L’Illustre Maurin/XXVIII

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E. Flammarion (p. 244-258).

CHAPITRE XXVIII


De l’invraisemblable mais authentique discord qui finit par mettre aux prises les deux fanfares de la commune de Bourtoulaïgue — et comment Maurin et Pastouré, se trouvant mêlés à cette effroyable querelle, en sortirent à leur honneur, après que ce dernier eut emprunté une clarinette à un musicien pour la prêter à un cheval.

Le bon Parlot-Soulet n’augurait rien de bon de la présence de Maurin aux fêtes de Saint-Tropez, en dépit de l’inviolabilité des bravadeurs.

François le matelassier le prévint. « Il courait des bruits qui étaient vilains ; on parlait d’une concentration, à Saint-Tropez, de toutes les brigades de la région des Maures ; on voulait en finir avec le braconnier ; les brigades étaient sans cesse à croiser sur les routes, à se communiquer des renseignements. » Bref, selon François, Maurin eût mieux fait, cette année, de ne pas assister à sa chère bravade.

Mais Maurin avait trop le sentiment de ce qu’on doit aux traditions nationales, il avait trop le respect instinctif du passé, père du présent, pour renoncer à son rôle de bravadeur.

Tonia n’avait rien entendu dire d’inquiétant ; elle voulut voir la fête illustre, et Orsini, ignorant la présence de Maurin à Saint-Tropez, y accompagna sa fille. Comme elle, il se montrait curieux de la célèbre bravade. Tous deux trouvèrent place à la fenêtre d’un premier étage, sur le quai, chez un ami d’Orsini.

La procession était en marche…

Parlo-Soulet, dragon à cheval, errait autour des corps de bravade, en véritable éclaireur, prêt à crier à Maurin : « Prends garde, voici l’ennemi ! »

Il avait parlé de ses craintes au capitaine de ville qui répliqua :

— Les gendarmes n’oseront jamais faire un pareil scandale. S’ils touchaient un bravadeur sous les armes, la ville entière se soulèverait et il y aurait un malheur. Ils n’oseront pas, croyez-vous-le, à moins d’un incident qui les autorise à intervenir, mais il n’y aura pas d’incident…

La bravade avançait, lente, saluant de temps à autre le saint porté sur un brancard, puis honorant d’une salve les notables à leurs balcons ou ceux qui, rencontrés dans la rue, se voyaient enveloppés tout à coup et subissaient le terrible honneur.

Étrange statue, celle du saint que portaient ses fervents !

Saint Tropez, décapité, est couché dans une barque comme dans un cercueil. À son côté repose sa tête. Un chien assis semble garder sa dépouille, et, perché sur le bordage du bateau, un coq veille…

Chaque fois que les gardes-saint honoraient l’image sacrée d’une salve bien nourrie, les tambours roulaient, les musiques sonnaient.

Deux fanfares, avaient, cette année-là, obtenu la permission de jouer leurs plus beaux morceaux à tour de rôle, à la suite de la bravade, et seulement, bien entendu, quand le capitaine de ville en donnait l’ordre.

Ces deux fanfares appartenaient toutes les deux à la commune de Bourtoulaïgue, voisine de Saint-Tropez et riche d’environ six cents habitants mâles.

Deux fanfares pour douze cents habitants environ, c’est trop. Quelques années auparavant, Bourtoulaïgue ne possédait qu’une seule fanfare : la Gloire de l’Harmonie. Mais la Gloire de l’Harmonie ayant eu à sa tête un chef d’opinion républicaine avec épithète, lequel avait jugé bon de se présenter aux élections communales, les républicains sans épithète avaient, de leur côté, jugé bon de créer une seconde société musicale. Et ainsi la Victoire de la Symphonie était née d’un désaccord.

Personne à Bourtoulaïgue ni en France n’avait compris l’utilité de cette deuxième fanfare, mais l’esprit de colère et de lutte est aveugle. Il emploie souvent ses énergies au hasard, et c’est pourquoi Bourtoulaïgue avait maintenant deux fanfares pour douze cents habitants, soit cent vingt musiciens, soit environ un musicien pour six Bourtoulaïguois mâles.

Et les deux fanfares étaient, comme de juste, en lutte constante.

La Gloire de l’Harmonie prenait ses vermouts dans un certain café, et la Victoire de la Symphonie prenait ses absinthes dans un autre.

Il en résulta que les deux patrons des deux cafés, qui étaient deux frères, se brouillèrent à mort. Ils n’avaient plus qu’un rêve, ils le disaient du moins : se manger le foie.

Quand la Symphonie demandait au maire la permission de jouer sur la place publique de Bourtoulaïgue à une heure déterminée, l’Harmonie était aussitôt prise d’un besoin, impérieux comme la colique, de se faire entendre exactement à la même heure et précisément sur la même place. La population bourtoulaïguoise, divisée par les mille potins insignifiants qui sont le fond déjà banal de la vie au village, était désormais déchirée cruellement par l’âpre rivalité de ses deux fanfares.

Il faudrait remonter, dans l’histoire de France, à la guerre de Cent ans, aux Armagnacs et aux Bourguignons, pour retrouver haine pareille à celle qui animait l’une contre l’autre les deux fanfares de Bourtoulaïgue, Var (postes et télégraphes).

Un des deux boulangers de Bourtoulaïgue étant mort, sa boutique resta fermée quelque temps. C’était le boulanger de la Symphonie.

La Symphonie se demanda aussitôt si elle ne créerait pas une boulangerie spéciale, bien à elle, ou si elle ne ferait pas venir son pain, tous les jours, à dos de mulet ou par le bateau, de Saint-Tropez.

Cette dernière opinion prévalut en assemblée générale. Membres honoraires et membres actifs votèrent comme un seul homme la mise à l’index ou boycottage du boulanger qui pétrissait le pain de l’Harmonie ; il fut décrété que le trombone, qui était pêcheur, irait tous les jours à Saint-Tropez avec son bateau chercher le pain de la Symphonie.

— Et quand donc irai-je à la pêche ? demanda-t-il.

— Tu n’iras plus, lui fut-il répondu ; nous te nommons notre préposé à la fourniture du pain. La Symphonie te paiera ton travail ; nous augmenterons les cotisations de nos membres honoraires, voilà tout.

C’était s’exposer, en cas de tempête, à la famine ; mais rien n’est héroïque comme la haine et la musique, mêlées ensemble et s’exaspérant l’une l’autre.

On le vit bien à quelque temps de là. Un terrible coup de mistral ayant en effet pendant six jours retenu dans le petit port les embarcations de Bourtoulaïgue, les membres de la Symphonie faillirent périr en masse, faute d’un croûton de pain à se mettre sous la dent, car, le premier jour, pas un n’alla acheter du pain chez le boulanger de la société rivale. Bel exemple de stoïque énergie, s’il eût été donné pour une meilleure cause !

Et pas un exécutant ne céda. Le second jour, la Symphonie, transformée en société chorale, parcourut les rues de Bourtoulaïgue en chantant :

Mourir pour la Symphonie
Est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

Heureusement les femmes se montrèrent moins entêtées que les hommes. Pour nourrir leurs enfants elles consentirent à acheter du pain dans leur village natal, chez le boulanger de l’Harmonie.

Celui-ci se refusa d’abord à leur en vendre, mais M. Cabissol, informé des incidents de Bourtoulaïgue, y était accouru pour étudier le phénomène ; il télégraphia au préfet qui télégraphia au maire, et l’Harmonie dut nourrir la Symphonie !

Cette inqualifiable lâcheté des épouses et des mères rendit insolents les membres de l’Harmonie. Ils ricanaient sur le passage d’un membre de la Symphonie. C’était un mot d’ordre. À peine apercevaient-ils un de leurs ennemis qu’ils faisaient aussitôt semblant de mâcher quelque chose et se frottaient l’estomac d’un air de jouissance gourmande. Allusion impardonnable aux tortures de la faim qu’avaient dû subir leurs rivaux.

Le membre le plus vaillant de la Symphonie, étant célibataire, avait jeûné deux jours. Il reprocha aux autres leur faiblesse. Ils se fâchèrent. Il donna sa démission… et se fit aussitôt recevoir membre de l’Harmonie.

Le ministre de l’Intérieur fut prévenu, la commune fut surveillée. Cet état de choses ne pouvait durer. Pour le 14 juillet, le préfet exigea que les deux musiques ennemies jouassent ensemble l’aubade traditionnelle à M. le maire. Les deux fanfares se récrièrent. Mais on les menaça de la dissolution. Alors, elles se soumirent, — mais comme on n’avait pas pris soin de désigner le morceau de musique qui devait être exécuté sous les fenêtres du maire, il se trouva qu’elles attaquèrent simultanément l’une la Marseillaise, et l’autre la Bourtoulaïguoise, chant de guerre composé par le chef de la Symphonie.

— Il faut fondre les deux fanfares en une seule, opina le receveur buraliste, et les appeler : Le Triomphe de la Cacophonie.

Le maire se sentait devenir fou. On ne se mariait plus à Bourtoulaïgue qu’entre partisans de la même fanfare. Or, affirmait le maire qui était médecin, le croisement est le seul salut des races dégénérées.

Les choses en étaient là quand arriva la fête de Saint-Tropez. Mais le capitaine de ville avait un beau-frère dans l’Harmonie de Bourtoulaïgue et un autre beau-frère dans la Symphonie.

Il fit dire en conséquence aux deux musiques qu’il comptait sur leur dévouement commun et leur égal respect pour saint Tropez déjà martyr ; qu’elles devaient toutes deux oublier leurs querelles provisoirement, du moins hors du territoire de Bourtoulaïgue ; et qu’elles pourraient figurer toutes les deux à la bravade, si elles s’engageaient à jouer sagement l’une après l’autre, — car, ajoutait-il, « le soleil luit pour tout le monde ».

Les deux fanfares acceptèrent…

Hélas ! l’odeur de la poudre est une suggestive odeur. Forcés de porter, durant des heures, sous leurs bras leurs instruments muets tant que parlait la poudre, les deux fanfares s’impatientaient. Chacun de leurs membres brûlait du désir de se faire entendre, admirer, applaudir. Elles se regardaient de travers, paisibles au milieu d’un excitant fracas de guerre ! Elles piétinaient, honteuses de leur inaction, tandis que grondait autour d’elle le tonnerre des batailles. Et à chaque décharge d’artillerie, tous les musiciens contemplaient piteusement le pavillon des cornets à pistons et des bugles, et ils regrettaient que les trombones ne fussent pas des tromblons.

On sait que l’histoire raconte comment le grand saint Tropez, décapité à Pise, fut déposé et couché sans tête dans une embarcation en compagnie d’un chien et d’un coq — et lancé ainsi à la mer… La Providence le fit aborder sur le rivage auquel il a donné son nom.

Le groupe de bois sculpté, porté à dos d’homme et représentant le saint, le chien et le coq, dans la barque, — dominait les têtes innombrables de la foule. Cette glorieuse image intimidait seule les fanfares ennemies.

On entendit l’une des grosses caisses murmurer : « Ah ! si le saint n’était pas là ! »

Mais le saint était là, et il fallait bien le respecter.

On arriva ainsi sur le quai où se dresse la statue du Bailli de Suffren, et sous la fenêtre même d’où Tonia, assise près de son père, regardait de tous ses yeux l’imposante cérémonie.

Sur la place tout le monde se rangea en bel ordre, chaque corps de bravade à son rang.

On fit aligner les deux fanfares, l’une à droite, l’autre à gauche de la statue du grand amiral, face à la mer, dos aux maisons…

Et Maurin, le beau mousquetaire, saluait de l’épée sa dame à la fenêtre, en faisant exécuter une courbette à son cheval… quand tout à coup le dragon éclaireur Parlo-Soulet lui vint murmurer quelque chose à l’oreille :

— Prends garde, Maurin ! je flaire une manœuvre de Sandri. Les gendarmes de Saint-Tropez n’oseront pas bouger ; mais ceux que je vois arriver là-bas ne sont pas de Saint-Tropez. Ils ne craindront pas de faire offense à la population. Ouvre l’œil !

— Où sont-ils ?

— Là, à l’entrée de la rue par où arrive la queue de la procession. Et d’autres peut-être vont garder les autres sorties, et alors tu seras comme un rat au fond d’une ratière, mon pauvre !

— Non, dit Maurin, avec un geste large : la mer est libre : je sauterai s’il le faut dans une chaloupe, ou bien je lancerai mon cheval à la nage.

Et rrrran !… calme sur son cheval fougueux, il déchargea coup sur coup deux tromblons… rrrran !

Énervés, les chevaux des mousquetaires tournaient sur eux-mêmes à chaque décharge ?

À l’ordinaire, les cavaliers ne portent pas de tromblons.

En revanche la plupart des bravadeurs à pied, en bottes, vêtus de nos jours à peu près comme des grognards de Napoléon Ier, l’image du grand Saint Tropez peinte sur leur shako, — n’ont pas moins chacun de deux tromblons ! Dès qu’ils en ont déchargé un, leur écuyer leur en présente un autre et recharge aussitôt le premier.

Porter un tromblon à cheval, c’était une fantaisie, une audace de Maurin, la bravade dans la Bravade.

Maurin avait deux écuyers et trois tromblons… et rrrrrran !

Or chacune des deux fanfares adversaires se considérait comme incarnée tout entière dans son chef.

Hélas ! il était à prévoir que les deux chefs finiraient par se prendre de querelle ! Et ce fut là, en plein quai, dans une ville étrangère et amie, en présence du bailli de Suffren et du grand saint Tropez !

À travers les assourdissants tonnerres des tromblons, ils échangèrent les plus graves injures, on n’a jamais bien su lesquelles. Tels les chefs homériques, ils se bravaient d’une voix stridente, qu’on entendait grincer entre deux pétarades. L’odeur de la poudre aidant, ils s’avancèrent enfin l’un vers l’autre, leur noble bâton de chef d’orchestre levé et menaçant !

Aussitôt, d’un irrépressible mouvement, les deux fanfares, poussées par un destin inéluctable, se jetèrent l’une contre l’autre, en désordre, chacun choisissant, dans les rangs des rivaux, son pire ennemi. Les apostrophes malignes se croisèrent dans l’air. Vainement le capitaine de ville fit un signe à ses mousquetaires qui opérèrent un mouvement pour séparer les deux troupes. Trop tard ! ils n’empêchèrent pas le choc de deux ophicléides. Ce fut le signal d’une mêlée générale.

Les deux armées musicales, lancées l’une contre l’autre, levèrent ensemble, avec des bras furieux, leurs instruments, massues légères et pourtant redoutables.

À toutes les fenêtres du quai, les femmes désespérées tendirent des mains suppliantes vers le ciel vainement imploré !…

Alors, du fond de la place, les gendarmes accoururent au petit trot !

— Sauve-toi, Maurin ! cria le dragon Pastouré.

— Pas encore ! dit le mousquetaire Maurin. Et il déchargea un tromblon ironique… rrran !

Ce bruit rappela à eux-mêmes les bravadeurs qui, depuis un instant, étaient restés immobiles, muets d’étonnement et de curiosité :

Trente tromblons à la fois partirent seuls… rrrrran !

— Nous engageons le clergé à se retirer, dit un gendarme au curé. L’affaire devient vilaine.

En hâte, pour éviter le spectacle d’une bataille qui s’annonçait cruelle, digne des temps néroniens, le clergé se sauva en retroussant sa soutane, tandis que les porteurs du saint, héroïques dans leur robe pourpre, le posaient à terre et formaient autour le bataillon carré.

Maurin et Pastouré étaient encore séparés des gendarmes par les deux fanfares, c’est à-dire par une inextricable mêlée de deux cent quarante guerroyeurs !

— Arrêtez, fanfares ! vous manquez à tous vos devoirs, à toutes vos promesses ! cria d’une voix retentissante et vaine, au milieu du tumulte, le capitaine de ville qui élevait, au bout de son bras chargé de broderies étincelantes, sa pique naguère obéie…

Il y eut parmi les combattants un peu d’hésitation. Le tumulte parut s’apaiser. Le capitaine de ville reprit :

— C’est moi, — ne l’oubliez pas — qui suis ici le seul chef, le chef absolu !… Messieurs les gendarmes, de grâce n’intervenez pas, ou je ne réponds plus de rien. Mon autorité doit suffire ; je représente une tradition qui est souveraine ; il y a des siècles qu’elle n’a pas été méconnue ! Allons, c’est assez ! que l’Harmonie et la Symphonie se séparent à ma voix et qu’elles profitent de cette circonstance, pour ne plus faire qu’une seule société musicale. Certes, ce serait un miracle, mais ce n’est pas le premier qu’on devrait au grand saint Tropez.

Le chef, sur ce mot, exécuta avec sa pique un signe involontaire. Les bravadeurs crurent qu’il ordonnait une salve… et rrran ! cinquante tromblons partirent seuls !

— C’est cela, saluez, bravadeurs ! (s’écria-t-il habilement, dans l’espoir de désarmer à force d’éloquence la rage des deux fanfares hésitantes et la résolution des gendarmes incertains) ; c’est cela ! saluez en l’honneur des fanfares ! Entourez-les ! cernez-les ! et saluez encore !

Et de sa pique il fit un nouveau signe.

Les deux musiques furent entourées aussitôt par tous les corps de bravade… et rrrrran !… On eût pu croire que la ville entière sautait jusqu’aux nues dans l’incendie d’une poudrière…

Coup fatal ! quelques cailloux, soulevés par le souffle tout-puissant des tromblons, frappèrent au visage les musiciens qui en étaient encore à se menacer les uns les autres, à s’insulter à travers le vacarme… et cette impression inattendue déchaîna la rage des combattants qu’on voulait apaiser. On eût dit que la poudre enflammait littéralement les colères… Et les pistons, les bugles, les trombones, les saxophones entrèrent en danse ! On vit s’élever et s’abaisser, comme autant de tomahawks, les hautbois, les ophicléides et les trompes de chasse… Ce fut un hourvari indescriptible. Massues d’abord, puis boucliers aussitôt, les instruments de cuivre se bossuaient les uns les autres ; quelques-uns échappaient aux mains des combattants qui, pour les ravoir, se précipitaient les mains tendues vers le sol, et aussitôt, bousculés, roulaient à terre, à demi écrasés. Les mousquetaires à cheval, non plus que les gendarmes, n’osaient s’élancer dans cette cohue, de peur de blesser les musiciens irrités ou les élèves de Lougeon qui, montés sur les chivàous frux et empêchés dans leurs étoffes flottantes, enfouis dans leur cartonnage, cherchaient vainement à se sauver, et dont quelques-uns tombaient en hurlant, les quatre fers en l’air !

À sa fenêtre, Tonia révélait avec allégresse sa nature violente : « Mon Dieu ! qu’ils sont drôles ! » s’écriait-elle en battant des mains. Et elle riait aux éclats, heureuse de voir si belle bataille.

À ce moment le dragon Pastouré aperçut le gendarme Alessandri qui, bien droit en selle sur un gigantesque cheval, manœuvrait de façon à placer Maurin entre deux groupes de gendarmes.

— Gueïro, Maourin ! guette, Maurin ! Attention !

— Laisse-z-y faire ! dit Maurin. J’ai l’œil où il faut !

Sandri arrivait sur lui, mais Maurin, au moment où l’un des musiciens combattants élevait très haut sa trompe de chasse dans l’évidente intention de la laisser retomber sur le crâne d’un ennemi, s’empara de cet instrument, l’emboucha aussitôt et, toujours calme sur son fougueux cheval de guerre, il en tira une sorte de barrissement si inattendu et si affreux que la monture de Sandri, en arrivant près de la sienne, fit un écart formidable, glissa des quatre pieds et tomba… envoyant rouler à quinze pas le plus joli des gendarmes.

D’un bond, Sandri, s’étant relevé, releva son cheval et se remit en selle, car il avait reconnu là-haut, à une fenêtre, Tonia qui riait comme une folle !

Tout en rassemblant sa bête, il l’éperonna rageusement. Furieuse, elle érigea superbement sa courte queue.

Or Pastouré, le dragon, veillait. Il saisit au vol une clarinette qui, bondissant en l’air sous le coup d’un tampon de grosse caisse, passait par là, et prompt comme l’éclair, sautant à bas de son cheval, il enfonça, d’une main sûre, cet instrument à anche dans le pertuis naturel qui béait sous la queue du cheval de Sandri.

Et ce faisant, Pastouré disait allègrement :

— Peut-être qu’il s’envolera !

Il s’envola en effet, — c’est du moins ce qu’on raconte. Il bondit comme s’il eût eu des ailes.

Sentant à la fois l’outrage aigu et la blessure profonde, serrant ses énormes fesses rondes, abaissant et pressant sa queue, si fière naguère, contre l’étrange queue postiche dont il ne pouvait deviner la nature, se croyant atteint, au milieu de cette guerre tonitruante, par quelque lance mortelle, le noble animal s’enleva des quatre pieds et, voyant devant lui s’ouvrir la vaste mer rafraîchissante, il s’y élança, emportant son cavalier qui s’épuisait en efforts inutiles et ridicules pour le maîtriser.

Noble et malheureux animal ! la douleur qu’il espérait fuir le suivait obstinément ! Et droit devant lui, sans s’occuper du désespoir et de la honte de son gendarme il nageait, nageait, filant toujours tout droit, comme attiré par l’autre rive du golfe !… Il nageait.. il fendait les eaux bleues. Pastouré lui jeta un regard de pitié.

— Pauvre de lui, pechère ! dit-il. Il ira comme ça jusqu’à Sainte-Maxime !… Il espère toujours la perdre en route (il parlait de la clarinette). C’est pour la laisser en arrière qu’il file si vite… mais je ne crois pas qu’il la perde. Il la tient trop bien !

« Un cheval, un cheval, mon royaume pour un cheval ! » criait en pleine bataille Richard III d’Angleterre démonté.

Plus heureux qu’un tel roi, Pastouré n’eut qu’à se remettre lourdement en selle.

— Victoire ! cria Maurin en saluant de son chapeau empanaché la belle Tonia qui riait au balcon, là-bas.

— À présent que nous sommes vainqueurs, dit Pastouré à Maurin, nous pouvons détaler…

Maurin lui passa un de ses tromblons, et tous deux, enfilant les rues tortueuses, gagnèrent par un détour habile la grand’route qui, longeant le golfe de Saint-Tropez, conduit à Cogolin.

Pendant ce temps, si l’on en croit la légende, le cheval de Sandri, toujours nageant et portant toujours son cavalier, approchait de la plage de Sainte-Maxime, délicieuse petite ville qui fait face, de l’autre côté du golfe, à la fière cité tropézienne.

Les gardiens du sémaphore de Sardinaux qui domine Sainte-Maxime braquaient leurs lunettes marines sur l’objet mouvant qu’on apercevait là-bas, au milieu des eaux tranquilles du golfe…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit un des gardiens.

L’autre, ayant regardé longtemps, prononça :

— C’est drôle ! on dirait Napoléon qui revient de l’île d’Elbe.

— Comment ! encore ! s’écria le premier, incrédule et distrait sans doute.

Mais comme il avait « de la lecture », il réfléchit un moment et ajouta :

— Non, non, c’est impossible !… l’histoire ne se recommence pas.