L’Histoire de Merlin l’enchanteur/08

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Librairie Plon (1p. 24-28).


VIII


Au matin, le roi apprit le départ d’Ygerne à grand chagrin. Il réunit ses barons en conseil et se plaignit amèrement de l’insulte que lui faisait son vassal. Il fut décidé qu’on enverrait au duc deux prud’hommes chargés de lui remontrer son insolence et de l’inviter à revenir à la cour. Mais le duc s’y refusa, disant seulement que le roi lui avait forfait. Aussitôt Uter Pendragon requit ses barons de l’aider à venger son honneur et à punir la folie de son homme lige. De son côté, le duc avait révélé aux siens la honte que le roi voulait lui infliger, et ils étaient venus s’enfermer avec leur seigneur dans le plus fort de ses châteaux. La place était si bien défendue, qu’Uter Pendragon ne put s’en emparer d’assaut. D’ailleurs, il apprit qu’Ygerne ne s’y trouvait pas : car elle était demeurée à Tintagel sous la garde de quelques chevaliers dévoués. Que faire ? Lever le siège, il n’y fallait pas songer : ses barons n’eussent pas compris qu’il renonçât à saisir le rebelle… Un jour que le roi se lamentait sous sa tente, Ulfin lui dit :

— Sire, que ne mandez-vous Merlin ?

— Hélas ! répondit le roi, il sait bien que j’ai perdu le boire et le manger, et le dormir, et le repos, et qu’il me faudra mourir d’amour. Pourtant il ne vient pas. Sans doute ne me pardonne-t-il point de vouloir prendre la femme de mon homme lige ; est-ce ma faute, pourtant, si mon cœur ne peut s’arracher d’Ygerne ?

Comme il disait ces mots, Merlin lui-même entra dans la tente. Le roi, plus content qu’on ne saurait dire, le prit dans ses bras et l’accola très doucement.

— Doux ami, dit-il, jamais je ne souhaitai la venue de nul homme autant que la vôtre. Vous savez bien ce que mon cœur désire, puisque je ne vous pourrais mentir que vous ne le connussiez aussitôt.

— Je le sais, dit Merlin, et si vous m’osiez promettre un don, je vous ferais avoir l’amour de la duchesse et coucher avec elle en son lit.

— Ha ! vous pouvez tout me demander !

Alors Merlin lui fit faire un serment sur les meilleures reliques qu’on put trouver ; puis, ils montèrent à cheval avec Ulfin et partirent secrètement pour Tintagel.

Peu avant d’arriver au château, Merlin s’arrêta et descendit de son palefroi. Après avoir un peu cherché, il cueillit une herbe et dit à Ulfin de s’en frotter le visage et les mains. Tout aussitôt celui-ci prit la semblance de Jourdain, l’un des plus fidèles serviteurs du duc. Le roi s’émerveilla fort ; mais, s’étant oint de cette herbe à son tour, il devint tout pareil au duc lui-même, tandis que Merlin prenait la figure de Bretel. Ainsi faits, ils se présentèrent devant la porte du château, où le guetteur, qui les reconnut bien tous trois, les fit entrer. Il était nuit : le faux duc se rendit à la chambre d’Ygerne qui était déjà couchée. Là, ses deux compagnons le dévêtirent, et la duchesse lui fit bel accueil, croyant que ce fut son mari qu’elle aimait fort : et ainsi fut engendré le bon seigneur qu’on appela Artus.

Au matin, tous trois s’en partirent comme ils étaient venus, et Merlin les fit laver et se lava lui-même dans une rivière où ils reprirent leurs apparences naturelles. Ensuite, il dit au roi :

— Sire, je vous ai fait avoir ce que je vous avais promis ; à vous maintenant d’exécuter votre serment. Sachez que vous avez engendré un fils en Ygerne ; je veux que vous me le donniez.

— Je ferai tout, dit le roi, ainsi que je m’y suis engagé.

En revenant au camp, on apprit que le duc avait tenté une sortie et que, son cheval ayant été abattu, il avait été tué par les gens de pied qui ne l’avaient pas reconnu. Tous les barons en étaient chagrinés, car ils estimaient que la mort était un châtiment trop grave pour la faute du duc. Aussi le roi les assembla-t-il et leur demanda comment il pourrait réparer ce méchef. Il furent d’avis qu’il convenait de convoquer tout d’abord les parents du duc de Tintagel afin de chercher un accommodement.

Ainsi fut fait ; et quand la dame de Tintagel fut venue avec les siens, une nouvelle assemblée se fit des barons du royaume. Et tous prièrent Ulfin, qui était très sage, de donner son avis.

— Le duc est mort par la force du roi, dit-il ; mais, quels que fussent ses torts, il n’avait pas commis de forfait tel qu’il dût en être puni de mort. Sachez cependant que sa femme demeure chargée d’enfants. Le roi a détruit et gâté sa terre, la lésant ainsi, de même que les héritiers et parents du duc : il est juste qu’il répare une partie de ces dommages. Il doit prendre la duchesse pour femme, et marier la fille aînée du duc au roi Lot d’Orcanie, si celui-ci y consent.

Les paroles d’Ulfin furent fort louées ; tous les barons se rangèrent à son avis. Et le roi d’Orcanie dit qu’il épouserait volontiers la fille du duc de Tintagel. Et tous se tournèrent vers la duchesse, à qui l’eau de son cœur montait aux yeux et qui ne répondit rien ; mais tous ses parents dirent que jamais seigneur n’avait fait à son homme lige une paix plus équitable. Et trente jours plus tard eurent lieu les noces du roi Uter Pendragon et d’Ygerne.

Or, quand la grossesse de celle-ci apparut, elle confessa en pleurant à son seigneur comment un homme l’était venu visiter après la mort du duc, qui ressemblait si fort à celui-ci qu’elle l’avait pris pour lui.

— Belle amie, dit le roi, gardez que personne à qui vous la pouvez céler ne connaisse votre grossesse, car ce serait grande honte à moi et à vous si l’on savait que vous avez eu un enfant si tôt. Nous le confierons à quelqu’un qui l’élèvera bien.

Et quand l’enfant fut né, il le donna à Merlin, qui le remit secrètement à l’un des plus honnêtes chevaliers du royaume, nommé Antor, dont la femme avait accouché six mois auparavant. Elle confia son propre fils à une nourrice et allaita celui qu’on lui amenait. Puis, le moment venu, Antor fit baptiser l’enfant sous le nom d’Artus et l’éleva en tout honneur et bien, en compagnie de son propre fils qu’on appelait Keu.