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L’Impôt Progressif en France/40

La bibliothèque libre.
Librairie Guillaumin & Cie (p. 158-174).

Sur les objections présentées par la Société des Agriculteurs de France





La Société des Agriculteurs de France, composée en général de rentiers fort riches et de cultivateurs qui cultivent surtout les sociétés parisiennes où l’on s’amuse, n’a pas manqué de défendre ses revenus et ses rentes, en se donnant l’air de soutenir les intérêts des petits fermiers, des petits propriétaires, vrais cultivateurs du sol. Ceux-ci, au contraire, doivent profiter seuls du nouveau régime, puisque l’impôt proposé ne touchera pas, à la base, le revenu nécessaire, et que le taux progressera dans le sens de la progression du revenu, au lieu de progresser, comme aujourd’hui en sens inverse. Il faut lire cette petite brochure de huit pages avec quelque attention, pour se rendre compte de l’habileté avec laquelle les rédacteurs cherchent à en cacher le véritable but.

Inutile de revenir, ici, sur l’insuffisance déjà signalée du projet de M. Rouvier, que nous critiquons nous-même, puisqu’il ne supprime pas plusieurs des impôts qui frappent surtout la petite propriété et le travail.

Analysons les principales objections de la brochure :

1° Il faudrait, dit-on, ne s’attacher qu’aux signes extérieurs et visibles de cette fortune.

C’est là précisément le défaut capital de notre système actuel, qui base l’impôt sur des signes extérieurs et visibles d’une fortune qui ne répond jamais à ces signes. On a répété à satiété que le père d’une famille nombreuse a besoin d’une habitation plus étendue que le célibataire ; que tel négociant, un banquier, par exemple, peut gagner 50.000 fr. par an, dans un bureau de quelques mètres carrés ; que son voisin, exerçant un commerce demandant de vastes magasins, peut très bien ne gagner que quelques mille francs ; que la plupart de nos domaines ruraux sont, d’après une évaluation cadastrale immuable, frappés d’impôts qui ne répondent plus, et n’ont peut-être jamais répondu ni à leur valeur ni à leurs revenus : que nos impôts de consommation frappent nécessairement des revenus déjà insuffisants quand ils atteignent le travailleur et sa famille, etc.

2° L’impôt sur le revenu serait la source de difficultés sans cesse renaissantes : fausses déclarations, dissimulations de revenus, primes aux malhonnêtes gens, taxations arbitraires, retour à l’odieuse taille de l’ancien régime, triomphe de la fraude, incitation à la mauvaise foi, procès permanents entre l’État et les citoyens, fortunes livrées en pâture aux jalousies, nouveaux ferments de divisions, surtout dans les petites communes.

N’insistons pas sur cette prétendue objection puisque, au contraire, l’impôt sur le revenu vrai, surtout si on l’admet avec progression et si on réprime la fraude par de fortes amendes, a précisément pour but de faire cesser l’arbitraire et la jalousie. L’essentiel est, à la fois, de réprimer la fraude de la part du contribuable, et de rendre la vexation impossible de la part de l’administration, qui ne pourra fixer le taux de la taxe que sur des revenus parfaitement démontrés.

3° On rappelle, comme toujours en pareil cas, la fameuse déclaration des droits de l’homme imposant aux citoyens l’obligation de contribuer aux charges publiques en proportion de leurs facultés.

C’est précisément ce que nous demandons. Les facultés ne sont pas les revenus ; le mot se rapporte bien plus à l’idée de facilité et de moyens de payer qu’à celle de revenus pris dans le sens purement mathématique. C’est au contraire, avec le sens véritable de ces mots en proportion de leurs facultés, qu’on peut soutenir la justice de la progression, aujourd’hui surtout, que les moyens de vivre, les facilités de payer ont pris une si grande disproportion entre le capital et le travail.

4° Lors des projets de réforme qui ont précédé, les Chambres de commerce, les associations syndicales, les comices agricoles, les sociétés d’agriculture, etc., n’ont pas été favorables à la réforme.

Nous serions bien plus étonnés si les membres de ces sociétés, presque tous très riches, avaient imité les nobles et privilégiés qui, dans la fameuse nuit du 4 août, ont, dans un beau mouvement, déclaré qu’ils renonçaient à leurs droits féodaux. La féodalité financière moderne n’a pas de ces mouvements généreux ; elle tient davantage à ses écus.

On critique, ensuite, le projet de M. Renoult. Ici, nous sommes d’accord avec la brochure ; il ne s’agit pas de 250 millions, mais de 800 millions, à faire supporter par l’impôt sur le revenu et, au besoin, par le capital, toujours avec progression. Et le contribuable ne paierait pas deux fois au lieu d’une, comme le dit la brochure, puisque l’impôt foncier et la patente seraient supprimés.

5° Autre difficulté (d’après la brochure), c’est l’évaluation du revenu à imposer. L’histoire du foin que peut manger une poule en un jour, de ce que peuvent absorber les chevaux et les bœufs, ainsi que l’entretien du paysan et de sa famille, revient, actuellement, comme le refrain obligé dans cette série de plaintes.

Il semble, vraiment, qu’on n’a aucun des éléments nécessaires pour déterminer le revenu de la terre, quand il existe, dans nos administrations, des millions d’actes qui le fixent d’une manière absolument exacte. Il n’y a pas une commune, en France, où le contrôleur, le receveur d’enregistrement et le maire, avec un paysan quelconque, pour les aider, ne puissent fixer d’une manière très sûre, pour des terres ou des domaines non loués, leur revenu exact, par une comparaison des plus faciles avec les domaines et les terres de même nature dont les baux sont enregistrés. D’ailleurs, depuis quarante ans, à peu près toutes les propriétés immobilières, maisons, domaines ruraux, vignes, champs, prés, ont passé par le crible des déclarations de succession. On dirait, vraiment, que les hauts et puissants propriétaires qui composent la Société des Agriculteurs n’ont pas passé par ces épreuves. Ne les connaissent-ils pas, ou font-ils semblant de ne pas les connaître ?

S’agit-il des revenus du fermier, du colon partiaire, du métayer ? Chacun sait que son revenu n’est jamais égal au fermage qu’il paie au propriétaire. Je crois qu’en fixant le revenu du fermier à la moitié comme en Angleterre et même, quelquefois au tiers seulement du fermage comme en Écosse, on serait dans le vrai, car c’est sur lui que retombent toutes les mauvaises chances : gelées, grêles, pluies persistantes, sécheresse, etc. Et puis il travaille ; et suivant moi et bien d’autres, à l’instar de ce qui se passe dans les autres États, le produit du travail doit beaucoup moins à la communauté, puisque c’est lui qui en fait la richesse, tandis que le revenu des capitaux est tiré de cette même communauté, sans aucun travail fourni par ceux qui les possèdent.

6° La circulaire des Agriculteurs critique, en suite, le chiffre de 750 fr. de revenu, qui serait exempt d’impôt dans le ménage du paysan, tandis que l’habitant des villes verrait l’exemption de l’impôt arriver à mille francs, 1.600 fr. et même 2.500 fr. à Paris.

Je crois aussi que cette grande différence n’est pas justifiée. Le cultivateur a, évidemment, moins à dé penser que l’habitant des villes ; mais, aussi, son travail est bien moins rémunéré et, surtout, le produit en est moins assuré. Il serait plus vrai et plus juste d’élever l’exemption jusqu’à 1.200 fr. partout, et d’ajouter à ces exemptions, comme en Suisse, une somme de 2 ou 300 fr. par enfant mineur. Au surplus ce chiffre d’exemption, s’il était maintenu à 750 au début de l’application de la loi, pourrait être augmenté graduellement, lorsque l’expérience aurait prouvé que, sans augmenter la progression de l’impôt sur les revenus élevés, le budget serait encore en équilibre.

6° La circulaire insiste encore sur cette idée plutôt bigarre qu’avec l’impôt proportionnel, il y a une sauvegarde, l’arithmétique, et que l’impôt sur les signes extérieurs de la richesse offre une autre sauvegarde : l’existence même ou l’absence de ces signes.

L’idée est même extraordinaire. Si, par suite d’une folie dont le législateur serait tout à coup frappé, il lui prenait la fantaisie de doubler l’impôt, je voudrais bien savoir quelle sauvegarde le milliardaire qui paie, je suppose, un million d’impôt trouverait dans l’arithmétique. Est-ce qu’elle le dispenserait de payer deux millions de francs, pendant que son voisin misérable, patenté pour vingt sous, en paierait quarante ? Quant aux signes extérieurs, il est inutile d’insister ; il n’y a pas de base de l’impôt plus absurde que celle-là.

8° La circulaire parait ensuite s’intéresser aux petits en leur disant : prenez garde, l’appauvrissement des riches va vous ruiner.

Ils peuvent répondre : c’est impossible, puisque nous le sommes déjà, grâce à une fiscalité qui nous épuise depuis un siècle. Vous aurez toujours besoin de notre travail, et, quand, au lieu de cent mille francs de rente, il vous en restera encore quatre-vingt-cinq après l’impôt payé, vous aurez toujours besoin de nos bras, et vous aurez encore de quoi payer notre travail ; c’est sur vos dépenses et vos fantaisies inutiles que vous pourrez prendre. Cette sollicitude est-elle bien sincère ? Les ouvriers agricoles, les petits propriétaires ruraux intéresseront-ils à ce point nos gros agriculteurs ? N’y a-t-il pas là une autre préoccupation dominante ? Si chaque cultivateur devient par son travail, possesseur d’assez de terres pour vivre sur lui, qui labourera le sol des possesseurs des grands domaines ? Il y a là un changement possible de situation qui les intéresse.

9° L’objection suivante est encore plus déconcertante : quand l’impôt sur le revenu, dit la circulaire, aura mis les grands propriétaires dans l’impossibilité de conserver leurs biens, le petit cultivateur et le simple paysan s’en trouvera-t-il mieux ? Les grandes propriétés seront vendues à vil prix ; la baisse générale sera un désastre pour la population tout entière.

Mais, mon pauvre millionnaire, quel est donc le révolutionnaire qui vous a inspiré cette phrase ? vous n’avez donc pas compris que, si même avec l’impôt progressif, ce phénomène se réalisait, le petit propriétaire et le fermier n’auraient plus à vous payer ni fermage ni intérêts de capitaux, et que jamais l’impôt qu’ils paieraient à l’État n’atteindrait seulement le quart de ce qu’ils vous paient actuellement. Et vous ajoutez : le prétendu impôt sur les riches deviendra, ainsi, fatalement, l’impôt sur les pauvres. Mais pas du tout ; ils ne seraient plus pauvres. Voyez-vous, Messieurs les grands propriétaires, il est plus simple de vous résigner. Votre peur du progressif vous fait dire des choses vraiment trop naïves, vous resterez, quoi qu’on fasse, même avec une progression bien plus élevée que celle prévue dans les projets de loi et dans mes hypothèses précédentes, les vrais maîtres de la situation, et, au lieu de perdre votre temps à lutter inutilement contre une réforme nécessaire, vous aurez, au contraire, autour de vos grandes propriétés légèrement diminuées, une armée plus nombreuse de petits propriétaires et de travail leurs qui vous défendront contre les revendications, dangereuses pour vous et pour tous, du socialisme et du collectivisme.

10° Puis, vous ajoutez : malheur aux ennemis de M. le maire.

Je voudrais bien savoir ce que M. le maire fait dans l’affaire ; les vrais sources de renseignements sont dans nos documents administratifs : enregistrement, hypothèques, perception, grand livre de la dette publique, et les millions d’actes connus de l’administration.

11° On arrivera ainsi, dites-vous, à l’anthropométrie fiscale ; on fixera les classes dans les quelles les contribuables devront être rangés pour l’application de l’impôt.

Quoi de plus juste ?

Ensuite, vous signalez les trois grands inconvénients de l’impôt sur le revenu : déclaration, taxation arbitraire, inquisition.

La déclaration, quoi de plus naturel ? La taxation arbitraire est impossible, puisque c’est sur des faits et des titres certains que le revenu est établi, à la différence des signes extérieurs, que vous demandez ; ces signes extérieurs, y a-t-il quelque base d’impôt plus dangereuse que celle-là ? Un château qui ne représente aucun revenu réel, un équipage à deux ou quatre chevaux, un bateau de plaisance, etc., etc., peuvent être, entre les mains d’une commission hostile, prétexte aux évaluations de revenus les plus fantaisistes. La bonne vérité voyez-vous, est encore la meilleure. Quant à l’inquisition, c’est un mot, en effet, qui a mauvaise réputation ; aussi, n’en est-il pas question dans le projet de loi. L’impôt s’établira par les mêmes moyens qu’aujourd’hui, par des titres, des pièces, avec plus de vérité et de justice, puisqu’il n’y aura plus ni signe extérieur ni appréciation arbitraire, comme pour nos patentes, notre mobilière, nos impôts indirects, sans compter les tracasseries aux bouilleurs de crû qui obligent à compter des arbres et à savoir si c’est une année de pommes ou une année où il n’y a pas de pommes.

12° Enfin, ce qui vous scandalise, c’est que, pendant cinq ans, le fisc pourra réclamer les sommes dont il se prétendra frustré.

D’abord, il ne lui suffira pas de se prétendre frustré ; il faudra qu’il le prouve ; je crois même qu’une absolution après cinq ans n’est pas juste, et qu’il ne convient d’absoudre le fraudeur qu’après dix ans au moins. La prescription, en bonne justice, ne devrait exister même qu’après trente ans ; le fraudeur n’a ni juste titre, ni bonne foi. Et vous êtes étonné que l’impôt soit doublé ; mais je prétends qu’il devrait être quintuplé ; cela redresserait le sens moral des esprits mal tournés chez qui la fraude envers la communauté est devenue une monomanie. En fait d’amende, nous avons bien mieux aujourd’hui, puisque pour l’omission d’un malheureux timbre de dix centimes sur une quittance l’amende est de 62 fr. 50 c., c’est-à-dire 625 fois plus élevée que l’impôt. Dans le département du Jura, en novembre 1904, une amende de 1350 fr. a été infligée à un vigneron pour avoir omis de faire à la régie une déclaration de rescellement d’alambic. On a transigé pour 29 fr. 10. Que dire d’une loi qui demande 1350 fr. et se contente de 29 fr. 10 ?

13° La notice fait remarquer, ensuite, que l’impôt foncier sur la propriété non bâtie ne disparaîtra pas, puisqu’il sera acquis à la commune.

Il paraît certain qu’ici il y a erreur. Partout, la commune puise, dans plusieurs impôts actuels, ce qui est nécessaire à l’équilibre de son budget. D’après le projet, cet impôt foncier est appelé à remplacer la participation actuelle de la commune dans les différents autres impôts. Il n’y a ici aucune aggravation. Si l’impôt foncier au profit de l’État est supprimé, il ne sera, naturellement, maintenu au profit de la commune que dans la mesure des besoins de celle-ci. Telle commune qui paie actuellement à l’État dix mille francs par an peut n’avoir besoin, pour son usage particulier, que de cinq mille. Les propriétaires de son territoire bénéficieront donc de la différence. Du reste, on peut espérer que les communes, recouvrant une certaine indépendance, auront le droit d’adopter tel autre mode d’impôt qui leur paraîtrait préférable. On verra plus loin un exemple de cette nature en Italie.

14o La notice se termine par ces mots : Il est bon que les paysans de France soient avertis des conséquences et de la portée de l’impôt sur le revenu. Quand ils les connaîtront bien, ils n’hésiteront pas à en demander, à en exiger le rejet.

On peut croire, au contraire, que, s’ils voient clair dans la question, et s’ils comprennent bien quel est le véritable but des gros propriétaires critiquant l’impôt sur le revenu, ils en demanderont, et finiront par en exiger l’adoption. Il est évident que le travailleur, l’ouvrier, le paysan fermier ou petit propriétaire, ont tout intérêt à l’adoption d’un système d’impôts qui les dégrèvera d’une contribution qui pèse injustement sur eux, puisqu’elle les frappe, eux qui n’ont que le revenu nécessaire, dans la même proportion que les riches qui peuvent prendre sur leur superflu.

Qu’il me soit permis de faire suivre, des considérations générales suivantes, la critique de l’impôt sur le revenu par la Société des Agriculteurs de France.

Imitant ce politique imprévoyant et obstiné devant l’inéluctable nécessité qui répondait, dans une période tragique de notre histoire : « Pas une pierre de nos forteresses, pas un pouce de notre territoire », nos grands propriétaires du sol, nos grands possesseurs de la richesse répondent aux justes doléances du travail : « Pas un centime d’impôt sur le revenu, pas une parcelle de nos terres, pas un changement dans nos habitudes de luxe. Aux uns, le travail sans issue, aux autres, la jouissance à perpétuité. Dura lex, sed lex ».

Voilà bien l’éternelle imprévoyance ! Les leçons de l’histoire ne serviront donc jamais, quand, peut-être, la justice immanente, comme on l’a appelée, se prépare déjà à rafraîchir la mémoire de ceux qui la perdent si vite. Combien plus sages que notre aristocratie financière, qui se donne comme la première aristocratie du monde, ces intelligents libéraux d’Angleterre qui se mettent eux-mêmes à la tête des réformes utiles, quand l’heure est venue ! Ils n’attendent pas qu’elles leur soient imposées. La différence est grande dans l’attitude entre un gouvernement qui fait à temps les concessions nécessaires, et celui qui recule jusqu’à ce qu’elles soient impérieusement exigées. Cette classe des privilégiés, en France, aurait-elle moins de cœur et de courage, et va-t-elle manquer la plus belle occasion de conserver une influence salutaire sur la direction de nos affaires nationales ?

Dans son livre éloquent : « Le Passé et l’Avenir du Peuple », Lamennais démontre que la liberté individuelle (et elle ne peut être qu’individuelle), n’existe qu’avec la propriété ; que le socialisme et le collectivisme sont la négation de la propriété et, par suite, de la liberté, qu’il n’y a donc, pour le peuple qui travaille, qu’un seul moyen d’arriver à la liberté, c’est de transformer son travail en propriété. Or, cela est-il possible si, d’une part, l’impôt, si, d’autre part, l’intérêt, que l’ancien droit appelait de son vrai nom, l’usure, prélèvent sur le produit du travail, précisément cette part qui pourrait graduellement, dans le cours de la vie, former ce petit capital nécessaire à la liberté, et à ce minimum d’aisance indispensable à ces dernières années où l’homme ne peut plus travailler. Il faut donc bien que l’impôt ne commence à atteindre le revenu qu’après satisfaction donnée d’abord aux nécessités de la vie matérielle, ensuite à l’épargne destinée à la formation du capital. « Déterminer les moyens, dit Lamennais, par lesquels le prolétaire pourra parvenir à se créer la propriété qui lui manque, et à compléter de la sorte son affranchissement, tel est finalement, dans l’ordre extérieur, le problème à résoudre ; et ce n’est pas seulement la raison pure avec sa logique rigoureuse, c’est l’histoire tout entière qui le pose ainsi… Le problème de l’affranchissement réel et complet du prolétaire consiste dans la détermination des moyens par lesquels il pourra parvenir à se créer une propriété… Or, une propriété individuelle peut rencontrer des obstacles divers : sa formation peut être empêchée soit par l’extension abusive de la propriété individuelle elle-même qui, en concentrant aux mains de quelques-uns la matière de la propriété, ne laisse plus rien qui puisse être la propriété des autres ; soit par l’extrême degré de cet abus même qui concentre entre les mains de l’État la propriété tout entière. »

Ne sommes-nous pas, aujourd’hui, entre ces deux états que le prophétique penseur décrivait si bien quatre-vingts ans d’avance ? La lutte actuelle est engagée entre la classe peu nombreuse qui possède presque tout et qui ne veut rien céder, et les théoriciens qui pensent qu’il n’y a plus d’autre moyen que de résoudre le problème par l’expropriation générale au profit de la collectivité ?

Qui triomphera dans cette lutte ? est-ce le socialisme collectiviste que le même écrivain définit ainsi :

« Problème : Trouver une organisation où tout le monde soit propriétaire.

« Solution : Établir une organisation où nul ne soit propriétaire.

« Ou bien,

« Problème : Réaliser les conditions de la liberté universelle.

« Solution : Constituer la base d’un esclavage universel. »

Ces quelques lignes suffisent à faire comprendre l’appréciation de l’écrivain à ce sujet.

Cette hypothèse de la constitution de la propriété collectiviste ne paraissant pas possible, il ne reste que l’autre terme : améliorer les conditions du travail par l’acquisition de la propriété individuelle. La société n’a aucun intérêt à favoriser la formation des accumulations excessives de la richesse ; elle en a un très réel, au contraire, à ce qu’il existe le plus grand nombre possible de familles propriétaires de leur instrument de travail, puisque la liberté est inscrite en tête de notre devise nationale. L’extrême inégalité actuelle est une cause incessante de fermentation révolutionnaire, qui conduit fatalement à une crise violente, si on ne la fait cesser. Ne laissons pas croire que le droit de propriété ne peut aboutir qu’à l’abus ; il faut que la sagesse et le véritable esprit de fraternité corrigent les excès du droit rigoureux[1]. Renonçons donc volontairement à cette portion de nos revenus dont nous pouvons facilement nous passer, et versons-la dans ce trésor public qui doit favoriser et soulager le travail, au lieu de l’épuiser. Comment ! sur trente mille francs de revenu, nous ne pourrions pas en retrancher deux mille ; sur cent vingt mille, onze mille ? sur six cent mille, cent mille ? Nous en payons déjà, objectez-vous. Oui, mais voyez donc ce qui vous reste. Et, d’ailleurs, cet impôt progressif qui vous inspire une crainte chimérique va en remplacer plusieurs autres très mal répartis, basés sur de simples probabilités, très compliqués, d’une perception dispendieuse, que vous payez aujourd’hui et que vous ne paierez plus.

Voyons, Messieurs les propriétaires au nombre de deux cent cinquante mille, qui possédez plus de la moitié de la richesse française, et je m’adresse ici au moins autant aux possesseurs des capitaux qu’aux possesseurs de la terre, acceptez de bonne grâce cet impôt progressif, comme une concession bien due aux millions de travailleurs qui vous font vos rentes. S’ils se mettaient en grève, s’ils continuaient à déserter les champs, si leur nombre se réduisait de plus en plus, que deviendraient vos rentes et vos capitaux, et que deviendriez-vous vous-mêmes ? Aidez-les, au moins, à continuer à vous procurer ce superflu qui est nécessaire et qui serait légèrement diminué.

En 1887, le ministère des travaux publics a fait paraître un album de statistique graphique, d’après une statistique agricole publiée en 1882. Malgré les incertitudes de ce travail, le journal Le Temps a vanté l’excellence de notre régime de la propriété, sans s’apercevoir que ces renseignements n’expliquaient à peu près rien, ou plutôt, confirmaient d’avance ce que l’on sait aujourd’hui. Sur 5.572.000 exploitations rurales, 2.167.800, ou 38 % sont de moins d’un hectare ; 1.865.000 ou 33 % atteignent de un à cinq hectares ; 16 % sont de 5 à 10 hectares ; 7 % de 10 à 20 hectares ; 5 % de 20 à 40 hectares ; enfin, 142.000 ou 3 % dépassent 40 hectares. Il eût été plus intéressant de faire connaître combien chacune de ces catégories comporte d’hectares ; mais, si on ne l’a pas fait par un détail par catégories, on a établi que 240.000 propriétaires possèdent 38 millions d’hectares, et qu’il n’y a que 10 millions d’hectares pour 3.500.000 petits propriétaires.

Quant au nombre des travailleurs agricoles qui est de 6.813.000, il comprend 4 millions de travailleurs qui ne possèdent rien et sont des journaliers, des domestiques, de petits fermiers, des métayers auxquels nos lois d’impôts et autres rendent l’accession à la propriété absolument impossible. « La vérité est aussi simple que possible, dit un journal de cette époque. Le sol, en France, appartient à un millier d’individus, la plupart étrangers à l’agriculture. La majorité des travailleurs agricoles ne possède rien et travaille pour enrichir les véritables propriétaires ; nous défions qui que ce soit de prouver le contraire. »

D’après les statistiques tirées de l’enregistrement qui précèdent, et celles de M. Neymark, il est certain que la fortune mobilière est encore bien plus inégalement partagée, puisqu’il est démontré que 238.000 personnes possèdent plus de la moitié de la richesse totale de la France.

Évidemment un changement radical de notre système des impôts, une sérieuse modification de nos lois civiles et surtout de nos lois de procédure, procureraient une amélioration certaine du sort de la classe ouvrière, non pas du jour au lendemain, comme le voudrait l’impatience de quelques-uns. Mais il apparaît clairement à ceux qui veulent bien réfléchir à cet intéressant problème, que l’accession à la propriété de plusieurs millions de travailleurs d’aujourd’hui se réaliserait à coup sûr, après une ou deux générations, si des lois protectrices du travail remplaçaient nos lois actuelles ne rendant guère le travail utile qu’à ceux peu nombreux qui possèdent déjà le capital.





  1. Summum jus summa injuria, disait le bon sens romain.