L’Insurgé (Vallès)/30

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Charpentier (p. 309-319).

XXX

Demain !

Je m’imagine que nous n’avons plus que quelques heures devant nous pour embrasser ceux que nous aimons, bâcler notre testament, si c’est la peine, et nous préparer à faire bonne figure devant le peloton d’exécution.


Corrompu que je suis ! Je voudrais dîner royalement avant de partir ! Il m’est bien permis de me gargariser la gorge et le cœur avec un peu de vin vieux, avant qu’on me lave la tête ou qu’on me rince les entrailles avec du plomb !

La Commune ne sera pas perdue pour si peu !… Et j’aurai eu la veine de finir comme un viveur, après avoir vécu comme un meurt de faim !


— Madame Laveur ! une bouteille de Nuits, du boudin aux pommes, une frangipane de quarante sous — j’en emporterai ! — et des confitures de la grand’mère, de celles-là, en haut, sur l’armoire, vous savez !… Messieurs, à votre santé !


J’ai bien traîné là une heure. J’ai trouvé le Bourgogne si chaud, le boudin si gras, et la frangipane si sucrée !

— Encore un verre de fine…

— Ah ! mais non ! Pas la caboche lourde !

Je jette la serviette et prends mon chapeau.

Avec Langevin, nous filons du côté où l’on nous dit qu’est Lisbonne.


Porte de Versailles.

— Présent, colonel !

— Tant mieux ! Les trente sous seront contents de voir des gouvernants à côté d’eux. Tout est en ordre, mes mesures sont prises, et comme je tombe de fatigue, je vais piquer un somme dans ce coin. Faites-en autant, croyez-moi ; mieux vaut ne pas s’esquinter d’avance.


Nous suivons le conseil, et nous nous étendons chacun sur une vareuse, avec une giberne pour oreiller, pas bien loin d’un lit où est allongé, hideux dans son costume bleu de ciel, un turco, l’ordonnance de Lisbonne, qui hier a été mis en capilotade par un obus, et dont le crâne défoncé a l’air d’avoir été rongé par les rats.

Je ne dors pas ! J’écoute, l’oreille contre terre, les bruits qui peuvent venir du lointain.


Y a-t-il un lien de défense, un plan d’ensemble ? C’est le général La Cécilia, m’a-t-on dit, le commandant de ce rayon de Paris, qui porte ces secrets dans les fontes de sa selle. Il doit venir donner à Lisbonne les dernières instructions.


Nous ne savons rien, nous autres !

Quand, à la Commune, nous voulions toucher aux choses de guerre, le Comité militaire faisait sonner ses éperons, et l’on nous renvoyait à l’Instruction publique, ou ailleurs — chacun dans son trou !

— Avez-vous été soldat ? qu’y connaissez-vous ? Il y a une commission nommée, ne lui mettez pas votre porte-plume dans les jambes… laissez faire les spécialistes !…


Ah ! maintenant, je m’en ronge les poings !

Où est-il, La Cécilia ? Je n’entends pas approcher son fameux cheval noir, qu’il aime à faire piaffer, dit-on.

J’ai envie de me lever, de prendre la première rosse venue, de l’enfourcher, et de descendre au galop sur Paris, pour aller hurler ma rage et en appeler au peuple.

Mais ce serait déserter quand l’ennemi approche !…

Dans la matinée, des femmes trop en guenilles, des individus à mine louche, ont été surpris par les éclaireurs. Ils se réclament de la misère pour expliquer leur rôderie nocturne, et comme l’un d’eux a dit qu’il allait arracher de quoi manger dans un champ, j’ai, au nom de mes faims d’autrefois, empêché qu’on le fusillât. Les mains sont bien blanches, pourtant… le langage bien pur !


Voilà que le sommeil arrive… Je jette un dernier regard, lourd et morne, sur ce rez-de-chaussée mal éclairé, où nous sommes cinq ou six affalés sur le carreau, s’arrêtant de ronfler quand un obus est tombé tout près, mais ne se dérangeant pas pour si peu.


Lundi. Aux armes !

— Debout !

C’est Lisbonne qui nous secoue.

— Il y a du nouveau ?

— Presque rien… Un régiment de ligne est là ! Tiens, d’ici, tu peux voir les pantalons rouges !


Un peu de fièvre — d’avoir dormi ! Un frisson dans le dos — c’est le frais du matin ! Un flot de mélancolie au cœur — c’est la vue du ciel blêmissant !

Où est mon écharpe ?…

Les hommes se massent autour de nous.

— Dis-leur un mot ! me souffle Lisbonne qui défripe sa tunique et achève de boucler son ceinturon.

J’ai prononcé un bout de discours et j’ai été prendre place à l’angle de la barricade, en élargissant ma ceinture sur mon paletot. Langevin en fait autant.


Lisbonne, lui, est monté sur les pavés… on peut le viser en plein du fond de la rue.

À son tour, il parle en révolutionnaire, et termine par un geste d’orateur romain rejetant sur l’épaule le pan du peplum. Seulement, sa vareuse est bien courte, et il a beau tirer, ça ne se retrousse pas plus haut que le nombril.

Langevin s’étonne de me voir sourire. En effet, il a passé un éclair de gaieté sur mes lèvres en retrouvant l’acteur dans le héros, et je n’ai vu que cela pendant un moment, dans le paysage de combat qu’éclaire la pâleur de l’aube.


Drapage à part, il a été simple, franc et crâne, le colonel Lisbonne !

Il a grimpé encore d’un cran, a élevé son chapeau tyrolien, et se tournant du côté des Versaillais, a crié : « Vive la Commune ! »


À la besogne, maintenant !

— Il manque quelque chose ici… fait observer un garde.

— Les pierres ne sont pas bien étayées par là !… prétend un autre.

— Est-ce que nous avons assez de cartouches ?… demande un troisième.


Voilà que de divers côtés des plaintes s’élèvent ! Un murmure monte.

Ce ne sont pas les fantassins qui font feu. Ce sont les fédérés qui tirent sur nous avec des paroles de reproche et de colère.

— Nous sommes las ! Il y a des semaines que nous traînons ici… Nous voulons revoir nos femmes !… Pas une précaution n’est prise…

À l’envi, on montre le bâillement de la barricade, le trou fait par le manque de sacs — sacré trou, placé juste assez haut pour que la lumière naissante passe à travers, éclairant le vide d’une blancheur crue ! Par ce trou-là va s’évader tout le courage du bataillon !


Est-ce le courage qui manque ?…

Eh ! non ! c’est l’amour du foyer qui les reprend aux entrailles ! On veut embrasser l’enfant, caresser la bourgeoise, avant de plonger dans l’inconnu de la suprême bataille, sur le pavé de ce Paris où l’on préfère mourir, si c’est la fin.

Ce ne sont pas des gens de caserne, des coucheurs de chambrée ! Ils ont de la famille, ces irréguliers, mauvais hommes de camp et de bivouac !


Puis ils ont peur de notre ignorance, ils ne croient pas que ces deux gouvernants, un mécanicien et un journaliste, même ce colonel — qui fut comédien — soient de force à commander contre des officiers pour de bon, sortant de Saint-Cyr, venus d’Algérie, aguerris, bronzés, disciplinés, matés !


Nous sommes débordés : on nous pousse jusque sous un hangar, où l’on délibère à mots hachés, avec des gestes furieux.

— Où sont les ordres ? quel est le plan ?…

On crie cela tout haut, comme je me le disais tout bas, l’oreille à terre, attendant le cheval de La Cécilia.

— Vous ferez mieux de filer, dit Lisbonne ; ils sont capables de vous fiche au mur ! Moi, ils me connaissent, m’aiment un peu, je vais tâcher de les retenir !


— Une voiture !

— Voici, patron.

— Vous n’avez pas peur sur votre siège, l’ami ?

— Peur !… je suis de Belleville ! Et je vous connais bien, allez. Hue ! Cocotte !

Les balles sifflent, Cocotte secoue l’échine, le cocher se penche et bavarde.

— Ils n’entreront pas, citoyen… si chacun défend bien son quartier.

C’est ce qui va nous tuer, cette idée ! Quartier par quartier !… La Sociale reculera !


Du Trocadéro, la troupe a tiré sur le Champ de Mars. L’École Militaire s’est vidée : le Ministère de la guerre aussi !

Je viens de grimper les escaliers, d’enfoncer les portes.

Personne !

En bas, la galopade de la défaite !

— Tout le monde est à l’Hôtel-de-Ville, me crie un capitaine sous la voûte.

— C’est là qu’on va ! disent les officiers en roulant vers la place de Grève.


Quelques résolus se sont mis en travers du chemin.

— Vous ne passerez pas ! hurlent-ils.

L’un d’eux, cheveux au vent, bras nus, poitrail à l’air, a du sang qui gomme dans les poils. Il vient de recevoir un coup de baïonnette lancé de loin, mais il a croisé la sienne contre la multitude.

— Halte-là !

Et il va piquer dans le tas !


Ah bien, oui ! L’inondation humaine l’a emporté, lui et son arme, comme une miette de chair, comme un fétu de limaille, sans qu’il y ait eu un cri, même un geste, qui ait déchiré l’air. L’on n’a entendu que le fourmillement de la foule, comme la marche dans la poussière d’un troupeau de buffles.


Hôtel-de-Ville.

Ils y sont en effet, La Cécilia et vingt autres : chefs de corps ou membres de la Commune.

Les visages sont mornes ; on parle presque à demi-voix.

— Tout est perdu !

— Rentrez ces mots dans votre gorge, Vingtras ! Il faut, au contraire, crier au peuple que la cité sera le tombeau de l’armée, lui donner du cœur au ventre, et lui jeter l’ordre d’élever les barricades.

Je conte ce que j’ai vu.

— À la porte de Versailles, ils ont hésité, c’est possible ; mais, dans Paris, vous verrez qu’ils tiendront contre les soldats tant qu’ils auront des cartouches et de l’artillerie.


Dans Paris ! Mais que dit ce Paris ?…

Je n’ai eu que le spectacle de la déroute, depuis que le soleil est levé !


Midi.

Où avais-je la tête ! Je croyais que la Ville allait sembler morte avant d’être tuée. Et voici que femmes et enfants s’en mêlent ! Un drapeau rouge tout neuf vient d’être planté par une belle fille, et fait l’effet, au-dessus de ces moellons gris, d’un coquelicot sur un vieux mur.

— Votre pavé, citoyen !


Partout la fièvre, ou plutôt la santé ! On ne crie pas, on ne boit point. À peine, de temps en temps, une tournée sur le zinc, et vite on se balaie les lèvres du revers de la main et l’on retourne à l’établi.

— Nous allons tâcher de faire une bonne journée, me dit un des piaillards de ce matin. Vous avez douté de nous tout à l’heure, camarade ! Repassez quand ça chauffera, et vous verrez si vous aviez affaire à des lâches !

La moisson de coquelicots frissonne… on peut mourir maintenant !


Point de chef ! Personne avec quatre filets d’argent à son képi, ou même ayant aux flancs la ceinture à glands d’or de la Commune.

J’ai presque envie de cacher la mienne, pour n’avoir pas l’air de venir une fois la besogne faite ; d’ailleurs, on ne la salue guère.

— Votre place n’est pas ici, m’a même dit brutalement un fédéré à visage ridé. Allez rejoindre les autres ; constituez-vous en Conseil, décidez quelque chose ! Vous n’avez donc rien préparé ? Ah ! nom de Dieu !… Par ici le canon, François ! Femme, mets là les dragées !


Je ne vaux pas cette rouleuse de boulets et ce pousseur de canon ! Comme écharpier, je ne compte pas !