L’Histoire de Merlin l’enchanteur/29

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Librairie Plon (1p. 102-105).


XXIX


« Cependant, une nuit que Nascien reposait en son lit dans la cité de Sarras, une grande main vermeille l’enleva dans les airs et, bientôt après, le déposa tout pâmé dans l’Île Tournoyante. Et je vous dirai pourquoi cette île était ainsi nommée, car il y a des gens qui commencent une chose et qui n’en savent venir à fin, mais je ne veux rien avancer que je n’explique.

« Au commencement de toutes choses les quatre éléments étaient confondus. Le Créateur les divisa : aussitôt le feu et l’air, qui sont tout clarté et légèreté, montèrent au ciel, tandis que l’eau et surtout la terre, qui n’est qu’un pesant amoncellement d’ordures, tombaient en bas. Mais, d’avoir été si longtemps amalgamés, il ne se pouvait que les quatre éléments ne se fussent réciproquement passé un peu de leurs propriétés contraires. De façon que, lorsque le Souverain Père, qui est fontaine de netteté et de sagesse, eut nettoyé l’air pur et le feu clair, luisant et chaleureux de toute chose terrienne, et la froide eau et la lourde terre de toute chose céleste, les résidus formèrent une sorte de masse ou de fumée, trop pesante pour s’élever avec l’air, trop légère pour rester à terre, trop humide pour se confondre au feu, trop sèche pour se joindre à l’eau ; et cette masse se mit à flotter par l’univers, jusqu’à ce qu’elle arrivât au-dessus de la mer d’Occident, entre l’île Onagrine et le port aux Tigres. Il y a là, dedans la terre, une immense quantité d’aimant dont la force en attira et retint les parties ferrugineuses, mais sans être assez puissante pour en empêcher les parties de feu et d’air d’entraîner la masse vers le ciel : de façon qu’elle demeura à la surface de l’eau. D’autre part elle se mit à pivoter sur elle-même selon le mouvement du firmament auquel elle appartenait par ses parties ignées. Si bien que les gens du pays l’appelèrent île, parce qu’elle était au milieu de la mer, et Tournoyante parce qu’elle virait ainsi. C’est là que fut déposé Nascien évanoui.

« Quand il reprit son droit sens, il ne vit autour de lui que le ciel et l’eau, car ni herbe ni arbre ne pouvait croître, ni bête durer sur cette matière. Alors il se mit à genoux, tourné vers l’Orient, et pria Notre Seigneur ; et, quand il se releva, il vit approcher sur la mer une nef très haute et riche, qui bientôt accosta l’île. Après avoir levé la main et fait le signe de la vraie croix, il y entra : nul homme mortel ne s’y trouvait ; il n’y vit qu’un lit magnifique, sur le chevet duquel gisait, à demi dégainée, l’épée la plus belle et précieuse qui ait jamais été, à cela près que les renges ou attaches par lesquelles on devait en accrocher le fourreau au ceinturon semblaient d’une vile et pauvre matière comme est l’étoupe de chanvre, si faibles d’ailleurs qu’elles n’auraient pu supporter une heure le poids de l’arme ; en outre des lettres gravées sur la lame avertissaient que, seul, pourrait la tirer sans danger le meilleur chevalier de tous les temps, et que les renges seraient changées un jour par une femme vierge.

« Autour du lit étaient plantés trois fuseaux de bois, dont l’un était blanc comme neige neigée, le second vermeil comme sang naturel et le troisième vert comme émeraude ; or, c’étaient là leurs couleurs propres, sans nulle peinture artificielle. Et pour ce que vous pourriez douter de cette merveille, je vous dirai la vérité sur ces trois fuseaux, cette épée et cette nef.