L’Incursion/Chapitre 5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 330-334).
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V


À sept heures du soir, couverts de poussière et fatigués, nous franchîmes les larges portes fortifiées de la forteresse N. N… Le soleil se couchait et jetait ses rayons obliques roses sur les pittoresques batteries, les peupliers entourant la forteresse, les champs cultivés, jaunes, et sur les nuages blancs, qui en se rassemblant autour des montagnes couvertes de neige, les limitant, formaient une chaîne non moins pittoresque et jolie. Le mince croissant, comme un nuage transparent se montrait à l’horizon.

Dans l’aoul situé près des portes, un Tatar, grimpé sur le toit d’une chapelle, appelait les fidèles à la prière. Les choristes chantaient avec un surcroît d’entrain et d’énergie.

Après avoir pris quelque repos et réparé ma toilette, je me rendis chez un aide de camp de mes connaissances, pour lui demander d’informer le général de mon intention. Dans la route du faubourg où je m’étais arrêté à la forteresse N. N… je vis ce que je ne m’attendais pas à voir. Une jolie petite voiture à deux places, dans laquelle on apercevait un chapeau à la mode, et d’où l’on entendait une conversation en français, me dépassa. Par la fenêtre ouverte de la maison du commandant, arrivaient les sons de quelque « Lisenka » ou « Katenka-polka » jouée sur un mauvais piano désaccordé. Dans la boutique d’un marchand de vin, près de laquelle je passai, quelques scribes, la cigarette à la main, étaient assis devant un verre de vin, et j’entendis l’un d’eux dire à un autre : « Permettez… quant à la politique, Maria Grigorievna est chez nous la première dame. » Un juif courbé, en paletot usé, avec une physionomie maladive, traînait un orgue de barbarie gémissant et démoli, et par tout le faubourg, éclataient les sons de la finale de « Lucie ». Deux femmes en robes froufroutantes, avec des châles de soie et des ombrelles claires dans la main, d’un pas lent, marchaient devant sur le trottoir de bois. Deux jeunes filles, l’une en rose, l’autre en bleu, têtes nues, se tenaient près du seuil d’une petite maison et éclataient d’un rire forcé, avec le désir évident d’attirer à soi l’attention des officiers qui passaient. Les officiers en tunique neuve, gants blancs et épaulettes brillantes, paradaient sur les rues et sur les boulevards.

Je trouvai ma connaissance au rez-de-chaussée de la maison du général. Aussitôt que je lui eus expliqué mon désir, qu’il jugea très facile à réaliser, devant la fenêtre où nous étions assis passa la jolie voiture que j’avais remarquée près du perron. De la voiture sortit un monsieur, grand, élégant, en uniforme d’infanterie avec les épaulettes de major ; il passait chez le général.

— Oh ! excusez-moi, s’il vous plaît — me dit l’aide de camp en quittant sa place — il faut absolument que j’annonce au général.

— Qui est-ce ? — demandai-je.

— La comtesse — répondit-il ; et en boutonnant sa tunique, il courut en haut.

Quelques minutes après, parut sur le perron un homme de taille moyenne mais très beau, en veston sans épaulettes, avec la croix blanche à la boutonnière. Derrière lui, sortirent le major, l’aide de camp et encore deux officiers. L’allure, la voix et tous les mouvements du général montraient un homme qui a conscience de sa haute valeur.

— Bonsoir, madame la Comtesse — dit-il en tendant la main par la portière de la voiture.

Une main petite, bien gantée serra sa main, et un joli petit visage en chapeau jaune se montra à la portière.

De toute la conversation qui dura quelques minutes, en passant devant, j’entendis le général prononcer en souriant :

Vous savez que j’ai fait vœu de combattre les infidèles, prenez donc garde de le devenir.

Dans la voiture, on rit.

— Adieu donc, cher général.

— Non, au revoir — dit le général en montant les marches de l’escalier : — N’oubliez pas que je m’invite pour la soirée de demain.

La voiture s’éloigna.

« Voilà encore un homme, — pensai-je en entrant chez moi — qui a tout ce à quoi aspirent seulement les Russes : le grade, la richesse, la noblesse, et cet homme, devant le combat, dont Dieu seul connaît l’issue, plaisante avec une jolie femme et promet de prendre le thé chez elle le lendemain, comme s’il se rencontrait avec elle au bal ! »

Ici même, chez l’aide de camp, j’ai rencontré un homme qui m’étonna encore davantage : c’était un jeune lieutenant du régiment de K…, remarquable par sa douceur et sa timidité presque féminines. Il était venu chez l’aide de camp et exhalait son dépit et son indignation contre les hommes qui, disait-il, intriguaient pour qu’on ne l’envoyât pas au feu. Il disait que c’était une lâcheté d’agir ainsi, que c’était mauvaise camaraderie, qu’il se le rappellerait etc… J’avais beau observer l’expression de son visage, écouter les inflexions de sa voix, il m’était impossible d’y voir la moindre feinte, et je dus me convaincre qu’il était profondément révolté et attristé de ce qu’on ne lui permît pas d’aller tirer sur les Circassiens et de se trouver sous leurs coups. Il était aussi attristé que peut l’être un enfant fouetté injustement…

Je n’y comprenais absolument rien.