L’Hôtel du Nord/35

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Robert Denoël (p. 235-244).


XXXV


Ce matin-là, le canal était accablé de soleil. Lecouvreur baissa le store, prit une chaise qu’il plaça sur le pas de la porte, alluma une cigarette et s’assit à califourchon.

Près du poste-vigie, quatre hommes regardaient vers l’Hôtel du Nord. « Des types de la police, » se dit Lecouvreur. Ils parlaient avec animation. Au bout d’un moment, ils traversèrent la rue, s’arrêtèrent devant la cour de Latouche et l’un d’eux déplia un plan.

Lecouvreur était tout oreilles. Une pensée subite lui traversa l’esprit : l’expropriation ! À force d’entendre rabâcher là-dessus il était devenu sceptique. Et pourtant… Depuis que les lignes du chemin de fer de l’Est aboutissaient au canal, on construisait beaucoup dans le voisinage. Une société, le « Cuir Moderne », était entrée en pourparlers avec les propriétaires de cette partie du quai de Jemmapes…

Deux hommes mesurèrent avec une chaîne d’arpenteur la distance comprise entre la rue Bichat et l’hôtel. Ils s’arrêtèrent à côté de Lecouvreur qui se leva.

— Pardon, messieurs, fit-il d’une voix hésitante, je suis le patron de l’Hôtel du Nord… C’est-y vrai qu’on doit m’exproprier ?

L’un des deux hommes regarda la façade, fit la moue et grommela.

— On vous préviendra en temps utile.

Lecouvreur s’emporta :

— Vous croyez que je vais me laisser mettre à la porte ? J’ai des intérêts…

Ses interlocuteurs lui tournèrent le dos, sans répondre. Alors il rentra précipitamment chez lui.

— Louise ! Louise ! cria-t-il.

Sa femme accourut.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as le feu au cul !

— On va nous exproprier. Je viens d’avoir une altercation avec des architectes.

Il bégayait. Il entraîna Louise dehors.

— Regarde-les voir. Ah ! mais ça n’ira pas tout seul.

Il était blême. Il ne rentra que lorsque le groupe eut traversé le pont-tournant…

Un mois passa. Lecouvreur avait presque oublié cette alerte. Un jour, à l’improviste, le propriétaire vint lui annoncer, officiellement, qu’on l’expropriait et qu’il avait vendu, lui, son terrain au « Cuir Moderne ».

Lecouvreur ricana :

— Arrangez-vous comme vous voudrez ; mais moi, vous entendez, je ne partirai pas ! Mon bail…

— Écoutez-moi un instant, interrompit le propriétaire. Votre bail finit bientôt, n’est-ce pas ?… Et, posément, il expliqua à Lecouvreur tous les avantages qu’il pouvait, en s’y prenant bien, retirer de cette affaire. « Que diable ! s’écria-t-il enfin, ça ne vous dit rien d’être rentier ?

— Ce serait bien notre tour, murmure Louise.

Lecouvreur prit conseil de son beau-frère et de quelques vieux amis. Il s’était encroûté. Autant il avait montré d’audace pour acheter son hôtel, autant il était inquiet, aujourd’hui, à la seule pensée de quitter le quai de Jemmapes. « Tout ça, Émile, c’est du sentiment », lui répondit-on. Il alla voir le gros Latouche qui se trouvait dans le même cas. « Je me laisse faire, déclara le camionneur. Ils payent le prix fort, rien à dire. Dès que j’aurai touché mon pognon, je retournerai au pays et bonsoir tout le monde ! »

Lecouvreur, ballotté entre des avis contraires, finit par donner son acceptation. Quel soulagement ! Mais il n’était pas au bout de ses ennuis.

— Où voulez-vous que j’aille à mon âge ? » gronda Pélican, hargneux comme un chien qu’on dérange du coin du feu. Le père Louis cria : « Vous êtes des spéculateurs. »

Louise les apaisa, leur trouva deux chambres rue de la Grange-aux-Belles, à l’hôtel du « Bon Coin ».

Pluche fut le seul à accepter joyeusement son congé.

— Ça tombe bien, annonça-t-il, j’allais vous quitter… Je vas gérer un bistrot à Montrouge. Faut se caser, bou Diou, sur ses vieux jours !

Un dimanche, il empila ses meubles et sa batterie de cuisine dans une voiture à bras, dit adieu aux Lecouvreur, se colla entre les brancards, et démarra gaiement.

Pour les jeunes gens, tous les hôtels se valaient. Ils partirent l’un après l’autre, indifférents, leur valise à la main. Les ménages, empêtrés de leurs fouillis, eurent plus de peine à se débrouiller.

— Vous pressez pas de partir, la maison est encore solide, leur disait Louise.

Elle assistait, mélancolique, à cet exode. Elle traînait sans but, la gorge sèche, dans les couloirs, dans les chambres où chaque objet lui rappelait un effort. Tout était déjà couvert de poussière. Le bruit d’une porte qui claquait au vent la faisait sursauter. Alors la solitude l’angoissait et elle descendait retrouver son mari.

À une table, Lecouvreur, assis, ses livres de compte ouverts devant lui, se livrait à des calculs. En voyant entrer sa femme il posait son porte-plume, ôtait ses lunettes et pour la centième fois, disait : « On ne roulera pas sur l’or, mais on aura une petite vie tranquille. » Il ajoutait, fier de lui : « J’ai bazardé tout à l’heure une douzaine de couvertures à un youpin. »

Afin de liquider son matériel il avait mis quelques annonces dans des journaux. Il vendait ainsi, à bas prix, des bricoles, du linge, mais n’arrivait pas à trouver acheteur pour le plus gros : les chaises, les tables, les armoires… Finalement, il accepta les offres d’un brocanteur. Le lit de « milieu » du 40, les chambres de « pitchpin » du 14, du 21, du 25, les lits à boules de cuivre, les tables « tout chêne », le comptoir, qui faisaient son orgueil, celui de Louise, prirent le chemin du « Marché aux Puces ».

L’Hôtel du Nord fut livré à un entrepreneur de démolitions. Des ouvriers arrachèrent les fils électriques, les tuyaux de plomb, enlevèrent les portes, les fenêtres, démantibulèrent la maison pièce à pièce, comme une machine, et entassèrent le matériel dans la cour de Latouche.

Louise sortait pour les regarder travailler et soupirait.

— Allons, la patronne, disait un ouvrier, faut vous faire une raison, votre boîte, elle est vieille.

— Oh ! je sais bien, répondait-elle.

Elle rentrait dans la boutique. Là aussi, tout était en désordre, des déménageurs clouaient des caisses, vidaient les meubles. Émile avait loué, près des Buttes-Chaumont, un logement où ils couchaient chaque soir. Elle y faisait porter ses affaires, mais les détails de l’emménagement excédaient ses forces et c’était son mari qui s’occupait de leur nouvelle installation…

Un matin, l’entrepreneur lui dit qu’il ne fallait pas rester là, les ouvriers allaient attaquer la maçonnerie. Docile, elle traversa la rue, s’assit sur un banc du poste-vigie, d’où l’on voyait l’hôtel.

C’était une bâtisse en carreaux de plâtre et en vieilles charpentes. Les ouvriers, une chanson aux lèvres, armés de pics et de masses, abattaient des pans de mur qui s’écroulaient avec fracas ; des plâtras tombaient dans la cour et, comme la neige, recouvraient deux camions abandonnés par Latouche.

L’escalier, les couloirs, ouvraient leurs gueules sombres. « Ils en sont au 28… Les voilà au 27, » murmurait Louise. « Tiens, les voici chez Pélican. » Elle reconnaissait chaque chambre à un détail, à la couleur d’un papier qu’elle avait choisi. L’hôtel lui apparaissait divisé en étroits compartiments, comme une ruche ; elle s’étonnait que soixante personnes y eussent vécu. Elle voyait son effort des dernières années anéanti ; son passé s’en allait par morceaux. Elle retrouvait des noms de locataires, des souvenirs attachés à chacun d’eux. « Je deviens folle », balbutiait-elle. Et elle passait la main sur son front moite.

Le quatrième jour, l’entrepreneur fit attacher des cordages aux murs qui demeuraient debout. « Un, deux… » Les ouvriers, pendus aux cordes, tiraient de toutes leurs forces.

Brusquement, d’un seul coup, les murs du premier étage s’écroulèrent. Louise poussa un cri et se précipita en avant. Un nuage de poussières blanches l’aveuglait ; elle trébucha sur des pierres, chercha en vain à reconnaître l’emplacement de sa chambre parmi ces ruines.

— Vous n’avez donc jamais été à la guerre, lui dit l’entrepreneur. Allez-vous en, ma petite dame, qu’on en finisse ».

Il la chassait comme une intruse. Elle s’éloigna sans répondre.

Louise dut s’habituer à son nouveau logement ; les chambres étaient petites, un peu tristes. Elle s’y installa sans entrain. « Sors ! au lieu de ruminer, » conseillait Lecouvreur. Lui, il faisait le rentier ; il allait souvent pêcher au canal et il rapportait des nouvelles du quai de Jemmapes.

— Viens avec moi, Louise, proposa-t-il un après-midi. Tu verras quels travaux ils ont fait là-bas depuis notre départ.

Elle regarda la fenêtre qu’éclairait faiblement le soleil d’hiver. « Je veux bien. » Et, s’enveloppant les épaules d’un fichu, elle le suivit.

— Le « Cuir Moderne » construit des bureaux fantastiques, tu sais… commença Lecouvreur.

— Fiche-moi la paix avec ces gens-là.

Ils arrivèrent au coin de la rue de la Grange-aux-Belles. Lecouvreur entraîna sa femme vers le canal et ils entrèrent dans le square qu’attristaient les arbres défeuillés. On agrandissait l’écluse. Alentour, le sol était détrempé : des camions s’embourbaient et les conducteurs, en jurant, descendaient de leur siège.

— Je ne reste pas là, déclara Louise.

Ils s’assirent plus loin, bien à l’écart, sur un banc. Devant eux s’étendaient les chantiers du « Cuir Moderne », un enchevêtrement de charpentes en fer, des amas de briques, moellons, pierre de taille ; deux grues projetaient leurs tentacules au-dessus de ce matériel, s’en emparaient, le balançaient dans l’air puis, avec un bruit de chaînes, le déposaient à pied d’œuvre.

Louise demeurait silencieuse. « C’est comme si l’Hôtel du Nord n’avait jamais existé, pensait-elle. Il n’en reste plus rien… pas même une photo. » Elle baissa les paupières. De toutes ses forces, elle chercha à se représenter son ancien domicile, les murs gris, les trois étages percés de fenêtres, et plus loin, dans le passé, le temps qu’elle n’avait pas connu, où l’hôtel n’était qu’une auberge de mariniers…

Lecouvreur se pencha vers elle :

— Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Le bras tendu il montrait l’armature du « Cuir Moderne » qui arrivait déjà à la hauteur d’un troisième étage.

FIN