L’Inde française/Chapitre 37

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 216-220).

CHAPITRE XXXVII

LA GAMELLE DES GONZES


Une table servie par un chef émérite était fort enviée ; aussi quelques personnes, des magistrats, des officiers et des fonctionnaires de la marine, garçons comme moi, me prièrent d’établir dans mon hôtel une gamelle dont chacun paierait, à la fin de chaque mois, sa quote-part de dépenses. J’y consentis d’autant plus volontiers que je m’ennuyais beaucoup de manger seul.

Dès le jour de l’installation de la gamelle, mon chef déploya tous ses talents culinaires afin de donner à ses hôtes une haute idée de son mérite.

Mes commensaux, qui, grâce à la combinaison, économisaient les frais de nombreux domestiques, une location coûteuse et beaucoup de menues dépenses, furent mieux servis qu’ils ne l’avaient jamais été, et cela leur coûta beaucoup moins cher.

On riait, on causait beaucoup à la gamelle, à tel point que de fort graves personnages briguèrent l’honneur d’y être invités, ce qui leur permit de faire quelquefois l’école buissonnière.

Nos menus étaient aussi variés qu’ils pouvaient l’être, mais ils étaient surtout très-abondants. Mes convives, étant presque tous jeunes, apportaient à table un superbe appétit qu’accompagnait une soif à peu près inextinguible.

La soif résultait naturellement de la chaleur qui, à l’heure du déjeuner surtout, était peu tolérable. Heureusement, on fait usage dans toute l’étendue de la péninsule d’un instrument qu’on aurait pu avec succès inaugurer en France pendant la période tropicale que nous venons de traverser.

Cet instrument est le panca, immense éventail suspendu au plafond d’un bout à l’autre de la table. Il consiste en un morceau de bois rectangulaire, peint ou doré, dont le bord inférieur est orné d’une frange en vétiver.

Une corde prend le panca par le milieu et sert à le balancer. Un serviteur, spécialement chargé de cette fonction, se tient dans une autre pièce où arrive le bout de la corde, et, par un mouvement régulier de va-et-vient, le panca, constamment agité, répand sur les têtes des convives un air vif et frais imprégné des senteurs de la frange qu’on a eu soin de mouiller préalablement. C’est un procédé élémentaire, on le voit ; mais il est excellent, car, pendant les journées chaudes, le meilleur repas serait trouvé détestable sans cet accessoire obligé de toutes les maisons aisées.

On m’a assuré que les Anglais, quelques-uns du moins, poussaient plus loin que nous le raffinement en pareille matière, et qu’ils dormaient, sous leurs moustiquaires, au bruit du panca, mis en branle d’une chambre voisine.

Je comprends parfaitement que les Européens qui habitent l’Inde, et qui sont assez riches pour affecter toute une équipe à ce service, se payent l’ineffable douceur de dormir éventés comme ils se la procurent à l’heure des repas. Les rajahs, les nababs et les riches scharafs ne dédaignent point ce système d’aération que nous tenons d’eux, et que j’ai toujours été surpris de ne pas voir appliquée en Europe pendant la canicule.

En général, le rez-de-chaussée des maisons indiennes n’est pas habité : il est consacré aux magasins, aux dépenses, aux cuisines et à leurs dépendances. Cependant l’usage y a maintenu les salles à manger, qui seraient de véritables fournaises sans le panca.

Notre réunion ayant fini par attirer l’attention, on se disputa l’honneur de faire partie de la gamelle ; mais, comme au ciel, il y eut beaucoup de prétendants et peu d’admis. Un trop grand nombre de convives en eut infailliblement altéré l’originalité et le sans-façon.

On la nomma la gamelle des Gonzes. Chaque fois qu’un de ses membres l’abandonnait pour se marier ou pour se rendre à une destination nouvelle, on lui donnait un festin d’adieux, que nous appelions un enterrement de première classe, auquel étaient invités ses meilleurs amis et qui se terminait par des couplets inspirés par la circonstance.

En voici un écrit à l’occasion d’un juge de nos adhérents qui se séparait de nous pour cause de mariage. Cela se chantait sur l’air du Petit homme gris.

Dès que monsieur le maire,
De lui-même enchanté
Et bardé,
De sa voix militaire
Vous aura dit ni, ni,
C’est fini.
Gardez, sur ce mot,
De jouer trop tôt
Au doux jeu du marmot ;
Sachez qu’en tout,
Sachez qu’en tout
L’excès est un défaut.


La chanson se mêlait à tout dans l’Inde où l’on avait pris des naturels la manie du mariage ; on s’y mariait pour un oui pour un non, sans prévoir qu’on courait le risque d’avoir à se repentir bientôt de s’être trop pressé. Se marier est en soi une chose morale et bonne, mais, comme elle doit durer autant que nous, il convient d’apporter à son accomplissement une prudente circonspection, et c’est ce qu’on ne fait pas toujours.

Si du moins on avait à opposer au mariage son correctif naturel, le divorce, le mal serait en partie réparable. Mais le divorce, on ne sait pourquoi, effraye certains esprits qui acceptent pourtant la séparation de corps, terme moyen anormal et absurde, tout à fait insuffisant, qui ne remédie à rien et complique la situation.

Les sceptiques se moquent volontiers de ceux qui ont le courage de leur opinion ; ils n’ont pas épargné les railleries à M. Naquet, auteur d’une proposition tendant au rétablissement du divorce ; ils l’ont accusé de n’avoir pas la bosse du mariage. M. Naquet aurait pu répondre que cette bosse n’est pas indispensable pour avoir raison : il n’a rien répondu, et sa proposition a été repoussée.