L’Histoire de Merlin l’enchanteur/45

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Librairie Plon (1p. 156-163).


XLV


Dès qu’il fut arrivé à Logres avec la reine Guenièvre, il fit crier qu’à la Noël il tiendrait une cour renforcée à Carduel, et que chacun y amenât ses vassaux et sa femme, ou son amie.

Au jour dit vinrent les chevaliers et les dames vêtus de leurs plus riches robes, et pour la première fois la reine, comme le roi, porta couronne. Quand les cloches sonnèrent à la grand-messe, on fut entendre l’office chanté par l’archevêque de Brice. Puis la cour revint en la salle du palais ou, les nappes mises, les barons prirent place, chacun selon son rang. Messire Gauvain, Keu le sénéchal, Lucan le bouteiller, messire Yvain le grand, Dodinel le sauvage, Sagremor, Yvain l’avoutre, Giflet servirent les rois et les reines, et quarante jeunes valets les hauts hommes et les dames.

Comme Keu le sénéchal présentait le premier mets au roi Artus, le plus bel homme qui se fût jamais vu entra dans la salle : sur ses cheveux blonds et ondulés, il avait une couronne d’or, comme un roi ; il était vêtu de chausses de paile brun et d’une cotte de samit ; sa ceinture de soie était rehaussée d’or et de pierreries qui jetaient de tels feux que toute la salle en était illuminée, et ses souliers de cuir blanc fermés par des bouclettes d’or ; enfin une harpe d’argent à cordes d’or, toute décorée de pierres précieuses, lui pendait au col. Malheureusement, il était aveugle, bien qu’il eût les yeux clairs et beaux ; mais un petit chien blanc comme la neige, attaché par une chaînette d’or à sa ceinture, le conduisit devant le roi Artus. Là, il se prit à chanter un lai breton, en s’accompagnant de sa harpe, si mélodieusement que le sénéchal, qui portait les mets, oublia tout et s’assit pour l’écouter.

Une aventure vous dirai
Dont les Bretons firent un lai.

À Saint-Malo, deux hauts barons
Avaient tout proches leurs maisons.
L’un d’eux avait femme épousée,
Sage, courtoise et bien sensée ;

L’autre était jeune chevalier,
Naguère encore bachelier.
La femme à son voisin aima :
Tant la requit, tant la pria,
Qu’elle lui voulut très grand bien
Et le chérit sur toute rien.
Des chambres où la dame vit
Elle regarde son ami ;
Mais un haut mur de pierre bise
Entre eux se lève et les divise.
Ils ont des présents échangé,
Ou par jeter ou par lancer ;
Mais ils ne peuvent en venir
Du tout ensemble à leur plaisir,
Car la dame est trop bien gardée
Et par son baron surveillée.
Tous deux, longtemps, se sont aimés
Tant que revint le bel été.
Quand bois et près sont reverdis
Et les vergers tout refleuris,
Celui qui aime tant et tant,
Ce n’est merveille s’il entend
Les oiselets, avec douceur,
Mener joie dessus les fleurs.
Les nuits où la lune luisait,
Lorsque son mari reposait,
La dame du lit évadée
Et d’un grand mantel affublée
À la fenêtre s’en venait
Pour son ami qu’elle y savait,

Et tant prenait liesse à le voir
Que plus n’en aurait pu avoir.
Si souvent elle se leva,
Que son baron s’en courrouça.
« Sire, ce m’est plaisir d’aller
Ouïr le rossignol chanter :
Tant m’en délecte le déduit,
Que je n’en puis dormir la nuit. »
En entendant cela, le sire
De colère se mit à rire :
Dans sa maison tous les valets
Fabriquent rets, lacs et filets ;
Il n’est pas dans tout le verger,
De coudrier, de châtaignier,
Qui ne porte piège ou glu :
Tant qu’ils ont l’oiseau retenu.
Quand, tout vif le baron le tint,
Aux chambres de la dame il vint.
« Dame, fait-il, où êtes-vous ?
Venez ici ! Parlez à nous !
J’ai le rossignol attrapé
Pour qui vous avez tant veillé :
Vous pourrez bien dormir en paix,
Il ne vous gênera jamais. »
Ah ! quand elle l’eut entendu,
Bien dolente la dame fut !
Aux pieds du sire elle tomba
Et le rossignol demanda.
Mais lui, méchamment, il l’occit
De ses deux mains le cou tordit,

À sa femme le corps jeta,
Si que la robe ensanglanta.
La dame prend le corps petit,
Pleure tendrement, et maudit
Ceux qui les pièges ont fait
Et pipé le rossignolet.
Elle appelle un sien valet ;
Elle enveloppe l’oiselet
Dans une pièce de soie,
Puis à son bel ami l’envoie.
Ce chevalier ne fait vilain,
Mais courtois et de grâce plein :
Il fit un beau coffret forger,
Non pas de fer ni d’acier,
Mais d’or fin et de bonnes pierres
Très précieuses et très chères.
Dedans, le rossignol coucha ;
Le couvercle très bien ferma ;
Puis il fit sceller le coffret…
Sur son cœur le porte à jamais.

Ici se termine le lai
Que Marie de France a fait.
Le Laustic l’appelle-t-on :
Ainsi le nomment les Bretons ;
On dit Rossignol en français
Et Nightingale en anglais.

Comme le bel aveugle finissait son chant, un chevalier étranger entra dans la salle. En voyant les rois couronnés, assis au maître dais, et le harpeur coiffé d’or, il s’arrêta tout interdit. Mais il se remit, bientôt et, s’étant fait montrer le roi Artus, il s’avança vers lui et dit à haute voix :

— Roi Artus, je ne te salue pas ; celui qui m’envoie à toi ne me l’a pas commandé. Je te dirai seulement ce qu’il te mande. Si tu t’y soumets, tu en auras honneur ; sinon, il te faudra fuir de ton royaume, pauvre et exilé.

— Ami, répondit le roi en souriant, fais-nous ton message ; tu n’auras nul mal de moi ni d’autrui.

— Roi Artus, à toi m’envoie le seigneur et le maître de tous les chrétiens, le roi Rion des Îles, dominateur de l’Occident et de toute la terre. Vingt-cinq rois déjà sont ses hommes liges ; il les a soumis par l’épée et leur a levé la barbe avec le cuir. Il te mande de te présenter devant lui et de lui rendre hommage. Fais lire ces lettres qu’il t’adresse, et tu entendras sa volonté.

Le roi prit les lettres et les passa à l’archevêque de Brice, qui les déploya et en donna lecture comme il suit :


« Je, le roi Rion, seigneur de toute la terre d’Occident, fais savoir à tous ceux qui ces lettres verront et entendront que je suis à cette heure en ma cour, en compagnie de vingt-cinq rois, mes hommes, qui m’ont rendu leurs épées et à qui j’ai pris leurs barbes avec le cuir. Et en témoignage de ma victoire, j’ai fait fourrer de leurs barbes un manteau de samit vermeil, auquel ne manquent plus que les franges. Pour ce que j’ai eu nouvelles de la grande prouesse et vaillance du roi Artus, je veux qu’il soit plus honoré qu’aucun des autres rois : en conséquence je lui mande de m’envoyer sa barbe avec le cuir, et j’en ferai la frange de mon manteau pour l’amour de lui. Car mon manteau ne me pendra au col qu’il n’ait sa frange, et je n’en veux d’autre que de sa barbe. Je lui commande donc qu’il me l’envoie par un ou deux de ses meilleurs amis, et qu’il se présente à moi pour devenir mon homme et me rendre hommage. S’il ne le veut faire, qu’il abandonne sa terre et parte pour l’exil, ou bien je viendrai avec mon armée et je lui ferai arracher sa barbe du menton, et à rebours, qu’il le sache bien. »


Quand il eut entendu ces lettres, le roi Artus répondit en riant que l’on n’aurait jamais sa barbe, tant qu’il la pourrait garantir. Sur quoi le messager sortit, et le roi se remit à souper.

Le harpeur allait chantant de rang en rang, et chacun s’écriait qu’on n’avait jamais entendu harper d’une façon aussi exquise : le roi en était émerveillé. À la fin le musicien lui dit :

— Sire, je vous demande le prix de mon chant.

— Vous l’aurez, ami, si c’est chose que je puisse donner, sauf mon honneur et mon royaume.

— Sire, je vous demande de porter votre enseigne à la première bataille où vous serez.

— Beau doux ami, Notre Sire vous a mis en sa prison : vous êtes aveugle ; comment pourriez-vous nous mener à la bataille ?

— Ha, sire, le chevalier Jésus, qui est le vrai guide et qui m’a tiré de maints périls, saura bien me conduire !

En l’entendant si bien répliquer, le roi pensa que c’était là Merlin, et il allait répondre qu’il octroyait la demande, lorsqu’il s’aperçut que le beau harpeur avait disparu. Et l’on vit à sa place un petit enfant de huit ans, les cheveux tout ébouriffés et les jambes nues, portant une massue sur l’épaule, qui dit au roi qu’il réclamait de porter son enseigne à la guerre contre le roi Rion. Sur quoi, tout le monde se prit à rire, et Merlin revint à sa forme naturelle. Il aimait de se déguiser ainsi pour divertir et réjouir les chevaliers.