L’Homme aux quarante écus/V

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L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 327-330).
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V. — LETTRE À L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.


Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c’est-à-dire quoique je possède trois cent soixante livres ou francs de revenu, je vous écris cependant comme d’égal à égal, sans affecter l’orgueil des grandes fortunes.

J’ai lu l’histoire de votre désastre et de la justice que M. le contrôleur général vous a rendue ; je vous en fais mon compliment ; mais par malheur je viens de lire le Financier citoyen[1], malgré la répugnance que m’avait inspirée le titre, qui paraît contradictoire à bien des gens. Ce citoyen vous ôte vingt francs de vos rentes, et à moi soixante : il n’accorde que cent francs à chaque individu sur la totalité des habitants ; mais, en récompense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu’à cent cinquante livres ; je vois que votre géomètre a pris un juste milieu. Il n’est point de ces magnifiques seigneurs qui d’un trait de plume peuplent Paris d’un million d’habitants, et vous font rouler quinze cents millions d’espèces sonnantes dans le royaume, après tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres dernières[2].

Comme vous êtes grand lecteur, je vous prêterai le Financier citoyen ; mais n’allez pas le croire en tout : il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c’est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz ; il cite la Dîme du maréchal de Vauban, et il ne sait pas qu’elle est d’un Bois-Guillebert[3] ; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu’il est de l’abbé de Bourzéis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchérit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchérit beaucoup sous son ministère, et la paye du soldat n’augmenta point : ce qui prouve, indépendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposé dès qu’il parut, et ensuite attribué au cardinal même, ne lui appartient pas plus que les testaments du cardinal Alberoni[4] et du maréchal de Belle-Isle[5] ne leur appartiennent.

Défiez-vous toute votre vie des testaments et des systèmes : j’en ai été la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moqués de vous, les nouveaux Triptolèmes se sont encore plus moqués de moi, et, sans une petite succession qui m’a ranimé, j’étais mort de misère.

J’ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu’un écu de trois livres. Dès que j’eus lu dans les journaux qu’un célèbre agriculteur[6] avait inventé un nouveau semoir, et qu’il labourait sa terre par planches, afin qu’en semant moins il recueillît davantage, j’empruntai vite de l’argent, j’achetai un semoir, je labourai par planches ; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l’illustre agriculteur qui ne sème plus par planches[7].

Mon malheur voulut que je lusse le Journal économique, qui se vend à Paris chez Boudet[8]. Je tombai sur l’expérience d’un Parisien ingénieux qui, pour se réjouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait semé du froment, au lieu d’y planter des tulipes ; il eut une récolte très-abondante. J’empruntai encore de l’argent. « Je n’ai qu’à donner trente labours, me disais-je, j’aurai le double de la récolte de ce digne Parisien, qui s’est formé des principes d’agriculture à l’Opéra et à la Comédie ; et me voilà enrichi par ses leçons et par son exemple. »

Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible ; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas ; et d’ailleurs le malheur que j’avais eu de semer par planches, comme l’illustre agriculteur dont j’ai parlé, m’avait forcé à vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont à quatre lieues à la ronde. Trois labours pour chaque arpent coûtent douze livres, c’est un prix fait ; il fallut donner trente façons par arpent ; le labour de chaque arpent me coûta cent vingt livres : la façon de mes cent vingt arpents me revint à quatorze mille quatre cents livres. Ma récolte, qui se monte, année commune, dans mon maudit pays, à trois cents setiers, monta, il est vrai, à trois cent trente, qui, à vingt livres le setier, me produisirent six mille six cents livres : je perdis sept mille huit cents livres ; il est vrai, que j’eus la paille.

J’étais ruiné, abîmé, sans une vieille tante qu’un grand médecin dépêcha dans l’autre monde, en raisonnant aussi bien en médecine que moi en agriculture.

Qui croirait que j’eus encore la faiblesse de me laisser séduire par le Journal de Boudet ? Cet homme-là, après tout, n’avait pas juré ma perte. Je lis dans son recueil qu’il n’y a qu’à faire une avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de rente en artichauts : certainement Boudet me rendra en artichauts ce qu’il m’a fait perdre en blé. Voilà mes quatre mille francs dépensés, et mes artichauts mangés par des rats de campagne. Je fus hué dans mon canton comme le diable de Papefiguière[9].

J’écrivais une lettre de reproche fulminante à Boudet. Pour toute réponse le traître s’égaya dans son Journal à mes dépens. Il me nia impudemment que les Caraïbes fussent nés rouges ; je fus obligé de lui envoyer une attestation d’un ancien procureur du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les Caraïbes rouges ainsi que les Nègres noirs. Mais cette petite victoire ne m’empêcha pas de perdre jusqu’au dernier sou toute la succession de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systèmes. Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans.


  1. Ouvrage de Navau, publié en 1757, deux volumes in-12.
  2. Il s’en faut beaucoup que ces évaluations puissent être précises, et ceux qui les ont faites se sont bien gardés de prendre toute la peine nécessaire pour parvenir au degré de précision qu’on pourrait atteindre. Ce qu’il est important de savoir, c’est qu’un État qui a deux millions d’habitants et celui qui en a vingt, le pays dont le territoire est fertile et celui où le sol est ingrat, celui qui a un excédant de subsistance et celui qui est obligé d’en réparer le défaut par le commerce, etc., doivent avoir les mêmes lois d’administration. C’est une des plus grandes vérités que les écrivains économistes français aient annoncées, et une de celles qu’ils ont le mieux établies. (K.)
  3. Bois-Guillebert fit imprimer le Détail de la France, 1695, 1696, 1699, in-12 ; 1707, deux volumes in-12. Cette dernière édition a été reproduite par l’auteur sous le titre : Testament politique de M. de Vauban ; ce qui a induit Voltaire en erreur. Le Projet de dixme royale, 1707, in-4o et in-12, est de Vauban. Bois-Guillebert avait laissé en manuscrit une critique du Projet de dixme royale. (B.)
  4. Voyez dans les Mélanges, année 1753, l’Examen du testament d’Alberoni.
  5. Le Testament politique du maréchal duc de Belle-Isle, 1761, in-12, est de Chévrier.
  6. Probablement Thomé, de Lyon, mort vers 1780, à qui l’on doit des Mémoires sur la pratique du semoir, 1760 et 1761.
  7. M. Duhamel du Monceau. (K.)
  8. Les premières éditions portent Boudot : et on lit ainsi dans l’édition in-4o. Voltaire avait voulu déguiser un peu le nom d’Antoine Boudet, imprimeur-libraire à Paris, mort en 1789, et chez qui se publiait le Journal économique. (B.)
  9. Voyez Pantagruel, livre IV, chapitre xlvi.