L’Illustre Maurin/XXIX

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E. Flammarion (p. 259-266).

CHAPITRE XXIX


Où l’on verra l’illustre bravadeur Maurin des Maures reconnaître l’Espagne comme l’ennemie héréditaire de ses aïeux maures et tropéziens.

Porter, avec le tromblon et l’épée, un costume qui vient de vos ancêtres, et cela dans un jour de fête solennelle ; être subventionné par l’État, pour célébrer un fait d’armes national ; — puis, malgré une victoire comique remportée sur un seul gendarme, sonner la retraite et s’enfuir, — cette attitude en somme n’était pas très glorieuse pour un mousquetaire aussi brave que l’était Maurin…

Il est hors de doute que, à l’homme qui en est revêtu, le costume quel qu’il soit suggère des pensées conformes aux traditions qu’il évoque.

Maurin, confusément, souffrait… Dans les vieux plis de son pourpoint reprisé, tout un passé de gloire frémissait de honte et lui reprochait de n’être qu’un mousquetaire de mascarade, bien qu’il eût protesté du contraire quand Tonia avait tant ri, la veille, en recousant les boutons de la vénérable défroque.

Tonia, après tout, venait d’assister à la fuite du héros ! Elle avait, il est vrai, assisté également à la ridicule baignade de Sandri ; n’importe, Maurin n’était pas content !

Il se disait bien qu’en fuyant il avait pris le seul parti raisonnable ; que toute autre conduite eût été de sa part une fanfaronnade absurde… N’importe ! il fuyait, une trompe de chasse dans une main, un tromblon dans l’autre, il fuyait, lui, Maurin ! et, sans qu’il raisonnât ses impressions de regret et de honte, il les éprouvait fortement, il se sentait décidément un mousquetaire pour rire, indigne de sa ville natale, indigne du magnifique passé qu’elle affiche tous les ans sur les murs de la maison commune.

Il n’y eut pas bientôt jusqu’à la présence de son fidèle écuyer Parlo-Soulet, galopant derrière lui, qui ne fût comme un reproche dont il était talonné. Quoi ! ils avaient, à eux deux, deux chevaux, deux tromblons, une trompe ! ils étaient grisés du spectacle d’une bataille et de l’odeur de mille kilos de poudre !… et ils fuyaient !

Dans sa colère, Maurin éperonnait son cheval, et le gros Pastouré, dont le poids écrasait la monture, avait peine à le suivre !

Maurin, qui avait « une grosse avance », s’arrêta sous le pin Berthaud, témoin naguère de sa victoire contre Césariot. Pastouré le rejoignit.

— Parlo-Soulet, dit Maurin, si nous retournions à Saint-Tropez ? si nous flanquions une tripotée aux gendarmes ? L’occasion est belle. Nous filons comme deux péteux. Fuir, toujours fuir, ça m’ennuie à la fin ! Il y a puis un moment où les sangliers traqués se retournent et font tête aux chiens. Je ne veux pas passer ma vie à être pourchassé. Si nous leur donnions, à notre tour, la chasse, aux gendarmes ?

« Sandri, si je calcule bien, doit, à cette heure, ou bien être arrivé à Sainte-Maxime ou bien, comme un plomb, être au fond de la mer ! Un des autres « brasse-carré » est tombé sur la place avec son cheval, je l’ai vu, et il n’a pas pu se relever à temps pour nous suivre… Celui-là doit avoir les côtes malades. Allons jouer un bon tour à ses collègues… Ils n’étaient en tout que quatre ou cinq.

— Et quel tour ? interrogea Pastouré, soucieux et prudent.

— Je n’en sais rien, répliqua Maurin, mais ayant pour nous deux chevaux, deux tromblons et une trompe ! et contre nous seulement trois gendarmes, nous avons bien sûr de quoi nous amuser un peu, quoi qu’à vrai dire je ne voie pas au juste comment.

Parlo-Soulet secoua la tête :

— C’est l’odeur de la poudre qui te rend fou. Rappelle-toi, Maurin, que c’est bien assez d’avoir affaire à la gendarmerie quand elle vous cherche… Ne la cherchons jamais de notre sicar (de notre propre mouvement). En avant !

Et Pastouré donna du talon à son cheval.

— Tu dis : « En avant » mais tu tournes le dos à l’ennemi ! lui cria Maurin.

Et il exhala un gros soupir.

Il comprenait cependant que Parlo-Soulet avait raison, et quoique à contre-cœur il le rattrapa au galop.

— Je dis « en avant », lui expliqua alors Pastouré, parce que des gendarmes, si tu en veux absolument, pour sûr nous en trouverons à la Foux. Il n’y a pas de bonne fête sans gendarme. Des gendarmes et des gardes, il y en aura à la Foux, sur le champ de course, où l’on a construit ces jours-ci des arènes de bois et où courent aujourd’hui des taureaux et des toréadors espagnols.

Maurin redressa l’oreille :

— Comment, s’écria-t-il… espagnols ? Tu es sûr qu’ils sont espagnols ?

— Espagnols du moins ils s’appellent, sur les affiches que j’ai lues.

— Espagnols ! répéta Maurin, consterné.

Et, dans un grand élan d’indignation sincère :

— Voilà donc les Espagnols à la porte de Saint-Tropez ! à la Foux ! à Cogolin ! le jour même de cette bravade qui nous renouvelle à tous comment, il y a des siècles, nous avons mis en fuite, après trois heures de combat, vingt et une galères espagnoles ! Voilà donc maintenant que les barbiers espagnols viennent nous faire la barbe, le jour même de la bravade ! Des Espagnols faire leur fête à côté de la nôtre ! Ils versent sous nos yeux le sang des bêtes innocentes, pendant que nos tromblons ne tirent qu’à poudre et font les vantards !… Les Espagnols, je pense, se foutent de nous !

Il serra son tromblon avec colère dans sa main qui frémissait.

Il éperonna son cheval. Un enthousiasme montait dans sa cervelle surexcitée. Il ne fuyait plus, il allait à un péril nouveau, inconnu. Il tournait un dos méprisant à la guerre civile et courait sus à l’étranger !

— Je crois, dit Pastouré gravement, que nous n’avons rien à craindre, présentement, de ces Espagnols !

— Et qui te l’a dit ? riposta vivement le mousquetaire. Tu sais bien, Parlo-Soulet, que j’ai mené plusieurs fois des étalons du Golfe jusqu’en Camargue, chez un grand propriétaire de là-bas qui voulait essayer de faire des croisements de nos chevaux de Grimaud avec les camarguais, qui descendent, comme les nôtres, des chevaux sarrazinois ou mauresques… Je connais donc les Espagnols !

— Je ne savais pas, dit humblement Pastouré, que la Camargue fût en pays d’Espagne.

— Elle est France, la Camargue ! reprit l’autre ; mais depuis quelques années, apprends que les Camarguais veulent être Espagnols.

— Tiens ! Je ne savais pas cela ! Et comment ? Et pourquoi veulent-ils être Espagnols ? se récria Pastouré.

— Voilà l’affaire, dit Maurin qui mit son cheval au pas, mouvement aussitôt imité par son compagnon fidèle… Voilà l’affaire : Dans la Camargue, qui est une île dans le Rhône et dans la mer…

— Elle est dans la mer ou dans le Rhône, cette île ? questionna le précis Pastouré.

— Dans tous les deux, vu qu’elle est dans le Rhône à l’endroit où il entre dans la mer.

— Et comment est cette île ?

— Il y a du sable, des marécages, des siagnes, des ajoncs, des enganes ; — tiens, ça ressemble aux marais des Salins d’Hyères et un peu à la plage d’ici, au fond du golfe.

— Je la vois, ta Camargue, dit Pastouré. Et qu’y a-t-il dans cette île ?

— Des gardians de chevaux et de taureaux sauvages.

— On y chasse ?

— De sûr ! tous les gibiers, le sanglier excepté… Pour t’en revenir à l’Espagne, dit Maurin, les gens de Camargue, chaque année, marquent leurs jeunes taureaux avec un fer rouge, afin de les pouvoir reconnaître et de savoir à qui ils appartiennent. On fait à cette occasion des jeux publics. On s’amuse avec les taureaux. Les gardians montrent leur adresse et leur force en se faisant poursuivre par les bêtes ; des fois, au moment d’être atteints, ils les évitent en sautant par-dessus, à la perche ; d’autres fois en posant le pied sur la tête du taureau, juste à l’instant où il baisse le front pour les embrocher avec ses cornes…

— Ils ont un fameux courage ! dit Pastouré.

— Peuh ! fit Maurin, j’ai essayé là-bas : j’ai réussi comme eux. Il faut être leste et ne pas perdre le sang-froid, voilà tout. Le taureau se retourne difficilement et un homme adroit l’évite sans trop de peine.

— Voilà un travail, interrompit Parlo-Soulet, qui me serait impossible à moi, gros comme je suis. Sais-tu que je pèse deux cent cinquante livres ?… je ferais péter toutes les perches, et, pour l’heure, le cheval que je monte doit regretter son gendarme !

— Pour t’en revenir aux Espagnols, reprit Maurin, on joue aussi en Espagne avec les taureaux, mais un jeu tout différent et qui n’est pas beau ! et que je n’aime guère !

— Je sais, dit Pastouré. On tue les taureaux devant tout le monde.

— Parfétemein ! On tourmente les bêtes ; on leur plante des flèches par tout le corps, comme on plante des épingles dans des pelotes. J’ai vu ça en Arles, où les Espagnols sont venus gagner beaucoup d’argent, pensant que leurs amusements de sauvages plairaient aux gens de notre Camargue. Il faut croire qu’en effet ils ont plu à ce peuple du Rhône puisqu’il s’est mis à réclamer le droit de donner de ces spectacles que les Espagnols appellent des courses de mort. En Provence, en fin de compte, comprends-tu, Pastouré ? les courses de taureaux étaient des jeux où il y avait bien du péril pour l’homme, mais où il n’y avait ni danger pour la bête ni cruauté contre elle. On ne la torturait pas.

— J’ai entendu raconter que la torture, dit Pastouré savant, a été abolie par la Grande Révolution.

— Tout justement. Eh bien, les Espagnols nous apportent en Provence la torture contre les bêtes. C’est dégoûtant ! Et tu vois ! d’après ce que tu m’annonces, les voilà maintenant aux portes de Saint-Tropez, les Espagnols ! Ah ! si je pouvais les empêcher, ces courses !

— En attendant que nous les empêchions ; moi, je les verrai volontiers, dit Pastouré, pourquoi je ne sais pas ce que c’est.

— Eh bien, allons-y, alors !

Ils poussèrent leurs chevaux vivement.

Les arènes de la Foux se trouvaient sur le chemin que devait suivre Maurin pour regagner sa cabane, où il comptait reprendre ses vêtements habituels.

Les chevaux galopaient.

Les deux amis ne tardèrent pas à arriver sur le champ de course de Cogolin, en vue des arènes de bois dont les planches étaient couvertes d’affiches mi-partie jaunes et rouges.

Jaune, rouge, c’étaient les couleurs de l’Espagne, le ruisseau d’or entre des rives de sang.

Ces affiches pullulaient ; on en avait collé sur le tronc de tous les pins parasols environnants.

— Tu vois ! dit Maurin, c’est le pavillon d’Espagne ! ils l’ont planté partout en terre tropézienne !… Eh bien, nous allons voir !

L’en-tête de ces affiches était rédigé ainsi :

Courses nationales du Midi
dites
GRANDES COURSES ESPAGNOLES
ou
COURSES DE MORT

Primera espada :
gonzalès tortillados el fuego bardillas
Le célèbre matador de Seville
ESPAGNE