L’Ingénu/Chapitre X

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 272-276).
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CHAPITRE X.

L’INGÉNU ENFERMÉ À LA BASTILLE AVEC UN JANSÉNISTE.


M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses : supporter l’adversité, et consoler les malheureux. Il s’avança d’un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l’embrassant : « Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m’oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l’abîme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons. » Ces paroles firent sur l’âme de l’Ingénu l’effet des gouttes d’Angleterre[1], qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr’ouvrir des yeux étonnés.

Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l’un à l’autre, le désir d’ouvrir son cœur et de déposer le fardeau qui l’accablait ; mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur ; cela lui paraissait un effet sans cause ; et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même.

« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu’il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu’il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu’il vous a mis ici pour votre salut[2]. — Ma foi, répondit l’Ingénu, je crois que le diable s’est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d’Amérique ne m’auraient jamais traité avec la barbarie que j’éprouve : ils n’en ont pas d’idée. On les appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d’être venu d’un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre ; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d’hommes qui partent d’un hémisphère pour aller se faire tuer dans l’autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là. »

On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l’art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. « Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres ; je n’ai pas eu un moment de mauvaise humeur.

— Ah ! monsieur Gordon, s’écria l’Ingénu, vous n’aimez donc pas votre marraine ? Si vous connaissiez comme moi Mlle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir. » À ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. « Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles ? Il me semble qu’elles devraient faire un effet contraire.

— Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard ; toute sécrétion fait du bien au corps ; et tout ce qui le soulage soulage l’âme : nous sommes les machines de la Providence. »

L’Ingénu, qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. « Par la grâce efficace, répondit Gordon ; je passe pour janséniste : j’ai connu Arnauld et Nicole ; les jésuites nous ont persécutés[3]. Nous croyons que le pape n’est qu’un évêque comme un autre ; et c’est pour cela que le P. de la Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté.

— Voilà qui est bien étrange, dit l’Ingénu ; tous les malheureux que j’ai rencontrés ne le sont qu’à cause du pape. À l’égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n’y entends rien ; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m’ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon cœur des consolations dont je me croyais incapable. »

Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s’attachaient l’une à l’autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d’un mois il étudia la géométrie ; il la dévorait. Gordon lui fit lire la physique de Rohault[4], qui était encore à la mode, et il eut le bon esprit de n’y trouver que des incertitudes.

Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vérité[5]. Cette nouvelle lumière l’éclaira. « Quoi ! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point ! quoi ! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes ! » Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu’il est plus aisé de détruire que de bâtir.

Son confrère, étonné qu’un jeune ignorant fît cette réflexion, qui n’appartient qu’aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s’attacha à lui davantage.

« Votre Malebranche, lui dit un jour l’Ingénu, me paraît avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l’autre avec son imagination et ses préjugés. »

Quelques jours après, Gordon lui demanda : « Que pensez-vous donc de l’âme, de la manière dont nous recevons nos idées, de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre ?

— Rien, lui repartit l’Ingénu ; si je pensais quelque chose, c’est que nous sommes sous la puissance de l’Être éternel comme les astres et les éléments ; qu’il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l’âme ; qu’il agit par des lois générales, et non par des vues particulières : cela seul me paraît intelligible ; tout le reste est pour moi un abîme de ténèbres.

— Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché.

— Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi : car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient ; et qui nous livre au mal n’est-il pas l’auteur du mal ? »

Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme ; il sentait qu’il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier ; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n’en avaient point (dans le goût de la prémotion physique[6]), que l’Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l’origine du bien et du mal ; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boîte de Pandore, l’œuf d’Orosmade percé par Arimane[7], l’inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel ; et ils couraient l’un et l’autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l’âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l’univers diminuait la sensation de leurs peines : ils n’osaient se plaindre quand tout souffrait.

Mais, dans le repos de la nuit, l’image de la belle Saint-Yves effaçait dans l’esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes ; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l’abbé de Saint-Cyran, et Jansénius[8], pour consoler un jeune homme qu’il croyait en péché mortel.

Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures ; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L’esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très-loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait Mlle de Saint-Yves.

Il lut des histoires, elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l’histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n’est animée par les passions, les forfaits, et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme Melpomène.

Quoique l’histoire de France soit remplie d’horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d’autres nations, qu’il était obligé de lutter contre l’ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde.

Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac[9], de Fesansaguet, et d’Astarac. Cette étude en effet ne serait bonne que pour leurs héritiers, s’ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s’échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l’enthousiasme de la liberté et de la gloire.

Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois ; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s’il n’avait point aimé.

Son bon naturel s’attendrissait encore sur le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. « Que penseront-ils, répétait-il souvent, quand ils n’auront point de mes nouvelles ? Ils me croiront un ingrat. » Cette idée le tourmentait ; il plaignait ceux qui l’aimaient, beaucoup plus qu’il ne se plaignait lui-même.


  1. Remède chimique qui était en vigueur à la fin du xviie siècle. Son inventeur, Goddard, exerçait la médecine à Londres sous Charles II ; c’est pourquoi ce remède s’appela en France gouttes d’Angleterre (G. A.)
  2. Doctrine janséniste des élus.
  3. Voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
  4. Le Traité de Physique de Rohault est de 1671.
  5. Le premier volume de l’ouvrage de Malebranche est de 1674. Dans cette partie, Malebranche se montre disciple de Descartes, et rejette en philosophie l’autorité.
  6. Système soutenu par les thomistes. C’est le concours immédiat de Dieu avec la créature.
  7. Voyez tome XI, page 202.
  8. Voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
  9. Le comté de Fezensac, ayant sept lieues de longueur sur cinq de largeur ; il avait été, en 1140, réuni au comté d’Armagnac. Le vicomté de Fesansaguet, ou petit Fezensac, fut aussi, en 1404, réuni au comté d’Armagnac. Le comté d’Astarac avait environ treize lieues de longueur et onze de largeur.