L’Image du monde/Rédaction en prose

La bibliothèque libre.
Texte établi par O. H. Prior, Librairie Payot & Cie (p. 7-11).

Rédaction en prose. — Comme ouvrage d’éducation l’Image du Monde en vers devait avoir un grand avantage : sa forme même était une aide à la mémoire.

Nous sommes donc étonnés de voir paraître une troisième rédaction, cette fois-ci en prose. Toutefois le succès a justifié l’auteur : c’est cette dernière version qui a été traduite en différentes langues ; le premier livre illustré imprimé en Angleterre, c’est l’Image du Monde en prose ; et c’est elle enfin dont nous offrons l’édition.

Date de la rédaction en prose. — Neubauer[1], décrivant les manuscrits hébraïques de l’Image, en vient à la conclusion que la traduction a été faite d’après un manuscrit en prose, vers 1280, c’est-à-dire quelques années seulement après la composition du manuscrit original de 1246 (n. s.).

La question de la date de notre rédaction en prose est si intimement liée à celle de l’auteur qu’il est impossible de les séparer. Nous devons donc anticiper en partie sur un chapitre à venir pour prouver la thèse suivante : La rédaction en prose a été composée, peut-être en 1246 (n. s.) mais certainement avant la seconde rédaction complète, par l’auteur même de la première rédaction en vers.

Notre opinion est basée sur les faits suivants :

I. Trois des manuscrits de la rédaction en prose donnent le nom de l’auteur ; le seul manuscrit de la première rédaction en vers qui soit signé nous donne le même nom.

II. Le chapitre sept de la seconde partie de l’Image est traduit littéralement d’un chapitre correspondant de Jacques de Vitry[2] ; l’ordre même des matières est maintenu.

Mais dans la rédaction en vers il manque un passage qui évidemment a paru obscur au traducteur. Dans la rédaction en prose, au contraire, ce passage est traduit[3], mais d’une manière absolument inintelligible.

Nous en concluons que l’auteur des deux rédactions (i. e. la première rédaction en vers et la rédaction en prose) est le même, car il est peu probable qu’un remanieur quelconque se fût donné la peine de trouver la source du chapitre et de le compléter en traduisant de son mieux le passage omis dans la première rédaction. Mais pour l’auteur de l’original le cas est différent : son chapitre n’est pas complet ; il y manque un passage, peu important il est vrai, dont la difficulté lui a paru insurmontable en composant sa première rédaction ; sa vanité de traducteur est en jeu ; il se décide à introduire le paragraphe dans sa rédaction en prose : avec quel succès, nous l’avons vu.

Ajoutons qu’il s’agit ici d’une hypothèse dont le contraire est également soutenable : le passage pourrait s’être trouvé dans l’original et avoir été supprimé par un premier copiste. Il est évident que les deux points de vue ont une valeur absolument égale en tant qu’ils reposent tous deux sur une supposition.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que le passage manque aussi dans la seconde rédaction en vers. Car si l’auteur des deux rédactions en vers est le même[4], il a dû réaliser son impuissance à rendre le passage d’une manière intelligible et l’avoir par conséquent définitivement omis ; ou bien l’auteur de la seconde rédaction en vers n’est pas le même que celui de la première, et dans ce cas il n’a pas eu à se préoccuper d’un passage qui ne se trouvait pas dans son original.

III. L’original de la rédaction en prose a été écrit en Lorraine, tout comme celui de la rédaction en vers[5] : dans le texte de tous les principaux manuscrits nous trouvons des traces du dialecte lorrain, traces qui doivent être dues à l’auteur même, puisqu’elles se retrouvent dans les manuscrits dont le copiste emploie un dialecte différent.

IV. Enfin, la rédaction en prose est antérieure à la seconde rédaction complète, car il n’y est pas fait mention des voyages de l’auteur en Sicile et en Syrie.

En résumé, nous voyons que l’auteur de la rédaction en prose signe son ouvrage du même nom que celui de la première rédaction en vers, qu’il emploie le même dialecte, qu’il se sert des mêmes sources, qu’il complète même un chapitre par la traduction peu réussie d’un passage sans importance et obscur pour lui, et qu’enfin il ne fait aucune mention de voyages en Sicile et en Syrie, trait si frappant de la seconde rédaction complète.

Nous appuyant sur les faits précédents, nous pouvons, semble-t-il, admettre l’identité de l’auteur de la première rédaction en vers et de la rédaction en prose, et fixer la date de cette dernière à une époque entre 1246 et la composition de la seconde rédaction.

Il n’y a même aucun argument sérieux contre l’adoption de la date mentionnée dans tous les manuscrits en prose : 1245 (v. s.). La tâche de l’auteur n’aurait certes pas été impossible : Caxton qui a traduit l’Image en anglais nous informe qu’il a commencé son ouvrage le 2 janvier 1480 et qu’il l’a terminé le 8 mars de la même année[6]. Le dérimeur français n’a guère dû prendre plus longtemps à compléter sa tâche que le traducteur anglais. Ainsi notre auteur a aisément pu remanier son ouvrage entre le 6 janvier 1246 et la fin de cette même année.

Rédaction en prose et première rédaction en vers. (Leur étroite parenté.) — Sous un rapport surtout la rédaction en prose nous est précieuse : elle est absolument calquée sur la première rédaction en vers. Elle est divisée en trois parties ; elle répète, comme d’ordinaire, à deux reprises, la date 1245 (v. s.). La reproduction du texte rimé est si fidèle que souvent les rimes mêmes sont conservées, et nous n’avons aucune difficulté à reformer les vers.

Cela seul fait de la rédaction en prose un instrument indispensable, à défaut du manuscrit original en vers, pour une reconstitution parfaite du poème.

Une comparaison des passages suivants montrera le peu de différence qu’il y a entre les deux versions, et prouvera de plus, s’il y a jamais eu du doute à cet égard, l’antériorité de la première rédaction en vers. Les rimes que l’on retrouve partout, à chaque page même, de la rédaction en prose nous fournissent une preuve évidemment irréfutable : une simple coïncidence ne saurait expliquer un phénomène pareil.

Manuscrit de la première rédaction.
Prose, folio 119 D.

Et fu de petite estature
Le dos corbe un po par nature ;

Et fu de petite estature et un poi courbés le dos par droite nature.

Et aloit la teste baissant,
Adès vers terre regardant[7].

Et aloit la teste baissant et regardant devers terre.

....Mais les gens d’ore
Pansent ore plus a autre afaire
Por lor lasses piax grasses faire,
Que si tost vont a porriture,
Por lor vilaine norriture
Qui les livre a honteus essil.
Ensi ne faisoient pas cil,
Car ne querroient fors mangier
Tant qu’il peüsent alegier
Lor faim, por lor cors sostenir
Et lor vie en santé tenir[8].

Mès les genz qui orendroit sont pensent plus a leur lasses pances emplir et engressier, qui si tost viennent a pourreture, por leur norreture vilaine qui les livre a painne et a honte. Cil ne faisoient pas ainsi, car il ne queroient menger fors seulement qu’il peüsent alegier leur fain, pour leur cors soutenir et tenir en santé[9].

Comme on le voit, le procédé de l’auteur est fort simple : il change à peine les mots, les rimes se retrouvent presque toujours intactes. Mais les inversions disparaissent ; quelques mots ajoutés donnent à la phrase l’apparence voulue de la prose, tout comme dans le temps un emploi judicieux de chevilles servait à bâtir nos vers latins.

Disons-le : l’Image du Monde n’a rien gagné à ce changement, et, quelle que soit la valeur du poème, nous ne réclamons pas une place bien élevée pour ce dernier remaniement, dans la littérature française, même dans celle du moyen âge. L’auteur s’est montré purement et simplement un éducateur, mais non pas un styliste.

Dans ce cas, dira-t-on, pourquoi ne pas s’en tenir à une édition du poème ? La réponse est facile : la supériorité littéraire de la rédaction en vers est plus que compensée par l’importance historique de la version en prose ; car c’est par celle-ci que nous nous trouvons rattachés directement à une des époques les plus intéressantes de la littérature anglaise : l’époque de Caxton et de l’introduction de l’imprimerie.

La version anglaise. — En 1480 Caxton traduisit l’Image du Monde en anglais, et l’imprima à Westminster en y ajoutant des gravures sur bois, chose inconnue en Angleterre jusqu’alors.

Grâce à de fréquents séjours à Bruges, le célèbre imprimeur avait acquis une connaissance parfaite de la langue française. Son choix de l’Image prouve l’importance de notre encyclopédie, même à cette époque. Cet ouvrage obtint en Angleterre autant de succès qu’en France. Caxton lui-même en a publié deux éditions[10]. Un certain Lawrence Andrewe en fit paraître une troisième à Londres en 1527.

Imprimés français. — La rédaction française en prose a aussi été imprimée deux fois à Paris : par Michel le Noir en 1501, et par Alain Lotrian en 1520. Toutes ces éditions sont rares et ont une grande valeur[11].

Traductions hébraïques. — Outre la traduction en anglais, on connaît une version de l’Image en judéo-allemand, et deux en hébreu qui diffèrent sous certains rapports.

Neubauer[12] suppose que la traduction hébraïque a été faite en 1273 à Malines par un Juif, Hagins, qui est peut-être le même que Haginus Deulecret, grand-rabbin de Londres, où les Juifs français étaient nombreux.

  1. Neubauer, dans Romania V (1876) p. 129 s., 131 s. ; cf. p. 11.
  2. Jacques de Vitry, Historia Hierosolomitana (Douai 1597) ch. 93.
  3. Pour ce passage et le latin correspondant, voir f° 75 c note.
  4. Cf. p. 14 s.
  5. V. plus haut p. 2.
  6. L’information de Caxton est intéressante, car, par elle, nous pouvons juger combien de travail un homme était capable de faire en un temps donné au moyen âge.
  7. Manuscrit cité par Fant (o. c. p. 25).
  8. D’après Fant (o. c. p. 19).
  9. F° 14 a.
  10. Ces éditions ne sont pas datées, mais, d’après certains signes extérieurs et la comparaison avec d’autres imprimés de Caxton, on fixe généralement la date de la première édition à 1481, et de la seconde à 1490.

    Les exemplaires connus du Mirrour of the World (c’est ainsi que Caxton intitule sa traduction) sont assez nombreux. Seymour de Ricci, dans son ouvrage si complet sur les incunables de Caxton (A Census of Caxtons. Printed for the Bibliographical Society at the Oxford University Press. 1909), mentionne 33 exemplaires de la première édition, et 19 de la seconde.

    La Early English Text Society de Londres a sous presse une reproduction annotée de l’édition de 1481, contenant les gravures sur bois de Caxton en fac-simile.

    Cf. le chapitre sur la filiation des manuscrits, p. 18 s.

  11. E.-D. Grand (o. c. Positions de thèses 1885) mentionne un exemplaire à Paris (Bibl. Nat. impr. D. 3782. Rés.) et un à Oxford (Bodl. Douce. M. M. 483). Il faut ajouter à cette liste : British Museum 568. e. 16 (éd. de 1520), et 697. D. 22 (éd. de 1501).
  12. V. A. Neubauer, dans Romania t. V (an 1876) p. 129-139, et dans l’Histoire Littéraire, t. XXVII p. 500 s. ; cf. p. 8.