L’Hôtel du Nord/33

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 222-228).


XXXIII


La mère Chardonnereau cherche du travail.

— Voulez-vous entrer à mon service comme femme de ménage ? lui propose Louise.

Elle est sans bonne encore une fois ; Jeanne, enceinte, vient de quitter l’hôtel. Et Louise ne veut plus de « jeunesse », c’est trop coureur.

Cette place, la mère Chardonnereau la convoite depuis longtemps.

— Ma foué, je sais pas trop, l’ouvrage est dur chez vous, répond-elle d’une voix traînante. Faut que j’en parle à mon vieux.

— Quand me donnez-vous réponse ?

— Ben… après déjeuner.

Vers deux heures, le couple Chardonnereau arrive dans la boutique.

— Alors ? demande Louise.

La mère Chardonnereau pousse son mari du coude.

— Parle, Polyte.

— Ma bourgeoise, dit Hippolyte, elle trouve que c’est mal payé !… Écoutez-moi un peu, la patronne. Nous, nous sommes quatre. Au jour d’aujourd’hui, dans une famille nombreuse…

La mère Chardonnereau, les paupières baissées, les bras croisés sur le ventre, branle doucement la tête. La discussion s’éternise.

— On vous donnera 50 francs de plus et le casse-croûte, tranche Lecouvreur. Ça va ?… Tope, venez boire le jus !

La mère Chardonnereau descend « travailler » vers 7 heures. Elle s’installe devant un verre de vin rouge et casse la croûte en écoutant les racontars des cochers de Latouche. L’odeur du fumier qu’ils apportent avec eux lui rappelle le pays.

— Eh bien, vous dormez ? lui crie Louise.

Elle ramasse son attirail et disparaît. Le bruit de ses sabots qui résonne dans l’escalier tire du sommeil les locataires paresseux. « Voilà la mère Coup-de-Tampon ! » Elle agite son trousseau de clés, ouvre les chambres une à une, et bâcle son travail. Elle balaie, « secoue les puces » aux traînards ; de ses longs bras ouverts comme des cisailles, elle retourne un matelas ; lave les cabinets en y lançant de grands coups d’eau à la volée. Puis s’arrête.

— S’agit pas que je me crève, grogne-t-elle, en s’asseyant sur toutes les chaises qu’elle rencontre.

Dès que les clients sont partis, elle se sent chez elle ; elle peut fouiner à l’aise. Elle plante là son matériel. L’oreille tendue sur les bruits de l’escalier, elle s’attarde dans les chambres des jeunes gens, lit la correspondance, ouvre les armoires, les tables de nuit, et y fait des découvertes : fioles, cartes à jouer, peignes crasseux, souvenirs de toutes sortes qui puent le tabac, la pharmacie et la punaise écrasée. De là, elle passe chez les femmes, chez la belle Raymonde, chez Fernande. « Quelles putains, » marmonne-t-elle en regardant leurs robes. Dans les tiroirs gluants : des bâtons de rouge, des flacons, des démêlures de cheveux, de la vaseline, de l’ouate… Elle ricane : « Et le reste… » Partout la même chose, du linge à ne pas toucher avec des pincettes. Elle connaît en détail les secrets de chacun. Sauf ceux de M. Adrien qui garde sa clé. Mais celui-là, elle finira bien par apprendre ce qu’il manigance et alors…

Personne ne peut la souffrir. Les clients regrettent Jeanne. Ils singent la mère Coup-de-Tampon et ses manières paysannes, sa démarche le jour où elle a bu un verre de trop. Elle se venge en sabotant son service ; les pourboires deviennent rares, mais peu lui importe : elle les prélève elle-même en faisant les chambres. Et si un locataire lui fait une observation, elle descend tout droit trouver la patronne.

— On me manque de respect, glapit-elle. Vos jeunes gens, c’est pourriture et compagnie. Moi, madame Lecouvreur, si j’étais maîtresse ici, je les foutrais tous dehors !

Mais le soir, elle déclare à son mari :

— Cet hôtel-là, c’est la maison du bon Dieu ! On aurait tort de pas en profiter, Polyte !

Il était 10 heures du matin ; Louise vaquait à ses petites affaires, Lecouvreur et Julot l’éclusier, parlaient des agrandissements de la gare de l’Est. Soudain un homme au visage barbu et renfrogné entra dans la boutique.

— Servez-moi un café, commanda-t-il.

Il s’accouda au comptoir, écouta le verbiage de Julot et, dès que l’éclusier fut parti, il fit un petit signe à Lecouvreur.

— Je suis inspecteur de la sûreté, déclara-t-il en touchant son chapeau melon du bout du doigt.

— Ah…, dit Lecouvreur.

Louise avait dressé l’oreille. Elle cria :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Chut, fit l’inspecteur. Vous avez ici un certain M. Adrien ?

— Oui.

— Adrien comment ? Faites-moi voir votre livre de police.

Louise ouvrit le registre et tourna quelques pages. L’inspecteur sortit un calepin de sa poche, prit des notes.

— Montrez-moi la chambre de ce monsieur, commanda-t-il sèchement.

Louise lança un regard affolé à son mari qui froissait un torchon entre ses doigts. Elle tremblait en prenant son passe-partout. Ils montèrent au premier ; Louise ouvrit la porte du 5.

L’inspecteur renifla.

— Ça sent une drôle d’odeur ?

— On brûle du parfum… à cause des écuries de Latouche.

Il laissa tomber sur Louise un regard glacial.

— N’avez-vous jamais rien remarqué d’insolite dans la conduite de votre locataire ?

— Non. C’est un garçon sérieux. Tenez, on ne lui connaît pas une maîtresse…

— Il reçoit beaucoup de visites ?

— Oui… des amis.

— Et quand il reçoit, jamais d’esclandre ?

Louise hésita.

— Non, répondit-elle d’un air embarrassé (après une discussion violente, Adrien venait de se brouiller avec ses amis du métro).

— Il travaille ?

— Je vous crois : même qu’il a une bonne place…

— Ah ! Ah !… fit l’inspecteur surpris.

Il ferma son calepin.

— Pas un mot de cette histoire, n’est-ce pas ? dit-il en s’en allant.

Louise descendit, inquiète. Depuis le temps qu’ils tenaient l’Hôtel du Nord jamais ils n’avaient eu la visite de la police. Elle mit Lecouvreur au courant. Puis elle s’assit. La semaine dernière, elle avait reçu une lettre anonyme : on lui écrivait que son mari « fricotait avec une cliente ».

Elle fronça les sourcils : « Y a quelqu’un qui veut nous faire des ennuis, murmura-t-elle. Faut que je me méfie. »