L’Homme aux quarante écus/XI

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L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 352-357).
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XI. — DE LA VÉROLE.


L’homme aux quarante écus demeurait dans un petit canton où l’on n’avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante années[1]. Les mœurs, dans ce coin de terre inconnu, étaient pures comme l’air qui l’environne. On ne savait pas qu’ailleurs l’amour pût être infecté d’un poison destructeur, que les générations fussent attaquées dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-même, pût rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux ; on se livrait à l’amour avec la sécurité de l’innocence. Des troupes vinrent, et tout changea.

Deux lieutenants, l’aumônier du régiment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du séminaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l’homme aux quarante écus se virent couvertes de pustules calleuses ; leurs beaux cheveux tombèrent ; leur voix devint rauque ; les paupières de leurs yeux, fixes et éteints, se chargèrent d’une couleur livide, et ne se fermèrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloqués, qu’une carie secrète commençait à ronger comme ceux de l’Arabe Job, quoique Job n’eût jamais eu cette maladie.

Le chirurgien-major du régiment, homme d’une grande expérience, fut obligé de demander des aides à la cour pour guérir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours porté d’inclination à soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gâtèrent d’une main ce qu’ils rétablirent de l’autre.

L’homme aux quarante écus lisait alors l’histoire philosophique de Candide, traduite de l’allemand du docteur Ralph, qui prouve évidemment que tout est bien, et qu’il était absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vérole, la peste, la pierre, la gravelle, les écrouelles, la chambre de Valence[2], et l’Inquisition, n’entrassent dans la composition de l’univers, de cet univers uniquement fait pour l’homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau.

Il lisait, dans l’histoire véritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un œil et une oreille[3]. « Hélas ! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillées ?

— Non, lui dit le major consolateur ; les Allemands ont la main lourde ; mais, nous autres, nous guérissons les filles promptement, sûrement, et agréablement. »

En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tête enflée comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitié de leurs dents, en tirant la langue d’un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois.

Pendant l’opération, le cousin et le chirurgien-major raisonnèrent ainsi.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Est-il possible, monsieur, que la nature ait attaché de si épouvantables tourments à un plaisir si nécessaire, tant de honte à tant de gloire, et qu’il y ait plus de risque à faire un enfant qu’à tuer un homme ? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce fléau diminue un peu sur la terre, et qu’il devienne moins dangereux de jour en jour ?

LE CHIRURGIEN-MAJOR.

Au contraire, il se répand de plus en plus dans toute l’Europe chrétienne ; il s’est étendu jusqu’en Sibérie ; j’en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand général d’armée et un ministre d’État fort sage[4]. Peu de poitrines faibles résistent à la maladie et au remède. Les deux sœurs, la petite et la grosse, se sont liguées encore plus que les moines pour détruire le genre humain.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils réparent un peu le mal que font les deux sœurs. Dites-moi, je vous prie, si les bêtes ont la vérole.

LE CHIRURGIEN.

Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez elles.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Il faut donc avouer qu’elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes.

LE CHIRURGIEN.

Je n’en ai jamais douté ; elles éprouvent bien moins de maladies que nous : leur instinct est bien plus sûr que notre raison ; jamais ni le passé ni l’avenir ne les tourmentent.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Vous avez été chirurgien d’un ambassadeur de France en Turquie : y a-t-il beaucoup de vérole à Constantinople ?

LE CHIRURGIEN.

Les Francs l’ont apportée dans le faubourg de Péra, où ils demeurent. J’y ai connu un capucin qui en était mangé comme Pangloss ; mais elle n’est point parvenue dans la ville : les Francs n’y couchent presque jamais. Il n’y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes esclaves de Circassie, toujours gardées, toujours surveillées, dont la beauté ne peut être dangereuse. Les Turcs appellent la vérole le mal chrétien, et cela redouble le profond mépris qu’ils ont pour notre théologie ; mais, en récompense, ils ont la peste, maladie d’Égypte, dont ils font peu de cas, et qu’ils ne se donnent jamais la peine de prévenir.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

En quel temps croyez-vous que ce fléau commença dans l’Europe ?

LE CHIRURGIEN.

Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l’avarice ni la guerre, vers l’an 1494. Ces nations, simples et justes, étaient attaquées de ce mal de temps immémorial, comme la lèpre régnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Égyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquête du nouveau monde fut la vérole ; elle se répandit plus promptement que l’argent du Mexique, qui ne circula que longtemps après en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appelées b……, établies par l’autorité des souverains pour conserver l’honneur des dames. Les Espagnols portèrent le venin dans ces maisons privilégiées dont les princes et les évêques tiraient les filles qui leur étaient nécessaires. On a remarqué qu’à Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles[5] pour le service du concile qui fit brûler si dévotement Jean Hus et Jérôme de Prague.

On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidité le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l’illustrissime et révérendissime évêque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand médecin de Padoue, ne put guérir. Gualtieri assure que l’archevêque de Mayence Berthold de Henneberg, « attaqué de la grosse vérole, rendit son âme à Dieu en 1504 ». On sait que notre roi François Ier en mourut. Henri III la prit à Venise ; mais le jacobin Jacques Clément prévint l’effet de la maladie.

Le parlement de Paris, toujours zélé pour le bien public, fut le premier qui donna un arrêt contre la vérole, en 1497[6]. Il défendit à tous les vérolés de rester dans Paris sous peine de la hart ; mais, comme il n’était pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu’ils étaient en délit, cet arrêt n’eut pas plus d’effet que ceux qui furent rendus depuis contre l’émétique ; et, malgré le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisés, au lieu de les faire pendre, il n’y en aurait plus aujourd’hui sur la terre ; mais c’est à quoi malheureusement on ne pensa jamais.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Est-il bien vrai ce que j’ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armées de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandière, on peut parier qu’il y a vingt mille vérolés de chaque côté[7] ?

LE CHIRURGIEN.

Il n’est que trop vrai. Il en est de même dans les licences de Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers à qui la nature parle plus haut et plus ferme que la théologie ? Je puis vous jurer que, proportion gardée, mes confrères et moi nous avons traité plus de jeunes prêtres que de jeunes officiers.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

N’y aurait-il point quelque manière d’extirper cette contagion qui désole l’Europe ? On a déjà tâché d’affaiblir le poison d’une vérole, ne pourra-t-on rien tenter sur l’autre ?

LE CHIRURGIEN.

Il n’y aurait qu’un seul moyen, c’est que tous les princes de l’Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vérole serait beaucoup plus raisonnable que ne l’ont été celles qu’on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s’entendre pour repousser l’ennemi commun du genre humain que d’être continuellement occupé à guetter le moment favorable de dévaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher à son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intérêts : car la guerre et la vérole font ma fortune ; mais il faut être homme avant d’être chirurgien-major.

C’est ainsi que l’homme aux quarante écus se formait, comme on dit, l’esprit et le cœur[8]. Non-seulement il hérita de ses deux cousines, qui moururent en six mois ; mais il eut encore la succession d’un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des hôpitaux des armées, et qui s’était fort engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. Cet homme n’avait jamais voulu se marier ; il avait un assez joli sérail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d’indigestion. C’était un homme, comme on voit, fort utile à l’État.

Notre nouveau philosophe fut obligé d’aller à Paris pour recueillir l’héritage de son parent. D’abord les fermiers du domaine le lui disputèrent. Il eut le bonheur de gagner son procès, et la générosité de donner aux pauvres de son canton, qui n’avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une partie des dépouilles du richard ; après quoi il se mit à satisfaire sa grande passion d’avoir une bibliothèque.

Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlé à notre bonne mère ; si l’âme est dans le corps calleux ou dans la glande pinéale ; si saint Pierre avait demeuré vingt-cinq ans à Rome[9] ; quelle différence spécifique est entre un trône et une domination, et pourquoi les nègres ont le nez épaté. D’ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l’État, et de ne faire aucune brochure contre les pièces nouvelles. On l’appelait M. André ; c’était son nom de baptême. Ceux qui l’ont connu rendent justice à sa modestie et à ses qualités, tant acquises que naturelles. Il a bâti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientôt en âge d’aller au collège ; mais il veut qu’il aille au collège d’Harcourt, et non à celui de Mazarin, à cause du professeur Cogé[10], qui fait des libelles, et parce qu’il ne faut pas qu’un professeur de collège fasse des libelles.

Mme André lui a donné une fille fort jolie, qu’il espère marier à un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n’ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l’Europe chrétienne.

  1. Voltaire semble faire allusion ici à la garnison que l’on mit dans Ferney pendant les troubles de Genève.
  2. Les cours des aides, juges ordinaires et souverains des délits en matière d’impôts, n’étant ni assez expéditives ni assez sévères, au jugement des fermiers généraux, ils obtinrent d’un contrôleur des finances, nommé Orry, vers 1730, l’érection de trois ou quatre commissions souveraines, dont les juges, payés par eux, s’empressèrent de gagner leur argent. Un de ces juges, nommé Collot, a été presque aussi fameux que Baville, Laubardemont, Pierre d’Ancre, le duc d’Albe, et le prévôt de Louis XI, ont pu l’être dans leur temps. On établit une de ces chambres à Valence, et elle subsiste encore. (K.)
  3. Voyez page 143.
  4. L’année même où Voltaire écrivait ces lignes, un de ses amis les plus intrépides, Damilaville, mourut de la même maladie.
  5. Voyez tome XI, page 549.
  6. En 1497 à commencer l’année au 1er janvier ; mais le 6 mars 1496 selon la manière de compter du temps ; voyez tome XIX, page 574.
  7. Voyez page 145.
  8. Trait contre Bollin ; voyez la note 2 de la page 69.
  9. Voyez tome XX, pages 213 et 592.
  10. François-Marie Coger, licencié en théologie, professeur d’éloquence au collège Mazarin, né en 1723, mort le 18 mai 1780, est auteur d’un Examen du Bélisaire de Marmontel, 1767, in-8o. Voltaire l’appelle Mon Ravaillac, dans la lettre à Damilaville, du 2 octobre 1767. Voyez aussi dans les Mélanges, année 1767, le chapitre xxii et la conclusion de la Défense de mon oncle, les Anecdotes sur Bélisaire, la Lettre de Gerofle à Coger, et la Réponse catégorique au sieur Coger.