jacques ?

Son ami consulte sa « montre-bracelet », secoue la tête.

— Vous allez au théâtre ? demande Lecouvreur.

— On va au bal, répond Adrien. Il resserre le nœud de sa cravate et après un dernier regard sur la glace. « Tu viens, Jacques, » dit-il.

Louise les suit des yeux jusqu’à la porte. Elle pense aux manières de son locataire qui détonnent ici. Elle éprouve une gêne imprécise. « Il se parfume », murmure-t-elle. Lecouvreur est retombé sur sa chaise, les clients jouent toujours à la manille. Pensive, elle reprend son ouvrage.

Pour un dimanche, M. Adrien a été matinal. Vêtu d’un « pyjama » mauve à brandebourgs, il prend son petit déjeuner dans la boutique. Louise est seule avec lui.

— Eh bien ! Vous êtes vous amusé, à ce bal ? demande-t-elle.

— Beaucoup, répond laconiquement Adrien.

Il grignote son croissant. Soudain :

— Dites-moi, madame la patronne, ces jeunes gens qui jouaient aux cartes, hier soir…

— Deux employés du métro, des garçons très gentils.

— C’est ce que je pensais… Je les rencontre souvent dans le couloir. Le plus grand me salue.

Il se lève, secoue les miettes tombées sur son « pyjama ».

« À propos, je reçois une visite cet après-midi, et je voudrais laver ma chambre.

— Mais Jeanne…

— Non, pas Jeanne. Elle est trop brouillonne.

Louise lui confie un seau, une bouteille d’eau de Javel, un balai, et dit en riant :

— Allez vous préparer à recevoir votre bonne amie !

« Quel maniaque ! » pense-t-elle, dès qu’il a disparu. Mais elle est contente. Faudrait que tous ses locataires soient aussi propres !

M. Adrien se donne du mal. Louise le voit plusieurs fois tirer de l’eau à la fontaine ; il vient lui demander une paire de draps propres. À midi, bien vêtu, rasé de frais, parfumé, il descend. Il offre l’apéritif à Gaston et à Julien, les locataires qui l’intriguaient, lie connaissance, et les trois hommes partent ensemble au restaurant.

Adrien regagne sa chambre vers 2 heures. Un peu plus tard, un jeune homme, porteur d’un bouquet, demande l’autorisation de monter au 5.

« Ça doit être son anniversaire », se dit Louise.

M. Adrien travaille dans une confiserie. Il rentre à l’hôtel vers 7 heures, prend sa clé et gagne vivement sa chambre. Il en redescend, métamorphosé, vêtu de ce veston cintré qui fait loucher la patronne. Il prend son apéritif puis va dîner à la « Chope des Singes ».

Le mardi et le vendredi, il reçoit la visite d’un camarade ; quelquefois, celui-ci rate le dernier métro et Lecouvreur lui permet de rester coucher chez son ami. Louise ne peut que se louer de son locataire. Un homme sérieux, discret, bien élevé. Comme tous les vieux garçons, comme Pélican ou le père Louis, il semble avoir les femmes en horreur. Il ne peut souffrir près de lui la présence de Raymonde ni de Fernande. Il s’est plaint de Jeanne, de ses agaceries, lui a interdit l’entrée de sa chambre qu’il fait à fond, lui-même, le dimanche. Louise l’aide, d’ailleurs. Elle vante le bon goût de M. Adrien. « Chez lui, c’est une vraie bonbonnière. »

Elle lui a prêté un couvre-lit brodé qu’elle avait autrefois dans sa chambre, deux coussins, des rideaux roses assortis à la couleur du papier dont Adrien vient de tapisser les murs. À ses frais, il a construit une étagère sur laquelle s’empilent des livres, des journaux et des brochures : Frou-Frou, La Culotte Rouge, La Vie Parisienne ; au-dessus de la table de nuit que décore un vase garni de fleurs artificielles, il a épinglé sa « croix de guerre », son portrait de « première communion », celui de ses parents et les photos dédicacées de ses amis : Gaston et Julien dans leur uniforme du métro, un soldat, et quelques jeunes civils que domine la photo d’un garçon boucher. Des gravures de mode, une série de cartes postales représentant le « nu à travers le monde » complètent la décoration.

Depuis quelque temps, M. Adrien s’isole et semble poursuivre une idée fixe.

— Vous avez des ennuis ? lui demande Louise un matin.

Il lève sur elle des yeux fatigués.

« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien de grave, soupire-t-il. Pour le mardi gras, il y a bal costumé à Magic-City et je voudrais trouver un déguisement original… peut-être m’habiller en gitana. Il me faudrait un sombrero, un châle, une robe rouge.

— J’ai un jupon à volants comme on les portait autrefois, propose Louise.

— Faites voir ! s’écrie Adrien. Et frappé d’une idée subite :

« Mon dessus de table brodé pourrait servir de châle !

Ils se mettent à l’ouvrage, le temps presse. Louise raccourcit son jupon, le porte à la teinturière. Adrien déniche chez un fripier une petite veste en forme de « boléro ». Il est préoccupé de ses « dessous » car il désire être habillé en femme des pieds à la tête. Il achète une chemise, un jupon, des bas de soie. Il se rase les mollets et les bras. Impossible de trouver un sombrero passable. Il se résigne à louer une perruque brune et pique dessus deux fleurs de papier.

Le soir du bal il fait un dernier essayage devant Louise. Elle lui conseille de se rembourrer un peu la poitrine, de mettre des œillets rouges dans sa perruque. Elle s’amuse de la coquetterie d’Adrien. « Quand on est jeune, on est bien fou…, » pense-t-elle, indulgente.

Adrien se campe devant la glace, se recule, pivote sur les hauts talons de ses souliers. Son visage est poudré à blanc, ses yeux dessinés en amande. Il fait des mines, lance une œillade à Louise qui s’écrie :

— Vous ressemblez à Carmen !

Gaston et Julien arrivent, essoufflés :

— Le taxi est en bas !

Adrien jette un dernier coup d’œil sur son travesti.

— Je suis prêt, dit-il, en ramassant les plis de sa robe.

Louise les regarde partir.

— Qui est-ce ? demande Couleau qui descend l’escalier derrière elle.

— M. Adrien.

Couleau ricane, marmonne quelque chose. Louise explique :

« Il va au bal de Magic-City.