L’Insurgé (Vallès)/31

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 321-332).

XXXI

Ve arrondissement.

Mais peut-être ceux qui m’ont coudoyé depuis que je me défends contre la vie seront-ils contents de revoir, debout au milieu d’eux, en ce moment suprême, l’ancien camarade de misère et de travail, le pauvre diable qui se promena si longtemps, en habits élimés, au Luxembourg.

Ce Pays Latin, où a langui ma jeunesse douloureuse, n’a jamais dépêché de combattants, dans les guerres sociales, d’un autre côté que du côté des assassins. Les neveux de Prudhomme ont toujours renâclé devant les batailles où leurs paletots frôleraient des blouses, où le contremaître de la barricade brutaliserait les bacheliers — s’ils embarrassaient la manœuvre et gênaient le tir.

Qui sait s’ils ne seront pas plus décidés, ayant un des leurs pour capitaine !

J’ai couru à l’Hôtel-de-Ville.

— Gambon, mets le cachet là-dessus.

— Bonne idée ! ils te connaissent tous, là-haut, autour de la Sorbonne. Seulement, tu es mal avec Régère, je crois ? Enfin, voilà ton papier… Et maintenant, embrasse-moi ! On ne sait pas ce qui peut arriver !

Il m’a embrassé, en paraphant, comme membre du Comité de Salut Public, ma commission d’envoyé pour présider à la direction de la défense au Panthéon.


Je ne suis guère fort en stratégie. Comment fortifie-t-on un quartier ? Comment met-on des pièces en batterie ?

Est-ce que ça sait quelque chose, un éduqué ?

En passant devant le collège Sainte-Barbe, puis Louis-le-Grand, je leur ai montré le poing — écolier aux moustaches grisonnantes qui en veut à ces casernes de ne lui avoir rien appris qui puisse lui servir maintenant contre la troupe !


Régère était de la majorité, et un des enragés. On se dit bonjour tout de même. Mais il veut garder le commandement… tout le commandement !

Allons ! Jacques, fourre la paperasse dans ta poche ; n’invoque que ton passé de Bibliothèque et d’Odéon, des semaines de dèche et de prison, auprès des vieux copains.

J’en ai retrouvé plusieurs en pleine rue. La moitié fuyait, allait se cacher, mais le reste a mis la main à la pâte — bravement !

J’ai dû, par exemple, signer des tas de nominations de délégués, au nom de ma délégation à moi, que j’ai retirée fripée de mon gousset.

Il en faut, de ces chiffons-là, pour ceux qui ont un orgueil de vingt ans. Ils s’exposent à être fusillés ce soir, pour avoir, ce matin, un brevet d’officier à montrer.


Pourtant, ils se sont mis à l’œuvre, matelassant, approvisionnant, munitionnant — et se compromettant jusqu’à la mort.

C’est ce qu’il faut !

Si quelques-uns de ces fils de famille sont, demain, massacrés ou transportés, c’est de la graine d’insurrection jetée dans le champ des bourgeois.


Je prends pied et langue dans le bivouac qui s’est installé autour du Panthéon. Ah ! l’on ne dit pas de bien de la Commune !

— Si elle avait été plus énergique !…

— Et si vous n’aviez pas endormi le peuple avec votre journal de modérés, vous, Vingtras ! fait un lieutenant, me prenant presqu’à la gorge.

Dans cette compagnie-là, on n’aime pas la minorité.

Une détonation !

— Tiens ! il faudra faire mettre une pièce à mon pardessus.

Un peu plus bas, c’était ma peau même qu’il y aurait eu à recoudre.

Un pistolet est parti… par mégarde.


On s’est raccommodés.

Les rancunes se taisent devant l’ennemi qui approche.

Il est gare Montparnasse déjà !

Va-t-il sauter sur le quartier ?


— Si l’on sautait sur lui ?…

Cette idée est jetée, le soir, dans le conseil des commandants réunis, par un compagnon d’autrefois, un lettré aussi, mais qui ne croit point à la stratégie classique et à la défense derrière des pierres.

— Marchons en avant, et délogeons-les !

— C’est une folie ! ripostent à l’unanimité ceux qui ont été soldats.

Folie hardie, en tout cas, qui peut déconcerter l’adversaire, et ne sera guère plus dangereuse que la résistance passive ! Mais nous restons, seuls avec notre projet de fous, le camarade et moi, nous jurant d’aller jusqu’au bout, côte à côte, coûte que coûte.

— Si je recevais une blessure trop cruelle, promettez-moi de m’achever ?

— Oui, à condition que vous me rendrez le même service, si c’est moi qui étrenne ?

— Entendu !


C’est que la souffrance me fait une peur du diable ; par lâcheté, j’aimerais mieux la mort. Quoique, cependant, crever d’un dernier gnon donné par un copain, au coin d’un mur, ce ne soit pas précisément gai !

— Et être lardé vivant par les baïonnettes, vous trouvez que ce serait drôle ?

— Lardé !…

— Mon cher, ces lignards nous auraient déjà hachés s’ils avaient pu, quand nous prêchions la guerre à outrance. Ils nous arracheront cette fois les yeux avec le tire-bouchon de leur sabre, parce que c’est à cause de nous qu’on les a fait revenir de leurs villages.


Un combattant m’aborde.

— Citoyen, voulez-vous voir comment c’est fait, le cadavre d’un traître ?

— On a exécuté quelqu’un !

— Oui, un boulanger qui a nié d’abord, qui a avoué ensuite.


Le fédéré m’a vu blêmir.

— Vous auriez peut-être voté l’acquittement, vous ! Ah ! vingt dieux ! ne pas comprendre que casser la tête d’un Judas, c’est sauver la tête de mille des siens ! J’ai l’horreur du sang et j’en ai plein les mains : il s’est accroché à moi au coup de grâce ! Seulement, s’il n’y en a pas qui tuent les espions, alors quoi ?


Un autre est intervenu dans le débat.

— C’est pas tout ça ! Vous voulez garder vos pattes nettes pour quand vous serez devant le tribunal ou devant la postérité ! Et c’est nous, c’est le peuple, l’ouvrier, qui doit toujours faire la sale besogne… Pour qu’on lui crache dessus après, n’est-ce pas ?


Il dit vrai, cet irrité !

Oui, l’on veut paraître propre dans l’histoire, et n’avoir pas de fumier d’abattoir attaché à son nom.

Avoue-toi cela, Vingtras ; ne mets pas à ton acquit la pâleur qui t’a envahi la face devant le geindre fusillé !


Mardi, 5 h. du matin.

La bataille est engagée du côté du Panthéon.

Ah ! que c’est triste, par ce soleil levant, cette descente des civières toutes barbouillées de pourpre humaine ! Ce sont les blessés de là-haut — de la rue Vavin et du boulevard Arago — qui sont apportés aux ambulances.

J’ai dormi dans je ne sais quel endroit de la mairie ; voisin d’un mort, cette nuit comme l’autre.

Le boulanger est là, derrière ces planches, et des brins de paille humide ont été roulés, par une rigole d’eau, jusqu’à mes pieds.


On m’a réveillé au petit jour, et j’ai pris le chemin des barricades.

Mais, en route, commandants et capitaines m’arrêtent, me saisissent les mains, les basques, demandant des munitions, du pain, un conseil… quelques-uns un discours.

Il en est qui menacent :

— Avec ça que la Commune a le droit d’élever la voix !


Ah ! je m’y perds ! Et personne n’est avec moi pour me renseigner et me soutenir, pour partager le fardeau ! Des membres de la Commune qu’a élus le quartier, je n’ai encore vu que Régère, assailli, débordé, noyé à la municipalité — et Jourde, qui est apparu un moment, mais qui a bien d’autres responsabilités sur les épaules.

C’est lui qui tient les derniers écus qui vont alimenter l’insurrection, payer les vivres que les plus résolus réclament si haut. Il a, en plus, son ministère qui brûle, grâce aux obus de Versailles.

Et je suis seul.

De temps en temps, on me colle contre une maison et l’on parle de me régler mon compte.

Würtz, l’Alsacien, un des juges d’instruction de Ferré, vient de m’en sauver d’une belle à l’instant.


— Vous n’êtes pas Vingtras !

On s’est rassemblés.

— Un mouchard ! Abattez-nous çà !

— À la mairie ! À la mairie !

— Pourquoi à la mairie ? Là, contre la palissade !

— Jacques Vingtras a de la barbe. Vous n’êtes pas Jacques Vingtras !

— Au mur ! Au mur !!

Ce mur est la devanture d’un café de la rue Soufflot.

J’ai essayé de m’expliquer.

— Mais, sacrelotte ! depuis mon évasion du Cherche-Midi, j’ai gardé le menton ras !…


Malgré tout, j’allais quand même y passer, je crois bien, lorsque Würtz a sauté dans le groupe en fureur.

— Qu’allez-vous faire là !

On le connaît, si on ne me reconnaît pas. Et il jure que j’ai droit à mon nom.

— Pardon, excuse, citoyen !

Je me suis secoué comme un chien mouillé, et l’on est allés prendre un verre… tous en chœur !

Maintenant qu’on est bien sûr que je suis Vingtras, je suis prisonnier de tous ces bataillons qui arrivent, et dont les gradés veulent serrer la pince, — ou la vis — au rédacteur en chef du Cri du peuple, la seule écharpe écarlate qui traîne dans l’arrondissement.

Et les détails m’empoignent, m’étranglent ! C’est à moi qu’on s’adresse pour tout. Pour tout — et pour rien.


J’ai à peine eu le temps, depuis qu’on lutte, d’aller voir comment on se défend. Deux ou trois fois, j’ai voulu remonter du côté où Lisbonne et Henry Bauer tiennent comme des enragés…

Mais j’ai été retenu, rappelé, repris ; la plupart du temps, parce qu’on parlait de trahison, et qu’un homme se débattait aux mains de défiants et d’exaspérés qui étaient pour la justice sommaire.

Il n’y a eu cependant de tué, à ma connaissance, que le mitron. On dit bien qu’on a fusillé le commandant Pavia dans une cour, sans crier, de peur que je ne le sauve, mais on n’a pas vu le corps.


Une estafette.

— La rue Vavin demande du secours !

Le roulement veut que ce soient les Enfants du Père Duchêne qui se portent vers la barricade en détresse.

Ils ne se le font pas dire deux fois.

— Vermersch en tête !

L’appel est parti de divers points.

Mais Vermersch n’est pas là.

— Ah ! les gendelettres, les journalistes !… Dans les caves, quand il s’agit de se battre !

— Les journalistes ! Vous en voulez un ?… Me voilà.


En route !

Le tambour bat. Je suis près de lui, et les vibrations de la caisse résonnent dans mon cœur : ma peau frémit autant que la peau d’âne.


À mi-chemin, des hommes accourus au bruit m’attirent à eux.

— Il faut que vous veniez… Versailles a des gens qui travaillent en dessous à la mairie du VIe ; ils ont des connivences avec le génie, qui tient Montparnasse. Je m’appelle Salvator ; vous devez me connaître, vous m’avez entendu au club de l’École de Médecine. Croyez-moi, suivez-nous… Carrefour Bréa, le premier venu fera votre ouvrage, tandis qu’à Saint-Sulpice on vous écoutera sûrement.

— Si cela est utile, quittez-nous, m’a dit le capitaine même des Enfants du Père Duchêne.


Il y a, en effet, dispute, et presque bataille.

Je tâche d’y voir clair.

Mais voici venir Varlin — Varlin, qui est l’idole du quartier, et devant qui l’on s’est tu, dès qu’il est entré.

J’ai ma liberté !


Pas encore. Un officier qui campe au Ve me cherche partout. Dès qu’il m’aperçoit :

— Vingtras, voulez-vous remonter tout de suite là-haut ? On parle de faire sauter le Panthéon.

Je remonte.


Une douzaine d’obus éclatent autour de la fontaine Saint-Sulpice, et lancent jusque sous nos semelles leurs éclats qui puent.

Un profil de prêtre derrière un rideau ! Si les fédérés qui sont avec moi l’aperçoivent, il est mort !

Non ! ils ne l’ont pas vu !… Passons vite.


Elle est vide et lugubre, cette rue, pleine seulement des tessons de fonte qui courent, devant et derrière nous, comme des rats rentrant dans l’égout.

Les maisons sont closes. On dirait de grands visages d’aveugles, toutes ces façades sans regards.


Dans une encoignure, un aveugle pour tout de bon, son caniche aux pieds, dit lamentablement :

— La charité, s’il vous plaît !

Je le connais depuis trente ans. Il est venu là avec des cheveux noirs ; il a maintenant des cheveux blancs. Il me semble qu’il était à cette même place le 3 décembre 1851, quand Ranc, Arthur Arnould et moi, nous vînmes pour nous emparer de cette même mairie où sont les nôtres aujourd’hui — avec des traîtres en surplus !


Une autre bombe, d’autres tessons chauds et sentant mauvais.

— La charité, s’il vous plaît !


Oh ! mendiant, qui ne lâches pas ta sébile, même sous le canon ! Mécanique montée pour la lâcheté, qui as l’impassibilité d’un héros ! et dont le cri guttural sort, monotone parmi cette tempête humaine, impitoyable dans cette lutte sans pitié !

Il est là, contre la colonne de l’église, comme une statue — la statue de l’Infirmité et de la Misère, debout au milieu d’un monde qui avait rêvé de guérir les plaies et d’affranchir les pauvres !


On lui donne ! Les gens qui vont se battre jettent les sous et mendient les cartouches.

— Merci, mes bons messieurs !