L’Histoire de Merlin l’enchanteur/07

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Librairie Plon (1p. 20-24).


VII


Après sa victoire, le roi fit annoncer dans tout son royaume qu’il tiendrait régulièrement sa cour à Carduel en Galles, tous les ans, à la Noël, à la Pentecôte et à la Toussaint, et que ses barons étaient invités à s’y rendre sans autre avertissement.

Il y vint ainsi une grande quantité de dames, de chevaliers et de demoiselles, et le roi y remarqua Ygerne, la femme du duc Hoël de Tintagel. Il n’en fit d’abord nul semblant, si ce n’est qu’il la regarda plus longtemps que les autres ; mais elle s’en aperçut bien. Comme elle était aussi fidèle que belle, elle garda du mieux qu’elle put de paraître devant lui. Mais le roi envoya des joyaux en présent à toutes les dames afin d’avoir prétexte à lui en donner, de manière qu’elle ne put les refuser. Enfin, quand la cour se sépara, il accompagna le duc de Tintagel et trouva moyen de murmurer à Ygerne qu’elle emportait son cœur ; elle feignit de n’avoir pas entendu.

Aux cours suivantes, le roi ne fut pas plus heureux. Durant un an, il souffrit : quand il était loin de la duchesse, il était triste à mourir ; quand il la voyait, sa douleur s’allégeait un peu ; mais il lui semblait qu’il ne pourrait vivre s’il n’avait réconfort d’amour.

— Sire, lui dit Ulfin, un de ses familiers, vous êtes bien naïf quand vous pensez mourir pour le désir d’une femme. Moi qui suis un pauvre homme au prix de vous, si j’aimais comme vous faites, je ne songerais pas à trépasser : qui entendit jamais parler d’une femme qui se put défendre si elle était bien priée et honorée de beaux joyaux ? Laissez-moi faire.

Et il commença de porter à la duchesse maints présents magnifiques de par le roi. Mais elle se défendait d’en rien prendre, si bien qu’un jour, il lui dit :

— Dame, ces joyaux que vous refusez sont peu de chose, quand tous les biens du royaume de Logres sont à votre volonté et tous les corps de ses habitants à votre plaisir.

— Comment ? fit-elle.

— Parce que vous avez le cœur de celui à qui tous les autres obéissent.

— De quel cœur parlez-vous ?

— De celui du roi.

Ygerne leva la main et se signa.

— Dieu ! que le roi est traître de faire semblant d’aimer mon seigneur le duc et moi, et cependant de me vouloir honnir ! Garde-toi de me redire de telles paroles ou j’avertirai le duc et il te fera mourir.

— Ce serait mon honneur que de mourir pour mon roi, répondit Ulfin. Dame, pour Dieu, ayez merci du roi et de vous-même, sinon il adviendra grand mal de cela : ni vous ni le duc ne vous pourriez défendre contre sa volonté.

— S’il plaît à Dieu, répliqua Ygerne en pleurant, je n’irai plus jamais en lieu où il me puisse voir.

Ainsi fit-elle, tant qu’elle le put. Mais, le onzième jour après la Pentecôte, le roi prit le duc par la main et le fit asseoir à table auprès de lui ; puis il lui dit, en lui montrant une coupe d’or :

— Beau sire, mandez à Ygerne votre femme qu’elle accepte cette coupe que je lui envoie pleine de bon vin, et qu’elle la vide pour l’amour de moi.

— Sire, grand merci ! répondit le duc qui ne pensait pas à mal.

Et l’un de ses chevaliers, nommé Bretel, se rendit par son ordre en la chambre où Ygerne mangeait avec les autres dames et, s’agenouillant devant la duchesse, il lui fit le message de son seigneur. Elle rougit ; pourtant, n’osant refuser, elle but et voulut renvoyer la coupe.

— Madame, lui dit Bretel, messire a commandé que vous là gardiez : le roi l’en a prié.

Puis il revint au roi et lui rendit grâce de la part de la duchesse, qui pourtant n’avait sonné mot de remerciement.

Le soir, lorsque le duc rentra à son hôtel, il trouva Ygerne qui pleurait. Étonné, il la prit dans ses bras.

— Ha ! dit-elle, je voudrais être morte !

— Dame, pourquoi ?

— Je ne vous le célerai point, car il n’est rien que je chérisse comme vous. Le roi dit qu’il m’aime, et toutes ces fêtes, il ne les donne que pour l’amour de moi. Pourtant, des présents qu’il m’a envoyés, je n’en ai accepté aucun, hormis cette coupe que vous m’avez fait prendre. Je vous prie et requiers comme mon seigneur de me ramener à Tintagel.

En entendant cela, le duc irrité manda sur-le-champ à ses chevaliers de se préparer sans bruit et de quitter la ville dans la nuit même, quitte à laisser tout leur bagage, qui les suivrait le lendemain.