L’Ingénu/Chapitre XII

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 279-280).
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CHAPITRE XII.

CE QUE L’INGÉNU PENSE DES PIÈCES DE THÉÂTRE.


Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantés dans un terrain favorable ; et il était bien extraordinaire qu’une prison fût ce terrain.

Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quelques pièces du théâtre français. Les vers qui parlaient d’amour portèrent à la fois dans l’âme de l’Ingénu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chère Saint-Yves. La fable des deux Pigeons[1] lui perça le cœur ; il était bien loin de pouvoir revenir à son colombier.

Molière l’enchanta. Il lui faisait connaître les mœurs de Paris et du genre humain. « À laquelle de ses comédies donnez-vous la préférence ?

— Au Tartuffe, sans difficulté.

— Je pense comme vous, dit Gordon ; c’est un tartufe qui m’a plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des tartufes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragédies grecques ?

— Bonnes pour des Grecs, dit l’Ingénu. » Mais quand il lut l’Iphigénie moderne, Phèdre, Andromaque, Athalie, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par cœur sans avoir envie de les apprendre.

« Lisez Rodogune, lui dit Gordon ; on dit que c’est le chef-d’œuvre du théâtre ; les autres pièces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison. » Le jeune homme, dès la première page, lui dit : « Cela n’est pas du même auteur.

— À quoi le voyez-vous ?

— Je n’en sais rien encore ; mais ces vers-là ne vont ni à mon oreille ni à mon cœur.

— Oh ! ce n’est rien que les vers », répliqua Gordon.

L’Ingénu répondit : « Pourquoi donc en faire ? »

Après avoir lu très-attentivement la pièce, sans autre dessein que celui d’avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre compte de ce qu’il avait senti, voici ce qu’il répondit : « Je n’ai guère entendu le commencement ; j’ai été révolté du milieu ; la dernière scène m’a beaucoup ému, quoiqu’elle me paraisse peu vraisemblable : je ne me suis intéressé pour personne, et je n’ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent.

— Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons.

— Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c’est ici une affaire de goût ; le mien ne doit pas encore être formé : je peux me tromper ; mais vous savez que je suis assez accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne qu’il y a souvent de l’illusion, de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J’ai parlé d’après la nature ; il se peut que chez moi la nature soit très-imparfaite ; mais il se peut aussi qu’elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes. » Alors il récita des vers d’Iphigénie, dont il était plein ; et quoiqu’il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d’onction qu’il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite Cinna ; il ne pleura point, mais il admira.


  1. De La Fontaine.