L’Hôtel du Nord/34

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Robert Denoël (p. 229-234).


XXXIV


Le premier jeudi du mois, vers les 11 heures, Louise déclarait : « On va pas tarder à voir paraître le père Deborger. C’est son jour de sortie. »

Le vieux entrait dans la boutique, l’air accablé. Il était vêtu d’un uniforme bleu, terne et grossier comme une défroque militaire ; il portait une casquette cirée de crasse, des brodequins ferrés.

Badour se jetait sur lui en aboyant.

— Ici, Nônô ! criait Louise… Il vous reconnaît, père Deborger.

Elle lui tendait la main :

— Alors, ça va ?

Le père Deborger s’appuyait sur sa canne et s’asseyait avec des mouvements précautionneux. Il déboutonnait son col de chemise, soufflait, tirait de sa poche un mouchoir à carreaux et s’essuyait le front en répétant :

— Quelle trotte, bon Dieu, quelle trotte !

Louise lui servait, comme autrefois, un petit bordeaux rouge et le laissait rêvasser devant son verre.

Il buvait de temps en temps une gorgée. Tassé sur lui-même, les bras pendants, il regardait les flacons bariolés qui s’alignaient derrière le comptoir. « Encore de nouveaux apéritifs, » se disait-il. La boutique était pleine de clients, quelques jeunes gens débitaient des blagues. Toujours le même remue-ménage ! Seulement, lui, il ne connaissait plus personne. Dagot, Kenel, Maltaverne, Mimar, tous les manilleurs avaient quitté l’hôtel. Le mois dernier, par hasard, il avait revu Julot qui était monté en grade. Achille était mort ; et Ramillon, le « merlan »…

Louise l’arrachait à sa rêverie.

— À table !

Elle avait préparé un bon repas. Le père Deborger s’asseyait près du poêle, à côté de Badour, nouait sa serviette autour de son cou, posait ses vieilles mains sur la table et regardait le patron découper la viande. Louise lui tendait le plat. Il se servait, cassait son pain en petits morceaux, et, lentement, commençait à manger.

Mais bientôt, il « chipotait ».

— Buvez un coup, conseillait Lecouvreur.

Louise s’interposait :

— Ne le presse pas, toi ! On a tout son temps, pas vrai, père Deborger ?

Il levait sur elle ses yeux ternis, et, la bouche pleine, bredouillait :

— C’est pas à Nanterre qu’on mange comme ça…

— Reprenez de la salade.

— Là-bas, continuait-il, on est plus mal nourri que des soldats. Le vin c’est pas du vin, ni le tabac, ni rien… Il poussait un soupir. Ah ! si on m’avait dit autrefois : père Deborger, vous finirez vos jours dans un asile… Heureusement, on a des jours de sortie…

Le repas terminé, Lecouvreur lui offrait une « fine », une cigarette, et il restait près du feu, bavardant avec Louise, regardant la bonne qui débarrassait la table, hasardant des questions.

— Vous n’avez plus votre femme de ménage ?

Louise secouait la tête.

« Elle valait pas Renée, hein ? Une bonne fille, Renée Levesque. C’était de mon temps.

Lecouvreur lui donnait une autre cigarette. Le vieux, ragaillardi, racontait alors par le menu des histoires de l’asile. Tout à coup, il jetait un coup d’œil sur la pendule. D’un geste maladroit, il prenait sa canne et sa casquette.

— S’agit pas que je rentre en retard, parce que alors… Fini les sorties !

Il resta plusieurs mois sans venir. Un jour de printemps, Louise le vit entrer dans la boutique.

— Ah… Je vous croyais mort, dit-elle.

Le père Deborger ferma les yeux.

— J’ai encore eu une attaque.

Il fit quelques pas en traînant les pieds. Ses vêtements flottaient sur son corps ; son visage avait une couleur terreuse.

Louise l’aida à s’asseoir.

— Fallait nous écrire, voyons !

— Écrire… Et les timbres.

— Je vais vous faire un déjeuner qui vous ravigotera. Elle lui tendit le journal. Lisez le Petit Parisien en attendant.

Mais le vieux n’avait plus de lunettes. Il regarda le carrelage, la tête penchée sur l’épaule, la bouche entr’ouverte. Bientôt ses paupières battirent ; il s’assoupit.

Louise l’éveilla pour l’installer à table. Elle dut lui couper sa viande.

— Forcez-vous un peu, répétait-elle.

Le vieux restait le nez sur son assiette. Il demanda à revoir son ancienne chambre.

— Vous ne la reconnaîtrez plus !

Il balbutia :

— Ça ne fait rien… ça ne fait rien.

Après le café, on le leva. Appuyé sur le bras du patron, il monta péniblement au deuxième. Lecouvreur lui ouvrit la porte du 27 et lui cria à l’oreille :

— Vous voilà chez vous !

Le père Deborger regarda le patron d’un œil inquiet.

— Je m’y retrouve plus… Le lit était là-bas. Ici, y avait une table pliante… C’était pratique. Il toucha le mur. « Y a plus de papier ?

— Non. C’est peint au ripolin. À cause des punaises, répondit Lecouvreur. Il lui tapa doucement sur l’épaule. Allons, venez… Ils descendirent.

— Je vous ai préparé un casse-croûte, père Deborger, dit Louise en lui fourrant un paquet dans sa poche. Elle lui glissa 10 francs dans la main, lui arrangea sa veste dont le col bâillait.

— À’ revoir ! Et n’oubliez plus de revenir.