L’Idiot/I/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Derély.
Plon (Tome 1p. 16-28).

II

Le général Épantchine habitait une maison à lui, située à peu de distance de la Litéinaïa, près de la Transfiguration. Indépendamment de cet immeuble considérable dont il louait les cinq sixièmes, le général tirait un beau revenu d’une autre maison, très-vaste aussi, qu’il possédait dans la Sadovaïa. En outre, il était propriétaire d’une fabrique dans le district de Pétersbourg, et d’un domaine de grand rapport sis aux portes mêmes de la capitale. Autrefois, comme tout le monde le savait, ce personnage avait été intéressé dans les fermes, et maintenant il figurait parmi les gros actionnaires de plusieurs sociétés en commandite. On le disait très riche, très occupé, et très influent par ses relations. Il avait l’art de se rendre tout à fait nécessaire en certains endroits, notamment dans son service. Pourtant nul n’ignorait qu’Ivan Fédorovitch Épantchine était un homme sans éducation et qu’il avait commencé par être enfant de troupe. À coup sûr, ces humbles débuts, rapprochés de sa fortune présente, ne pouvaient que lui faire honneur, mais le général, quoique homme de sens, avait ses petites faiblesses et il n’aimait pas qu’on lui rappelât certaines choses. En tout cas, son intelligence et son habileté étaient incontestables. Par exemple, il avait pour système de ne pas se mettre en avant là où il fallait s’effacer, et, aux yeux de bien des gens, c’était un de ses principaux mérites de savoir toujours se tenir à sa place. Qu’auraient dit ceux qui le jugeaient de la sorte, s’ils avaient pu lire au fond de son âme ? Le fait est que, tout en joignant à une grande expérience de la vie plusieurs facultés très remarquables, Ivan Fédorovitch feignait d’agir moins d’après ses inspirations personnelles que comme exécuteur de la pensée d’autrui. Ajoutons que la chance ne cessait de le favoriser, même au jeu. Il risquait volontiers de grosses sommes sur le tapis vert, et, loin de cacher sa passion pour les cartes, il s’y adonnait avec une ostentation de parti pris. La société qu’il voyait était sans doute assez mêlée, mais exclusivement composée de « gros bonnets ». Le général Épantchine avait cinquante-six ans, — l’âge où, à proprement parler, commence la vraie vie. Physiquement, c’était un homme trapu, d’une complexion robuste et d’une santé florissante ; son teint ne manquait pas de fraîcheur et ses dents, quoique noires, tenaient solidement dans leurs alvéoles. Si, le matin, il montrait à ses employés un front soucieux, le soir, devant une table de jeu ou chez Son Altesse, sa physionomie redevenait souriante.

La famille du général se composait de sa femme et de trois filles adultes. N’étant encore que lieutenant, il avait épousé une demoiselle à peu près du même âge que lui ; elle ne possédait ni beauté ni instruction, et sa dot se réduisait à cinquante âmes. Néanmoins, jamais dans la suite on n’entendit le général se reprocher d’avoir fait un mariage hâtif, d’avoir cédé à l’entraînement irréfléchi de la jeunesse ; il avait pour sa femme un respect parfois poussé jusqu’à la crainte, et qui équivalait à de l’amour. La générale appartenait à la famille princière des Muichkine, maison peu illustre, mais fort ancienne, et elle était très-fière de son origine. Un des personnages influents d’alors, un de ces protecteurs qui vous protègent sans bourse délier, daigna s’intéresser à l’établissement de la jeune princesse. Un mot glissé par lui dans l’oreille d’Ivan Fédorovitch décida toute l’affaire. Pendant plus de vingt-cinq ans, les deux époux vécurent ensemble dans un accord presque parfait. Comme dernier rejeton d’une noble race, et peut-être aussi grâce à ses qualités personnelles, la générale avait réussi dès sa jeunesse à appeler sur elle la bienveillance de quelques dames très-haut placées. Plus tard, quand son mari fut parvenu à la fortune et à une brillante position officielle, elle commença à prendre pied dans le grand monde.

Sur ces entrefaites, les trois filles du général étaient arrivées à l’âge nubile. Si elles portaient le nom plébéien d’Épantchine, en revanche, par leur mère, elles appartenaient à l’aristocratie, elles avaient une jolie dot, leur père pouvait prétendre dans l’avenir à une très-haute situation, et, — détail de quelque importance aussi, — elles étaient toutes trois d’une beauté remarquable, sans en excepter l’aînée, Alexandra, qui comptait déjà cinq lustres révolus. La seconde, Adélaïde, avait vingt-trois ans, et la troisième, Aglaé, venait d’atteindre sa vingtième année. Celle-ci se trouvait être la plus belle des trois ; dans le monde, elle commençait à attirer l’attention. Mais il y avait plus : ces trois demoiselles se distinguaient par leur instruction, leur intelligence et leurs talents. On savait qu’elles s’aimaient beaucoup et se prêtaient un mutuel appui. On parlait même de sacrifices prétendument faits par les deux aînées en faveur de la plus jeune, — l’idole de toute la famille. Dans la société, loin de chercher à briller, elles étaient, au contraire, fort modestes. Personne ne pouvait les taxer d’orgueil ou d’arrogance ; on n’ignorait pas cependant qu’elles étaient fières et s’appréciaient à leur valeur. Alexandra était musicienne ; Adélaïde cultivait la peinture avec un réel succès ; toutefois, pendant plusieurs années puisque personne n’en sut rien, la chose ne se découvrit que dans les derniers temps, et encore par hasard. Bref, la voix publique faisait le plus grand éloge des trois sœurs. À la vérité, elles étaient aussi en butte à certains propos malveillants. On parlait avec épouvante de la quantité de livres qu’elles lisaient. Elles ne se pressaient pas de se marier ; elles ne prisaient que modérément le cercle dans lequel elles vivaient. Cela était d’autant plus remarquable qu’on connaissait la tendance, le caractère, les vues et les désirs de leurs parents.

Il n’était pas loin de onze heures lorsque le prince sonna chez le général. Celui-ci logeait au second étage et occupait un appartement aussi modeste que le lui permettait son rang dans la société. Un laquais en livrée ouvrit la porte et le prince dut entrer dans de longues explications avec cet homme qui le considérait, lui et son paquet, d’un air de défiance. À la fin, sur la déclaration plusieurs fois répétée qu’il était réellement le prince Muichkine et qu’il avait absolument besoin de voir le général pour une affaire urgente, le domestique l’introduisit dans une petite antichambre précédant le salon de réception et voisine du cabinet ; après quoi, il se retira, laissant le nouveau venu entre les mains d’un autre valet. Celui-ci, âgé d’une quarantaine d’années et vêtu d’un frac, était spécialement chargé d’annoncer les visiteurs à Son Excellence. Sa physionomie soucieuse montrait combien il était pénétré de l’importance de ses fonctions.

— Entrez un instant au salon et laissez ici votre paquet, dit-il en s’asseyant dans son fauteuil avec une gravité compassée ; en même temps, d’un œil étonné et sévère il examinait le prince, qui, sans se dessaisir de son modeste bagage, avait pris une chaise à côté de lui.

— Si vous le permettez, j’attendrai ici en votre compagnie ; qu’est-ce que je ferais là tout seul ?

— Puisque vous venez en visite, vous ne pouvez pas rester dans l’antichambre. C’est au général lui-même que vous désirez parler ?

Évidemment le laquais ne pouvait se faire à l’idée d’introduire un pareil visiteur ; voilà pourquoi il avait réitéré sa question.

— Oui, j’ai une affaire… commença le prince.

— Je ne vous demande pas quelle est votre affaire, la mienne est seulement de vous annoncer, mais, je vous l’ai déjà dit, il faut auparavant que je voie le secrétaire.

Le domestique se sentait de plus en plus enclin à la défiance : le prince différait trop des visiteurs ordinaires. Sans doute, le général ne recevait pas que du beau monde ; ceux-là surtout qui l’allaient voir pour affaires appartenaient souvent à des conditions fort diverses. Le valet de chambre savait très-bien cela et il avait pour consigne de se montrer assez coulant ; néanmoins, dans la circonstance présente, il n’osa rien prendre sur lui, jugeant que le mieux était de faire appel à l’intervention du secrétaire.

— Est-ce bien vrai que vous… venez de l’étranger ? demanda-t-il enfin comme malgré lui. Le courage lui manqua pour formuler la vraie question qu’il avait sur la langue : « Est-ce bien vrai que vous êtes le prince Muichkine ? »

— Oui, j’arrive directement de la gare. Vous vouliez, je crois, me demander si c’est vrai que je suis le prince Muichkine, mais la politesse vous a empêché de me faire cette question.

— Hum… proféra le laquais surpris.

— Je vous assure que je ne vous mens pas et que vous n’encourrez aucune responsabilité à cause de moi. Si je me présente ainsi vêtu et avec ce paquet, il n’y a pas lieu de s’en étonner : actuellement ma situation n’est pas brillante.

— Hum… Voyez-vous, ce n’est pas de cela que j’ai peur. Je suis ici pour annoncer et tout à l’heure le secrétaire va sortir. Ce serait seulement dans le cas où vous… Puis-je vous demander si vous ne venez pas chez le général comme besoigneux, pour solliciter un secours ?

— Oh ! non, à cet égard soyez parfaitement tranquille ; ce n’est pas cela qui m’amène.

— Excusez-moi, j’avais eu cette idée en considérant votre mise. Attendez le secrétaire ; pour le moment le général est occupé avec un colonel, mais vous allez voir arriver le secrétaire… de la Compagnie.

— Si je dois attendre longtemps, je vous demanderai la permission de fumer ici quelque part. J’ai sur moi une pipe et du tabac.

— Fumer ? se récria avec indignation le valet de chambre qui semblait à peine en croire ses oreilles ; — fumer ? Non, vous ne pouvez pas fumer ici, et vous n’auriez même pas dû y songer. Hé… c’est renversant !

— Oh ! il ne s’agissait pas pour moi de fumer dans cette chambre ; je sais bien que ce n’est pas permis ; je voulais seulement vous prier de m’indiquer un endroit où je pusse allumer une pipe, parce que j’ai cette habitude, et voilà trois heures que je n’ai pas fumé. Du reste, c’est comme il vous plaira ; vous savez, il y a un proverbe qui dit : Dans un monastère étranger…

— Eh bien, tel que vous êtes, comment vous annoncerais-je ? grommela presque involontairement le domestique. — D’abord, comme visiteur, votre place n’est pas ici, mais au salon, et, en restant dans l’antichambre, vous m’exposez à recevoir des reproches… Et vous avez l’intention d’habiter chez nous, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en jetant encore un regard oblique sur le petit paquet qui ne cessait de le faire loucher.

— Non, je n’y songe pas. Lors même qu’on me le proposerait, je ne resterais pas ici. Le seul but de ma visite est de faire connaissance avec les maîtres de la maison, — rien de plus.

Cette réponse parut fort équivoque au soupçonneux valet de chambre.

— Comment ! faire connaissance ? reprit-il avec étonnement ; — mais vous avez commencé par me dire que vous veniez pour affaire !

— J’ai peut-être exagéré en parlant d’affaire. Oui, si vous voulez, c’est bien une affaire qui m’amène, en ce sens que j’ai un conseil à demander, mais je désire surtout me présenter à la famille Épantchine, parce que la générale est aussi une Muichkine et que nous nous trouvons être, elle et moi, les deux derniers descendants de cette race.

Les derniers mots du prince mirent le comble à l’inquiétude du domestique.

— Ainsi, par-dessus le marché, vous êtes un parent ? fit-il abasourdi.

― À peine. Sans doute, à la rigueur, cette parenté existe, mais elle est si éloignée qu’on peut la considérer comme nulle. Étant à l’étranger, j’ai une fois écrit à la générale et elle ne m’a pas répondu. Malgré cela, de retour ici, j’ai cru devoir me rappeler à son attention. J’entre dans toutes ces explications afin de dissiper vos doutes, parce que je vois que vous êtes toujours inquiet. Annoncez le prince Muichkine, et dès qu’on aura entendu ce nom, on sera fixé sur l’objet de ma visite. On me recevra ou on ne me recevra pas : dans le premier cas, ce sera bien ; dans le second, ce sera peut-être encore mieux. Mais je crois qu’on ne peut pas ne pas me recevoir ; la générale voudra voir l’unique représentant actuel de la famille dont elle sort ; d’après ce qui m’a été dit, elle prise très-haut sa naissance.

Plus le prince mettait de simplicité et de bonhomie dans ses paroles, plus il se faisait de tort aux yeux du valet de chambre. Celui-ci ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’une conversation très-convenable entre gens de même condition sociale devient souverainement déplacée entre un visiteur et un laquais. Or, comme les domestiques sont beaucoup moins bêtes que leurs maîtres ne se le figurent d’ordinaire, deux suppositions s’offrirent à l’esprit du valet de chambre : ou bien le prince était un quémandeur venu pour solliciter un secours, ou bien c’était tout bonnement un imbécile, car un prince intelligent ne serait pas resté dans l’antichambre et n’aurait pas raconté ses affaires à un larbin. Dans un cas comme dans l’autre, pouvait-on annoncer un pareil individu ?

— Vous devriez pourtant entrer au salon, observa le domestique d’un ton plus pressant que jamais.

— Si j’étais allé m’asseoir là, je n’aurais pas pu vous fournir toutes ces explications, répondit le prince avec un gai sourire, — et vous resteriez encore sous l’influence des préventions qu’a éveillées en vous la vue de mon manteau et de mon petit paquet. À présent, peut-être jugerez-vous inutile d’attendre le secrétaire et irez-vous m’annoncer vous-même.

― Je ne puis annoncer un visiteur tel que vous sans avoir pris l’avis du secrétaire. D’ailleurs, tantôt le général a fait défendre la porte de son cabinet ; il ne veut pas être dérangé tant qu’il est avec le colonel, mais cette consigne ne s’applique pas à Gabriel Ardalionovitch.

— C’est un fonctionnaire ?

— Gabriel Ardalionovitch ? Non. Il est au service de la Compagnie. Débarrassez-vous au moins de votre paquet.

— C’est ce que je voulais faire ; du moment que vous permettez… Si j’ôtais aussi mon manteau ?

— Sans doute ; vous ne pouvez pas le garder pour vous présenter au général.

Le prince se leva et ôta vivement son manteau, sous lequel il portait un veston assez convenable, bien que râpé. Sur son gilet serpentait une chaîne d’acier ; la montre était en argent et de fabrication génevoise.

Quoique le laquais tînt cet homme-là pour un imbécile, il finit par se douter qu’il contrevenait aux lois de la bienséance en s’entretenant ainsi, lui, domestique, avec un visiteur. Pourtant le prince lui plaisait, dans son genre, bien entendu. Mais, à un autre point de vue, il excitait en lui une violente indignation.

— Et la générale, quand reçoit-elle ? demanda Muichkine après s’être rassis à son ancienne place.

— Ce n’est pas mon affaire. Ses heures de réception varient suivant les personnes. Pour la modiste, madame est visible dès onze heures. Gabriel Ardalionovitch est aussi reçu plus tôt que les autres, et même au moment du premier déjeuner.

— En hiver, la température des appartements est meilleure ici qu’à l’étranger ; là-bas, à la vérité, l’air extérieur est plus chaud que chez nous, mais les maisons sont inhabitables, l’hiver, pour un Russe qui n’est pas encore fait au climat.

— On ne les chauffe pas ?

— Si, mais elles ne sont pas construites de la même manière qu’en Russie, c’est un autre système de poêles et de fenêtres.

— Hum ! Et vous êtes resté longtemps à l’étranger ?

— Quatre ans. Du reste, j’ai presque toujours habité le même endroit, j’étais dans un village.

— Vous devez vous trouver bien dépaysé chez nous ?

— C’est vrai. Le croirez-vous ? je m’étonne de n’avoir pas oublié la langue russe. Tenez, à présent je cause avec vous et je me dis en moi-même : « Mais c’est que je parle bien ! » Peut-être est-ce pour cela que je parle tant. Depuis hier, vraiment, j’éprouve un besoin continuel de parler russe.

— Hum ! hé ! vous avez demeuré à Pétersbourg autrefois ? (Le laquais avait beau faire, il lui était impossible de ne pas donner la réplique à un interlocuteur si poli.)

— À Pétersbourg ? Je n’y ai guère séjourné qu’en passant. Dans ce temps-là, je ne savais rien de la Russie et maintenant il s’y est, dit-on, produit tant de changements que ceux qui la connaissaient sont obligés de l’étudier à nouveau. Ici on parle beaucoup, en ce moment, des institutions judiciaires.

— Hum !… c’est vrai qu’il y a des institutions judiciaires. Et là-bas, est-ce que la justice est mieux rendue qu’ici ?

— Je n’en sais rien. J’ai entendu dire beaucoup de bien de nos tribunaux. Chez nous, par exemple, la peine de mort n’existe pas.

— Et elle existe à l’étranger ?

— Oui. J’ai vu une exécution en France, à Lyon, où j’étais allé avec Schneider.

— On pend ?

— Non, en France on coupe la tête.

— Eh bien, il crie ?

— Allons donc ! cela se fait en un instant. On couche l’homme sur une planche et le couteau tombe, un large couteau mis en mouvement par une machine appelée guillotine… La tête est tranchée si vite qu’on n’a pas même le temps de cligner l’œil. Les préparatifs sont pénibles. Ce qui est affreux, c’est quand on signifie l’arrêt au condamné, quand on lui fait sa toilette, quand on le garrotte, quand on le conduit à l’échafaud. La foule va voir cela et dans le public se trouvent même des femmes, quoique l’opinion désapprouve chez elles cette curiosité.

— Ce n’est pas leur affaire.

— Sans doute ! sans doute ! assister à un pareil supplice !… Le coupable, un certain Legros, était un homme intelligent, intrépide, dans la force de l’âge. Eh bien, vous me croirez ou vous ne me croirez pas, en montant à l’échafaud, il pleurait, il était blanc comme une feuille de papier. Est-ce que c’est possible ? Est-ce que ce n’est pas épouvantable ? Voyons, qui donc pleure d’effroi ? Je ne pensais pas que la frayeur pût arracher des larmes à quelqu’un qui n’était pas un enfant, mais un adulte, à un homme de quarante-cinq ans qui n’avait jamais pleuré. Que se passe-t-il donc dans l’âme durant cette minute ? À quelles affres est-elle en proie ? C’est un attentat commis sur l’âme, rien de plus ! Il est dit : « Ne tue pas », et, parce qu’un homme a tué, on le tue aussi ! Non, ce n’est pas permis. Il y a déjà un mois que j’ai vu cela et ce spectacle est toujours présent devant mes yeux. J’en ai rêvé cinq fois.

Le prince s’était animé en parlant et une légère rougeur colorait son visage pâle, quoiqu’il n’élevât pas la voix plus que de coutume. Le valet de chambre l’écoutait avec un vif intérêt.

— Au moins, avec ce genre de supplice, on ne souffre pas longtemps, observa-t-il.

— Ce que vous venez de dire est précisément ce que tout le monde dit, répliqua le prince en s’échauffant, — et c’est pour cela qu’on a inventé la guillotine. Eh bien, moi, pendant que j’assistais à cette exécution, je me disais : Qui sait si la rapidité de la mort ne la rend pas encore plus cruelle ? Cela vous paraît ridicule, absurde, mais, pour peu qu’on se représente les choses, une pareille idée vient naturellement à l’esprit. Figurez-vous, par exemple, un homme mis à la torture : son corps est couvert de plaies ; par suite, la douleur physique le distrait de la souffrance morale, si bien que, jusqu’à la mort, ses blessures seules constituent son supplice. Or la principale, la plus cuisante souffrance n’est peut être pas causée par les blessures, mais par la conviction que dans une heure, puis dans dix minutes, puis dans une demi-minute, puis dans un instant votre âme s’envolera de votre corps, que vous ne serez plus un homme, et que cela est certain ; le pire, c’est cette certitude. Le plus horrible, ce sont ces trois ou quatre secondes durant lesquelles, la tête dans la lunette, vous entendez au-dessus de vous glisser le couperet. Savez-vous que ce n’est point là une fantaisie de mon imagination personnelle et que beaucoup ont tenu le même langage ? Je suis tellement convaincu de cela que je vous dirai carrément ma façon de penser. Il n’y a aucune proportion entre la peine de mort et le meurtre qu’elle prétend punir : l’une est infiniment plus atroce que l’autre. L’homme que des brigands assassinent, celui qu’on égorge la nuit, dans un bois, n’importe comment, espère jusqu’à la dernière minute conserver la vie. On a vu des gens qui, le couteau dans la gorge, espéraient encore, fuyaient, suppliaient. Mais ici ce dernier reste d’espoir qui rend la mort dix fois plus douce, on vous le supprime radicalement ; ici il y a une sentence, et la certitude que vous n’y échapperez pas constitue à elle seule un supplice tel qu’il n’en est pas de plus affreux au monde. Placez un soldat devant la bouche d’un canon dans une bataille, et tirez sur lui, il espèrera encore, mais lisez à ce même soldat son arrêt de mort, il deviendra fou ou se mettra à pleurer. Qui a dit que la nature humaine pouvait supporter cela sans s’abîmer dans la folie ? Pourquoi cette inutile cruauté ? Il existe peut-être un homme à qui on a donné lecture d’une condamnation capitale et qu’on a laissé un moment en proie à la terreur, pour lui dire ensuite : « Va-t’en, tu es gracié ». Eh bien, cet homme-là pourrait raconter ses impressions. Le Christ lui-même a parlé de cet épouvantable supplice. Non, il n’est pas permis d’en user ainsi avec un être humain !

Le valet de chambre n’aurait pu exprimer ses sentiments comme le faisait le prince, mais l’émotion qu’il éprouvait se manifestait sur son visage.

— Si vous désirez tant fumer, dit-il, — eh bien, vous le pouvez, mais dépêchez-vous, afin d’être ici quand on vous demandera. Tenez, vous voyez cette porte, sous le petit escalier. Entrez là, il y a à droite une petite pièce où vous pourrez allumer une pipe ; seulement, ouvrez le vasistas pour qu’on ne sente pas l’odeur du tabac…

Mais le prince n’eut pas le temps d’aller fumer. Dans l’antichambre entra tout à coup un jeune homme qui tenait en main des papiers. Le valet de chambre se mit en devoir de lui ôter sa pelisse. Le jeune homme jeta un rapide coup d’œil sur le prince.

— Gabriel Ardalionovitch, commença le laquais d’un ton confidentiel et presque familier, — c’est un homme qui s’est présenté sous le nom de prince Muichkine et qui se dit parent de madame ; il est arrivé tout à l’heure de l’étranger avec un petit paquet, seulement…

Le prince n’en entendit pas davantage, parce que le valet de chambre se mit à parler tout bas. Gabriel Ardalionovitch écoutait attentivement et regardait le prince avec plus de curiosité. À la fin, il cessa d’écouter et s’approcha vivement du visiteur.

— Vous êtes le prince Muichkine ? demanda-t-il avec une politesse et une affabilité extrêmes. C’était un jeune homme de vingt-huit ans, fort bien de sa personne : blond, de taille moyenne, le menton virgulé d’une petite impériale, il avait une figure intelligente et très-belle. Seulement, l’amabilité de son sourire semblait factice ; en vain il affectait la bonhomie et la gaieté, son regard était fixe et interrogateur.

« Il doit avoir une tout autre mine quand il est seul, et peut-être ne rit-il jamais », pensa le prince.

Il se hâta de fournir sur sa personnalité tous les renseignements qu’il put, répétant à peu de chose près ce qu’il avait déjà dit au valet de chambre et à Rogojine.

— N’avez-vous pas, il y a un an ou même moins longtemps, adressé de Suisse une lettre à Élisabeth Prokofievna ? demanda Gabriel Ardalionovitch rappelant ses souvenirs.

— Effectivement.

— Alors on vous connaît ici et certainement on se souvient de vous. Vous désirez voir Son Excellence ? Je vais vous annoncer… Dans un instant le général sera libre. Mais vous devriez, en attendant, passer au salon… Pourquoi est-il ici ? ajouta-t-il d’un ton sévère en s’adressant au domestique.

— Je vous dis que c’est lui-même qui a voulu…

Sur ces entrefaites s’ouvrit brusquement la porte du cabinet ; de cette pièce sortit un militaire qui tenait à la main un portefeuille et parlait haut en prenant congé du maître de la maison.

— Tu es là, Gania ? Viens donc ici ! cria quelqu’un du cabinet.

Après avoir fait au prince un léger salut, Gabriel Ardalionovitch s’élança dans la chambre où on l’appelait.

Au bout de deux minutes, la porte s’ouvrit de nouveau et la voix sonore du secrétaire se fit entendre :

— Donnez-vous la peine d’entrer, prince, dit-il courtoisement.