L’Image du monde/Seconde rédaction en vers

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Texte établi par O. H. Prior, Librairie Payot & Cie (p. 4-7).

Seconde rédaction en vers. — Après un intervalle de deux ans à peine, en 1248[1], une seconde rédaction refondue est composée, augmentée d’environ quatre mille vers, et divisée en deux parties seulement. Fant en a fait une étude spéciale. Nous en connaissons dix-neuf manuscrits[2] qui tous contiennent, après une Vie de saint Brandan, les vers suivants :

En .IX. jorz de marz l’ai parfait
Mil .CC. anz .XL. et .VII.

Date de la seconde rédaction. — Comme on le voit, la date est ici confirmée par les nécessités de la rime. L’auteur n’hésite pourtant pas à répéter à la fin de son ouvrage le vers du poème original :

Mil .CC. XLV ans.

Théorie de Langlois sur les dates de l’Image du Monde. — Jusqu’ici les dates de l’Image du Monde n’ont paru offrir aucune difficulté. Mais dernièrement Langlois, dans son ouvrage sur la Connaissance de la nature au moyen âge, a proposé une théorie qui complique singulièrement les choses.

Cette théorie est basée sur le prologue exceptionnel du manuscrit Harley 4333, et plus particulièrement sur le passage suivant :

Fo 1 a.En l’an de l’Incarnacion
Jhesu, nostre redemption,
mil .CC. ans qarante sis
fui d’un livre faire pensis
de tote l’ymage del monde[3].

Selon Langlois (o. c. p. 62), la date 1246 (v. s) se rapporte à la première rédaction qui a été terminée le 6 janvier 1247 (v. s.) ; la date de la seconde rédaction est inconnue, et de même celle du manuscrit Harley.

Le savant critique admet que la leçon 1245 est fortement garantie par la grande majorité des manuscrits et par l’explicit des manuscrits de toutes les rédactions. Cependant il écarte cette date pour la seule et unique raison que Harley mentionne 1246 comme étant l’époque où le plan de l’Image du Monde lui est venu à l’esprit[4].

Il paraît pourtant évident que le vers cité (fui d’un livre faire pensis) se rapporte simplement à la rédaction du manuscrit Harley lui-même qui diffère tellement, soit comme plan, soit comme matière, de la première rédaction.

Langlois[5] attribue l’explicit commun à tous les manuscrits de toutes les rédactions à un simple copiste dont l’influence a conduit à contaminer la vraie date, 1247, au ch. 17 du livre III, et sur ce point il cite Fant[6]. Le critique suédois n’exprime cependant aucun doute sur la date, 1245 (v. s.).

Quant au copiste, auteur supposé de l’explicit, c’est gratuitement que Langlois l’accuse d’avoir mal lu son original et d’avoir mis 1245 au lieu de 1247.

D’ailleurs nous nous expliquons mal pourquoi les copistes des manuscrits de la première rédaction seule se seraient laissé influencer par cette date, 1245, au point de l’introduire au ch. 17, tandis que ceux de la seconde rédaction, apparemment plus rétifs, maintiennent 1247 dans le texte, et 1245 à l’explicit[7]

Enfin, selon Langlois (o. c. p. 59), la date si précise du 9 mars (1247), qui se trouve dans Harley 4333 aussi bien que dans les autres manuscrits de la seconde rédaction, ne doit s’appliquer qu’au long fragment de 1740 vers sur les voyages de saint Brandan. Cette conjecture n’enlève pas sa valeur à la date 1247.

En résumé la théorie de Langlois peut paraître séduisante ; mais pour l’admettre il faut 1o nier sans raison sérieuse la date 1245 (v. s.), 2o faire preuve d’incrédulité en repoussant le témoignage de tous les manuscrits de toutes les rédactions, à quelques exceptions près, et 3o refuser d’admettre les calculs mêmes de l’auteur qui confirment la date 1245.

De nos arguments précédents, les conclusions correctes se dégagent, semble-t-il, d’elles-mêmes : 1o L’auteur de l’Image du Monde termine sa première rédaction le six janvier 1245 (v. s.). — 2o Il conçoit l’idée d’une seconde rédaction refondue et considérablement augmentée en 1246 (v. s.). — 3o Il en termine en 1247 (v. s.) une rédaction intermédiaire qui nous est connue par le manuscrit Harley 4333. — 4o Comme résultat de ses voyages en Sicile et en Syrie, il ajoute quelques passages à son ouvrage et produit ainsi la seconde rédaction complète : celle-ci a vu le jour après la composition du manuscrit Harley.

  1. 1247 vieux style.
  2. Grand mentionne seize manuscrits de la seconde rédaction (v. E.-D. Grand, dans École Nationale des Chartes. Positions de thèses par les élèves de 1885, p. 81-84 ; et dans École Nationale des Chartes. Positions de thèses par les élèves de 1886, p. 83-88). Le manuscrit Caius College 384 est de la seconde rédaction, et non pas de la première, comme le dit Grand. Il faut donc l’ajouter à cette liste-ci (v. p. 2, n. 8*). On connaît de plus : Stuttgart, poet. 16 (v., sur ce manuscrit, un article dans Serapeum [Leipzig, 1848] vol. IX p. 116), et Cheltenham, Phillipps 3655. P. Meyer a fait une étude spéciale de ce dernier manuscrit, de celui de la Bibliothèque Nationale, fr. 14961, contenant une interpolation provençale ; et enfin du manuscrit du Musée britannique Harley 4333. Quoique ce dernier se distingue sous certains rapports de tous les autres manuscrits, nous le joignons à la liste de la seconde rédaction dont il possède tous les traits distinctifs. Nous revenons plus loin (p. 5 n. 1) sur ce manuscrit important. (V. sur le manuscrit Phillipps : P. Meyer, dans Romania XV (1886) p. 236-357, 643 ; Romania XXI (1892) p. 299, 481-805 ; aussi dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibl. Nat. (1891) t. 34, p. 149-259. — E.-D. Grand dans la Revue des langues romanes (janvier-mars 1893) t. 37. V. sur le manuscrit fr. 14961 : P. Meyer, dans le Bulletin de la Société des anciens textes français (1909) p. 46-60. — V. sur le manuscrit Harley 4333 : P. Meyer, dans Romania XXI (1892) p. 481-505 ; Ch.-V. Langlois, La connaissance de la nature au moyen âge (Paris 1911) p. 59 s.
  3. Ce manuscrit a tous les traits caractéristiques de la seconde rédaction ; il ne s’en distingue que par son prologue et par quelques passages qui manquent. Mais l’ordre des chapitres est le même et l’ouvrage est divisé en deux parties seulement.

    Paul Meyer a étudié ce manuscrit (v. Romania XXI [1892] p. 481). Pour lui, Harley représente une étape intermédiaire entre la première et la seconde rédaction. Langlois (o. c. p. 63) y voit « une troisième rédaction postérieure aux deux autres, puisqu’elle les mentionne, mais dont il n’y a aucun moyen de déterminer la date. »

    L’opinion de P. Meyer sur ce point, comme sur celui de la date, nous semble avoir en sa faveur des arguments bien plus concluants que ceux de Langlois. Ce dernier fait observer qu’il y a plusieurs lacunes dans le manuscrit ; d’où il conclut que l’auteur a simplement supprimé quelques digressions, en vérité trop amples, de la seconde rédaction.

    Pourtant l’argument contraire semble être tout aussi plausible et bien plus d’accord avec les faits. Selon nous, la rédaction représentée par Harley est antérieure à la seconde rédaction. Par conséquent les passages qui manquent n’ont pas été omis : ils ne se trouvent pas dans le manuscrit de Londres, simplement parce que l’auteur n’avait pas à sa disposition certains matériaux qu’il ne s’est procurés que plus tard ; en voici la preuve : Dans la seconde rédaction, l’auteur fait deux fois allusion à un voyage entrepris par lui-même. Nous citons d’après Langlois (o. c. p. 56) :

    ... fors uns dont je trouvai la Vie
    En la cité d’Acre en Surye
    En un livre qui le devise
    Que je trovai en une eclise
    D’ancienne religion
    Qui apent a Monte Syon.
    Mere Eclise en Jerusalem.

    La « vie » dont il s’agit est la légende de Seth au Paradis terrestre qui occupe 314 vers.

    Dans un second passage, l’auteur décrit la Sicile et le Mont Gibel (l’Etna) ; il nous fait part de ses impressions lors de son ascension du volcan (Langlois, o. c. p. 57) :

    Je, qui cest livre fis ici,
    Celes .II. monteignes je vi
    Et montai en son la plus grans
    Pour veïr ce qu’ist de leans.
    La bouche vi de la fumée
    Qu’adès fume sanz reposée...

    Or, ce sont là précisément les deux passages qui manquent à Harley, de même qu’ils manquent à la première rédaction et à celle en prose.

    Cela nous semble être une preuve conclusive que l’opinion de P. Meyer est celle qu’il faut adopter, et que Harley représente en effet un état encore imparfait de la seconde rédaction, une édition antérieure aux voyages de l’auteur.

    Langlois nous dit qu’il trouve dans le manuscrit de Londres la mention de deux rédactions. Il cite à ce propos le passage suivant (Langlois, o. c. p. 60, 62, 63) :

    Fo 5 a :Mès ne sui pas si toz senez
    Ce ne fu .I. sols hom gentils,
    Fils de roi prodom et sutils,
    Freres au roi Loys de France
    Qui conquist lo fer et la lance
    La corone Deu et la Croix,
    C’est li contes Robers d’Artois.
    a celui lo dona premiers,
    Car il aprenoit volentiers.
    Et après fis lo secont mez
    A l’avesque Jake de Mez,
    Frere lo duc de Loheregne,
    Mon evesque et signor demeine.

    Nous avons déjà eu l’occasion, plus haut (p. 3), de mentionner Robert d’Artois. Quant au frère du duc de Lorraine, il a été évêque de Metz de 1239 à 1260.

    Selon Langlois, la dédicace au frère de saint Louis se rapporte à la première rédaction ; la dédicace à Jacques de Metz, à la seconde. Il n’y a rien là qui soit incompatible avec notre théorie des dates, car Robert dArtois vivait en 1246 ; ainsi la première rédaction aurait parfaitement bien pu lui être dédiée alors.

    Mais après tout pourquoi s’efforcer de trouver un sens caché dans les lignes de notre auteur lorsqu’une explication fort simple peut résoudre toutes les difficultés ? Nous savons qu’au moyen âge dédier successivement à plusieurs patrons le même ouvrage n’avait rien d’extraordinaire. Langlois lui-même (o. c. p. 60) en cite un exemple frappant : le cas de la double dédicace de Philippe de Thaon à deux reines d’Angleterre.

    L’Image du Monde nous offre donc un cas parallèle et, selon nous, l’auteur dédie à Robert d’Artois et à Jacques de Metz non pas deux rédactions successives, mais un seul et même ouvrage : la rédaction représentée par le manuscrit Harley 4333.

  4. À l’appui de sa théorie, Langlois cite P. Meyer qui, nous dit-il, qualifie la leçon 1245 d’isolée et sans valeur (o. c. p. 50).

    Ce sont en effet les propres termes de P. Meyer, tels qu’on peut les lire dans Romania, XXI (1892), p. 503. Mais dans cet article le savant critique traite du manuscrit Phillipps, de Cheltenham, manuscrit de la seconde rédaction à laquelle la date 1245 ne s’applique évidemment pas.

    P. Meyer n’avait aucune intention de généraliser puisqu’à la page 482 du même article il dit en tout autant de termes que la première rédaction date de 1246 n. s. (i. e. 1245 v. s. dans les manuscrits).

    La citation est donc plutôt un argument contre la théorie de Langlois.

  5. Langlois, o. c. p. 50, 51 n.
  6. Fant, o. c. p. 37.
  7. De même, avec une unanimité déconcertante, les scribes de la première rédaction prennent comme base de leurs calculs sur le voyage d’Adam de la terre au firmament (cf. p. 4) l’année 1245, les scribes de la seconde rédaction, 1247. Langlois (o.c. p. 110 n.) pense que, pour ce passage, les manuscrits adaptent simplement leurs calculs au changement fictif de date.

    Nous sommes prêt à croire que l’auteur lui-même a refait ce calcul à deux reprises ; mais il semble bien peu probable que de simples copistes aient fait de même dans le cas de chaque manuscrit.