L’Histoire de Merlin l’enchanteur/28

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Librairie Plon (1p. 99-102).


XXVIII


« Un soir, il arriva dans une cité que l’on appelait Sarras ; de là sont sortis les Sarrasins : car il ne faut pas croire ceux qui prétendent qu’ils sont issus de Sarah, la femme d’Abraham. En cette ville régnait un roi nommé Evalac le Méconnu. Joseph fut arrêté et conduit devant lui ; mais, ayant demandé de lui parler en particulier, il lui dit :

« — Le Dieu des chrétiens te mande de te rappeler qui tu es et d’où tu es parti pour arriver à cette hautesse où tu te trouves. Tu penses que nul ne connaît ton lignage, mais je sais que tu es né à Meaux en France et que ton père était un pauvre savetier. Et je sais aussi, par la grâce du Haut Maître à qui rien n’est celé, que tu gardes à côté de ta chambre, dans une cachette dont nul homme mortel ne pourrait trouver l’entrée, une statue de bois en forme de la plus belle femme qu’on ait jamais vue ; et chaque nuit tu la couches auprès de toi, et tu honnis la reine ta femme au moyen de cette vaine image. »

« À ces mots, le roi Evalac fut si émerveillé qu’il voulut connaître la vraie Vérité de Dieu, et Joseph l’instruisit ; puis, après avoir fait brûler l’idole dont le roi était épris, il baptisa Evalac sous le nom de Mordrain ; et de même le duc Séraphe, beau-frère du roi, sous le nom de Nascien. Et, la nuit de ce jour, il vit Notre Sire lui-même sacrer évêque son fils aîné, Josephé.

« Le lendemain, l’évêque Josephé, fils de Joseph, entra dans le temple de Sarras. Il s’approcha d’une idole païenne qui était sur l’autel et lui fit le signe de la vraie croix sur la face, puis il la conjura tant, que le diable qui s’y trouvait commença de crier qu’il s’en irait volontiers, mais qu’il ne le pouvait par la bouche à cause du signe de croix.

« — Va-t’en par le bas ! ordonna Josephé.

« Et, au moment que l’Ennemi sortait par là, il lui jeta sa ceinture autour du cou ; puis il le traîna de force par la ville.

« Le diable hurla si haut que tous les bourgeois et les artisans accoururent. Josephé, alors, défit sa ceinture et, prenant le démon par les cheveux, il lui ordonna d’avouer qui il était : l’autre confessa qu’il avait nom Aselaphas, et qu’il avait pour mission de capter les gens en leur donnant des nouvelles fausses. Aussitôt ceux de la ville qui entendirent ces paroles coururent au baptême, et le roi Mordrain fit crier un ban ordonnant que tous ceux qui ne voudraient se faire chrétiens eussent à déguerpir de sa terre. Et ainsi fut converti le royaume de Sarras au service de Jésus-Christ.

« Le jour suivant, Joseph d’Arimathie, avec son fils Josephé et les siens, se remit en route, emportant sa sainte écuelle. Une nuit d’hiver qu’il était couché avec sa femme, qui était bonne à Dieu et au siècle, et louée de tout le monde, il entendit une voix lui ordonner de la connaître charnellement.

« — Je suis prêt à exécuter le commandement de Dieu, dit Joseph, mais je suis si vieux et si faible que je ne sais comment je le pourrai.

« — Ne te trouble pas, reprit la voix, car il le faut.

« Alors Joseph connut sa femme, et ainsi engendra-t-il Alain le gros, qui fut gardien du Graal.

« Le lendemain, il reprit sa route avec les siens sous la conduite de Notre Seigneur, et il alla tant qu’un samedi soir il parvint au bord de la mer. La nuit était claire et la lune luisait sur les flots cois et paisibles. L’évêque Josephé se mit en prières ; puis il commanda tout d’abord à ceux qui portaient l’arche contenant la sainte écuelle d’avancer hardiment, et ils se mirent à marcher sur la mer avec autant d’aisance que s’ils eussent été sur terre. Ensuite Josephé retira sa chemise qu’il étendit sur l’eau où elle n’enfonça point ; il dit à son père de poser le pied dessus, puis il appela l’un après l’autre tous ses parents, au nombre de cent cinquante, en les invitant à faire de même : et la toile s’agrandit de façon à les porter tous. Alors Josephé et son père Joseph prirent chacun une manche et la chemise se mit à voguer sur la mer derrière les porteurs de l’arche, jusqu’à ce qu’ils parvinssent en Bretagne la bleue. Or, bien loin d’éprouver aucune crainte durant ce long voyage, ils sentirent une béatitude singulière qui leur venait de l’écuelle contenant le précieux sang de Jésus-Christ. Aussi, l’on nomma désormais ce vase Graal ou Gréal, à cause de la grâce qu’il répandait, et pour ce qu’il ne fut jamais personne qui l’eût approché d’un cœur pur sans le prendre à gré.