L’Histoire de Merlin l’enchanteur/44

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Librairie Plon (1p. 151-156).


XLIV


Elle lui fit si bel accueil que l’amour crût en lui, et qu’il lui enseigna encore, malgré qu’il en eût, une grande part de ses secrets. Déjà elle en savait presque autant que lui, et elle l’aimait tendrement, mais, pour ce qu’elle voulait demeurer pucelle, elle avait fait un charme sur l’oreiller qu’il mettait sous sa tête quand il couchait avec elle, de sorte qu’il croyait la posséder, mais ce n’était que songe.

Un jour qu’ils se promenaient tous deux en Brocéliande, il lui demanda si elle voulait voir le lac de Diane.

— Certes, fit-elle. Rien ne peut être de Diane qui ne me plaise, car elle aima toute sa vie les bois autant ou plus que moi.

Il la conduisit à un lac qui était grand et agréable, et il lui fit voir sur la rive une tombe de marbre, où l’on lisait en lettres d’or :


Ci gît Faunus, l’ami de Diane. Elle l’aima de grand amour et le fit mourir vilainement. Telle fit la récompense qu’il eut de l’avoir loyalement servie.


— Bel ami, dit Viviane, contez-moi l’histoire.

— Volontiers, dit-il.

« Diane régnait au temps de Virgile, longtemps avant que Jésus-Christ descendit sur cette terre pour sauver les pécheurs, et elle aima sur toutes choses de vivre aux bois. Elle chassa par toutes les forêts de Gaule et de Bretagne, mais n’en trouva aucune qui lui plût autant que celle-ci : aussi y fit-elle bâtir, au bord de ce lac, un manoir où elle venait coucher la nuit après avoir forcé les cerfs et les daims tout le jour.

« Une fois, le fils du roi qui gouvernait ce pays la vit, et, la trouvant si preuse, si vite et si légère, il l’aima. Il était encore damoisel, et beau et franc au point qu’elle lui promit de se donner à lui pourvu qu’il jurât sur les saints de renoncer à son père et à tout au monde pour elle. Faunus fit le serment et ainsi fut-il, durant deux ans, l’ami de Diane. Mais, après ce temps, elle s’éprit d’un autre chevalier qu’elle trouva, comme Faunus, en courant les bois, et qui avait nom Félix. Et celui-ci était pauvre et de bas lignage, et il savait bien que, si Faunus apprenait ses amours, il le ferait tuer avec toute sa parenté. Aussi vint-il un jour trouver sa mie, et lui dit :

— « Par ma foi, demoiselle, ou vous vous délivrerez de Faunus ou je ne reparaîtrai plus auprès de vous.

« — Hélas ! dit-elle, comment le pourrais-je ? Il m’aime de si grand amour qu’il ne me laisserait pour chose du monde.

« — À votre guise, répondit Félix.

« Or Diane le hérissait si fort, qu’elle eût mieux aimé de mourir que de renoncer à lui, en sorte qu’elle se résolut à faire périr Faunus.

« Cette tombe que vous voyez était alors pleine d’une eau enchantée qui guérissait toutes les plaies. Un jour que Faunus revenait de la chasse, navré d’une blessure qu’une bête sauvage lui avait faite, elle fit ôter secrètement l’eau guérissante.

« — Que ferai-je ? demanda Faunus quand il s’aperçut que l’eau n’y était plus. Je suis blessé durement.

« — Ne vous troublez pas pour si peu, répondit Diane ; je vous soignerai bien. Couchez-vous là-dedans et nous vous couvrirons d’herbes de grande vertu, par quoi vous serez tôt rétabli.

« Faunus s’étendit ; mais Diane fit retomber la pierre qui fermait le tombeau et par un pertuis elle versa du plomb fondu en telle quantité que le corps de son ami fut consumé en peu de temps.

« Alors elle vint à Félix à qui elle conta comment elle s’était délivrée de celui qu’il craignait.

« — Mauvaise, qui vous pourrait aimer quand chacun vous devrait haïr ? s’écria-t-il.

« Et la prenant par ses tresses, il lui coupa la tête.

« C’est depuis ce temps qu’on nomme ce lac : le lac de Diane. »

— Mais, demanda Viviane, qu’est devenu le manoir qu’elle y avait fait bâtir ?

— Le père de Faunus le détruisit sitôt qu’il connut la mort de son fils.

— Il fit mal, car jamais l’on ne vit plus beaux lieux. Merlin, doux ami, pour l’amour de moi, je vous prie de m’en faire bâtir un qui soit aussi bel et riche qu’il y en eut jamais.

Elle n’avait pas achevé que déjà maçons et charpentiers travaillaient, et au bout d’un instant un château s’élevait à la place du lac, tellement magnifique qu’il n’en est point de pareil en toute la Petite Bretagne.

— Demoiselle, dit Merlin, voici votre manoir. Jamais personne ne le verra qui ne soit de votre maison, car il est invisible pour tout autre ; et aux yeux de tous il n’y a là que de l’eau. Et si, par envie ou traîtrise, quelqu’un de vos gens révélait le secret, aussitôt le château disparaîtrait pour lui et il se noierait en y croyant entrer.

— Par Dieu, bel ami, dit Viviane, jamais on n’entendit parler d’une demeure plus secrète et plus belle !

Merlin fut si content de la voir contente qu’il ne se put tenir de lui apprendre encore plusieurs de ses enchantements ; bref il lui en enseigna tant qu’il en fut depuis tenu pour fol, et l’est encore. Car elle mettait tout en écrit, étant bonne clergesse dans les sept arts, et elle ne songeait qu’à l’engeigner.

— Sire, lui demanda-t-elle un jour, il y a encore une chose que je voudrais bien savoir : c’est comment je pourrais enserrer un homme sans tour, sans murs et sans fers, de manière qu’il ne pût jamais s’échapper sans mon consentement.

Merlin baissa la tête en soupirant.

— Qu’avez-vous ? fit-elle.

— Ha, je sais bien ce que vous pensez, et que vous me voulez détenir à jamais, et voici que je vous aime si fort qu’il me faudra faire votre volonté !

Alors elle lui mit les bras au col :

— Eh bien, ne devez-vous pas être mien, quand je suis votre et que j’ai quitté père et mère pour vous ? Je n’ai sans vous ni joie ni bien ; en vous est toute mon espérance ; je n’attends le bonheur que de vous. Puisque je vous aime ainsi, et que vous m’aimez, n’est-il droit que vous fassiez mes volontés et que je fasse les vôtres ?

— Ma dame, dit Merlin, à ma prochaine venue, je vous enseignerai ce que vous voulez.

Mais le conte maintenant se tait de lui et de Viviane et retourne au roi Artus et à ses compagnons.