L’Ingénu/Chapitre VI

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 263-265).
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CHAPITRE VI.

L’INGÉNU COURT CHEZ SA MAÎTRESSE ET DEVIENT FURIEUX.


À peine l’Ingénu était arrivé, qu’ayant demandé à une vieille servante où était la chambre de sa maîtresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s’était élancé vers le lit. Mlle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s’était écriée : « Quoi ! c’est vous ! ah ! c’est vous ! arrêtez-vous, que faites-vous ? » Il avait répondu : « Je vous épouse », et en effet il l’épousait, si elle ne s’était pas débattue avec toute l’honnêteté d’une personne qui a de l’éducation.

L’Ingénu n’entendait pas raillerie ; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement impertinentes. « Ce n’était pas ainsi qu’en usait Mlle Abacaba, ma première maîtresse ; vous n’avez point de probité ; vous m’avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage : c’est manquer aux premières lois de l’honneur ; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu. »

L’Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême ; il allait l’exercer dans toute son étendue, lorsqu’aux cris perçants de la demoiselle plus discrètement vertueuse accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la paroisse. Cette vue modéra le courage de l’assaillant. « Eh, mon Dieu ! mon cher voisin, lui dit l’abbé, que faites-vous là ? — Mon devoir, répliqua le jeune homme ; je remplis mes promesses, qui sont sacrées. »

Mlle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l’Ingénu dans un autre appartement. L’abbé lui remontra l’énormité du procédé. L’Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu’il connaissait parfaitement. L’abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l’avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu’un brigandage naturel. « Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses. » L’Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite : « Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu’il faut entre vous tant de précautions. »

L’abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. « Il y a, dit-il, je l’avoue, beaucoup d’inconstants et de fripons parmi nous ; et il y en aurait autant chez les Hurons s’ils étaient rassemblés dans une grande ville ; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s’y soumettre : on donne l’exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s’est donné elle-même. »

Cette réponse frappa l’Ingénu. On a déjà remarqué qu’il avait l’esprit juste. On l’adoucit par des paroles flatteuses ; on lui donna des espérances : ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent ; on lui présenta même Mlle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande bienséance ; mais, malgré cette décence, les yeux étincelants de l’Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maîtresse, et trembler la compagnie.

On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves ; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l’aimait. Elle le fit partir, et en fut très-affligée ; enfin, quand il fut parti, l’abbé, qui non-seulement était le frère très-aîné de Mlle de Saint-Yves, mais qui était aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils à la sœur de l’abbé, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible : une indifférente qu’on mettrait en couvent jetterait les hauts cris ; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre ! c’était de quoi la mettre au désespoir.

L’Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens ; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maîtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu’elle était dans un couvent. « Eh bien ! dit-il, j’irai raisonner dans ce couvent. — Cela ne se peut, dit le bailli. » Il lui expliqua fort au long ce que c’était qu’un couvent ou un convent ; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblée ; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l’assemblée. Sitôt qu’il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l’on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d’Œchalie, non moins cruel que l’abbé de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la sœur de l’abbé. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maîtresse, ou se brûler avec elle. Mlle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu’il avait le diable au corps depuis qu’il était baptisé.