L’Inde française/Chapitre 38

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 221-226).

CHAPITRE XXXVIII

UN RICHE BABOU


L’un des plus opulents négociants de Pondichéry, un natif, à la tête d’une maison considérable, dont la signature avait cours sur toutes les places importantes de l’Europe, Arounassalom Sabapady, maria sa fille à un jeune Indien millionnaire, et ne manqua pas de venir en personne, accompagné du prétendu, annoncer la nouvelle au gouverneur, avec lequel l’importance de ses opérations l’avait mis en relations suivies.

Arounassalom était à cette époque un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure douce et intelligente, à l’attitude presque majestueuse, portant avec grâce le pittoresque costume des nababs indiens. Il parlait très-correctement le français et l’anglais et était très-aimé de la population européenne en même temps que sa fortune le rendait tout à fait respectable aux yeux de ses compatriotes.

En réalité, Arounassalom méritait cette affection et ces respects par la générosité de son caractère et les largesses dont il comblait les nombreux employés de sa maison et ses compatriotes.

Je n’entreprendrai pas de raconter en détail ce que furent ces noces indiennes, ni les fêtes qui, pendant huit jours, en éternisèrent le souvenir dans la ville noire. La maison nuptiale était littéralement couverte de feuillages et de fleurs, les portes et les fenêtres étaient encadrées dans des arcs de triomphe formés de cocotiers et de palmiers ; les rues environnantes semées de feuilles odorantes.

Il y eut, pendant ces huit jours, dans toute la ville noire, une agitation indescriptible, un bruit assourdissant d’instruments discors, des flammes de Bengale aux couleurs variées, des feux d’artifice et des réjouissances ininterrompues.

Tandis que des manifestations éclatantes se produisaient parmi les groupes indigènes, et que des palanquins de toute forme débarquaient incessamment de notables Indiens, des bayadères dansaient dans les cours intérieures, où les représentants de Brahma procédaient à la cérémonie du mariage.

Cette cérémonie commence par les ablutions traditionnelles ; puis les fiancés, assis sur une peau d’antilope, sont frottés de safran et reçoivent sur le corps de l’eau, du lait et du blé que versent sur eux leurs parents ; on les parfume ensuite, on les oint d’huile de coco, on les attache ensemble avec des nœuds de mousseline, puis on les détache. Alors le brahmane officiant leur donne lecture des commandements religieux du mariage ou mantras ; cette lecture ne nous apprend rien de nouveau ; elle prouve seulement que Manou n’était pas plus galant que notre Code civil.

« L’époux est le dieu de la femme, dit la loi de Manou ; quelque vieux, laid et méchant qu’il soit ou devienne, la femme doit en faire l’idole de son cœur ; que tous ses désirs soient conformes aux siens. S’il rit, qu’elle soit prêt à rire ; s’il pleure, qu’elle verse des larmes ; s’il veut causer, qu’elle parle ; s’il garde le silence, qu’elle se taise. »

On voit que le législateur indien n’y va pas de main morte et qu’il le prend de haut avec le sexe faible. Les législateurs de l’Europe civilisée visent certainement le même but, qui est la subordination de l’épouse à l’époux, mais ils y mettent un peu plus de formes et se gardent bien surtout d’imposer le silence à la femme quand le mari n’a pas envie de parler.

Le fiancé reçoit sur l’épaule un cordon brahmanique, tandis que l’anneau nuptial, au lieu d’être placé au doigt de la fiancée, est mis à son cou. Cet anneau devient tout simplement un collier, portant, il est vrai, le symbole de l’alliance.

Après cette dernière formalité, l’alliance est définitivement conclue. Cependant la série des réjouissances ne s’arrête point pour cela. Les époux font le tour d’un feu consacré ; on procède à de nouvelles ablutions ; on brûle du riz en l’honneur des dieux protecteurs ; on désarme par des offrandes les divinités qu’on croit généralement mal disposées. Les familles répandent leurs largesses parmi les pauvres et un banquet solennel précède la procession qui, dans la péninsule hindoustanique, termine toutes les fêtes de la vie privée ou publique.

La procession ne manque pas d’éclat, d’autant mieux qu’elle a lieu, le soir, à la lueur des torches, au milieu d’une affluence considérable, et au bruit continu des tambours, des trompettes et des cymbales. Les nouveaux époux, assis dans le même palanquin orné de dorures et de pierreries, sont conduits à travers les rues et rentrent enfin chez eux, après avoir joui longuement de leur promenade triomphale.

Arounassalom vint me voir un matin, tandis que se déroulaient dans sa maison ces splendeurs matrimoniales.

— Je ne m’attendais pas à vous recevoir aujourd’hui, lui dis-je en l’apercevant, car un mariage est toujours pour vous autres Indiens une affaire capitale.

— Je me suis échappé un instant pour vous prier de me rendre un service.

— Parlez, et croyez à mon désir de vous être agréable.

— J’ai vu M. le gouverneur ; je lui ai soumis mon projet de donner une fête à la colonie européenne à l’occasion du mariage de ma fille, et il a daigné l’approuver. Il m’a même promis d’y assister, ainsi que madame de Verninac.

— Et vous venez m’inviter ?

— Cela va sans dire, puisque je compte inviter tous les Européens résidant à Pondichéry. Mais ce n’est pas tout ce que j’espère de votre obligeance.

— Expliquez-vous donc.

— Notre loi religieuse nous interdit de nous mêler aux chrétiens et de prendre part à leurs plaisirs ; c’est peut-être absurde, continua Arounassalom, mais c’est ainsi, et il faut se soumettre aux préjugés. Je voudrais donc qu’il vous fût possible de vous mettre en mon lieu et place, et de présider à cette fête européenne qui sera donnée dans ma maison lorsque les réjouissances indiennes seront terminées.

— Je consens volontiers à vous remplacer, répliquai-je ; mais il vaudrait mieux, ce me semble, désigner plusieurs commissaires, afin de ne pas faire peser sur moi seul tous les soins et toute la responsabilité.

— C’est une excellente idée. Soyez assez bon pour vous charger de choisir vos collègues.

— Maintenant, quelles sont vos intentions et de quoi se composera cette fête ?

— Elle se composera de ce que vous voudrez.

— Mais encore ? il faut préciser.

— Eh bien ! mettons un bal, un souper et une tombola où tous les assistants gagneront un objet d’art ou de luxe.

— Mais vous allez vous ruiner, mon bon ami, avec vos libéralités !

Je ne crois pas, répliqua finement mon nabab. Je viens de distribuer un lac de roupies (250,000 francs) dans la ville noire ; je puis bien en dépenser autant pour fêter les fonctionnaires français qui protègent mon commerce et les négociants, mes collègues, avec lesquels je suis en excellentes relations.

— Puisque vous êtes décidé, je me déclare tout à vous.

— Merci, saheb. Je ne vous demande plus qu’une chose, c’est de commander sans compter et d’envoyer toucher à ma caisse toutes les factures que vous aurez l’obligeance de viser. Elle payera à vue et sans rien contrôler.