L’Ingénu/Chapitre XIV

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 284-285).
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CHAPITRE XIV.

PROGRÈS DE L’ESPRIT DE L’INGÉNU.


L’Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l’homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu’à la trempe de son âme : car, n’ayant rien appris dans son enfance, il n’avait point appris de préjugés. Son entendement, n’ayant point été courbé par l’erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. « Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte me paraît le ralliement de l’erreur. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie ?

— Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon ; tous les hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures.

— Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute ; et l’univers aurait été d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et suprême de dire : il y a une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. »

Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature, faisait une impression profonde sur l’esprit du vieux savant infortuné. « Serait-il bien vrai, s’écria-t-il, que je me fusse rendu réellement malheureux pour des chimères ? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain ; mais j’ai perdu la mienne ; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l’abîme où je suis. »

L’Ingénu, livré à son caractère, dit enfin : « Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie ? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l’école me semblent peu sages ; ceux qui persécutent me paraissent des monstres. »

Les deux captifs étaient fort d’accord sur l’injustice de leur captivité. « Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l’Ingénu ; je suis né libre comme l’air ; j’avais deux vies, la liberté et l’objet de mon amour : on me les ôte. Nous voici tous deux dans les fers, sans en savoir la raison et sans pouvoir la demander. J’ai vécu Huron vingt ans ; on dit que ce sont des barbares, parce qu’ils se vengent de leurs ennemis ; mais ils n’ont jamais opprimé leurs amis. À peine ai-je mis le pied en France, que j’ai versé mon sang pour elle ; j’ai peut-être sauvé une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, où je serais mort de rage sans vous. Il n’y a donc point de lois dans ce pays ? On condamne les hommes sans les entendre ! Il n’en est pas ainsi en Angleterre. Ah ! ce n’était pas contre les Anglais que je devais me battre. » Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours à sa juste colère.

Son compagnon ne le contredit point. L’absence augmente toujours l’amour qui n’est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que de morale et de métaphysique. Plus ses sentiments s’épuraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux ; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son âme. Il sentait que son cœur allait toujours au-delà de ce qu’il lisait. « Ah ! disait-il, presque tous ces auteurs-là n’ont que de l’esprit et de l’art. » Enfin le bon prêtre janséniste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l’amour auparavant que comme un péché dont on s’accuse en confession. Il apprit à le connaître comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l’âme autant que l’amollir, et produire même quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste.