L’Océanographie et les Pêches maritimes

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L’OCÉANOGRAPHIE

ET LES PÊCHES MARITIMES



I

L’océanographie, étant la science des choses de la mer, pourrait comprendre la biologie marine et spécialement l’histoire des mouvements du poisson. Si même on la restreint, comme il est d’usage, à la seule mécanique de l’océan, elle domine encore toute la pratique des pêches, s’il est vrai que la vie et les mouvements du poisson sont déterminés par les conditions dynamiques, physiques et chimiques de l’eau qui le baigne. L’influence des lieux, des saisons et du temps sur la pêche se marque souvent sans erreur possible ; parfois au contraire elle est spécieuse, moins certaine ou moins simple. De leurs observations les pêcheurs ont enrichi lentement un manuel traditionnel, voire même une théorie composite, fragmentaire, parfois contradictoire et c’est déjà une application de l’océanographie aux pêches, application où l’erreur et la vérité se mêlent dans une mesure inconnue.

Quand les hommes de science ont abordé ce domaine ténébreux, ils y ont projeté quelques hypothèses très claires, très lumineuses, trop souvent fausses malheureusement, et leur intervention ne fut pas toujours marquée par un progrès. Si l’on n’a pas attendu les savants pour réfuter l’origine polaire du hareng, on leur doit une théorie assez analogue de ses migrations saisonnières ; dans cette hypothèse les poissons voyageurs seraient étroitement sténothermes, c’est-à-dire astreints à l’obligation d’habiter toujours des eaux à la même température. Ainsi en Amérique comme en Europe, le maquereau fréquente les eaux littorales du printemps à l’automne, puis il disparaît mys térieusement pendant tout l’hiver ; d’ailleurs il marque une tendance à s’élever vers le nord à mesure que les chaleurs augmentent ; il n’en fallait pas davantage pour fonder une théorie des migrations du maquereau, et pour expliquer sa disparition annuelle ; il allait, pensait-on, hiverner au large, au fond de l’océan libre par quelque cent brasses d’eau dans des couches à 7 ou 8° ; or nous avons révélé naguère[1] que le maquereau se maintient tout l’hiver dans la Manche, et parfois dans de très petits fonds où la température descend bien au-dessous de 7°.

Cette erreur, et d’autres encore sur lesquelles nous reviendrons, procèdent d’une conception simpliste et anthropocentrique des phénomènes les plus complexes. Sans doute la température impressionne les poissons ; mais si le cycle des saisons amène un déplacement de certaines espèces, ce n’est pas forcément dans la direction où nous irions nous-mêmes pour éviter les chaleurs de l’été ou les rigueurs de l’hiver.

S’il est vain de substituer notre logique à la sensibilité du poisson pour découvrir les causes qui le mènent, nous pouvons en revanche tenter une étude plus modeste et plus laborieuse, mais plus féconde aussi ; ayant noté les circonstances qui accompagnent chaque changement d’allure, nous chercherons à démêler celles qui sont vraiment concomitantes ; et nous aurons chance de découvrir par là même, la vraie causalité du phénomène, ses lois, et la méthode de prévision qu’elles comportent.

Mais on voit tout de suite que la notation complète des circonstances entraîne une enquête minutieuse avec toutes les ressources et les précisions de l’océanographie moderne ; nous aurons à déterminer des températures et salinités, des teneurs en gaz dissous (oxygène, acide carbonique, ammoniac, hydrogène sulfuré), en substances variées comme la chaux, la magnésie, la silice, les matières albuminoïdes, en aliments figurés ou vivants (plankton) ; et nous aurons encore à apprécier la force du courant, sa direction, son origine surtout avec tout ce qu’elle implique[2].

Bref, si l’on veut sortir des méthodes hasardeuses et conjecturales, il semble que l’on ne peut fonder la théorie des mouvements du poisson que sur l’étude rationnelle et intégrale de l’océanographie.

La thèse que nous résumons ainsi, et que nous voulons discuter, inspire une entreprise internationale qui groupe actuellement en un effort commun et sur un seul programme toutes les nations du nord de l’Europe, la France exceptée.

Depuis 1902 ces nations ont institué des laboratoires, armé des navires scientifiques qui poursuivent par des observations identiques et des croisières simultanées une vaste étude dont le programme tient dans les lignes suivantes

« Étudier le système des courants de l’Atlantique du Nord et des changements qui s’y présentent en différentes saisons, d’où dépendent les variations du plankton ou aliment des poissons, qui est suspendu dans l’eau, aussi bien que l’apparition et la disparition des poissons voyageurs dans les susdits territoires marins. Étudier la température et la quantité de chaleur qui se trouvent dans les couches d’eau en différentes saisons dont dépendent les climats et le temps dans les pays baignés par la mer du Nord ainsi que dans tout le nord de l’Europe surtout en hiver et en été[3]. »

Ainsi se trouve posée, dès le seuil de l’entente internationale, cette affirmation que les fins de l’océanographie sont doubles, qu’elles embrassent d’une part la théorie des climats et la prévision du temps, d’autre part les lois du développement et de la répartition du plankton avec la théorie des migrations du poisson. Les promoteurs du programme international ont insisté tout spécialement sur cette seconde partie qui devait séduire les peuples utilitaires et justifier pour eux les lourdes dépenses que ces études impliquent. Dans le même but sans doute on y a joint un programme biologique assez peu précis, et que chaque nation poursuit à sa guise dans la direction où elle est sollicitée par la nature et les intérêts de sa propre pêche. Nous n’examinerons pas ici ces recherches biologiques, car nous n’avons pas le dessein d’indiquer ce que la science en général peut faire pour le progrès des pêches ; nous nous proposons seulement d’étudier les rapports particuliers des pêches maritimes avec l’océanographie. Pour cela nous examinerons successivement, le milieu océanographique tel qu’on l’envisage aujourd’hui, c’est-à-dire le courant, et ensuite la façon dont le poisson réagit aux conditions océanographiques.

Toutefois, avant d’aborder cette double analyse, nous allons rapporter un exemple qui nous permettra de faire concevoir la nature de ces rapports ; il a d’ailleurs cet intérêt d’être l’origine historique du grand mouvement de coopération que nous venons de dire et qui s’appelle l’entente internationale pour l’étude de la mer du Nord.

Le Skagerrak est un carrefour où se rencontrent sans se mêler des eaux bien différentes : l’eau saumâtre de la Baltique, venue par les détroits danois, se tient toujours à la surface à cause de sa légèreté (moins de 30 grammes de sel p. 1000) ; au contraire, dans les grands fonds on trouve une eau très dense qu’on appelle eau océanique (salinité 35 p. 1000) ; enfin des courants bien connus amènent par les côtes du Jutland une eau de salinité moyenne qu’on nomme l’eau des bancs (salinité 32 à 34 p. 1000). Pendant l’hiver celle-ci occupe presque tout le détroit sauf le littoral suédois (Bohuslän) et les grands creux ; mais au printemps, elle est refoulée par une double irruption de l’eau océanique dont le niveau s’élève jusqu’à 50 mètres à peine de la surface, et de l’eau baltique qui couvre toute cette surface sur plus de 20 mètres d’épaisseur. Ainsi l’eau des bancs se réduit à une couche modeste étirée entre les deux autres. Quand revient le mois de novembre, le courant du Jutland reprend une grande force et l’eau des bancs ressaisit son domaine. Or, dès 1878, l’hydrographe suédois Ekman avait cru remarquer que ce retour offensif coïncide avec l’apparition du hareng sur les côtes de Bohuslän ; il semblait même que celui-ci ralliât la terre d’autant plus près que l’eau baltique était plus énergiquement refoulée.

Toutes les recherches faites dans le Skagerrak depuis 1878 ont eu pour but d’étudier cette oscillation semestrielle des eaux, et de vérifier son influence sur les mouvements du hareng. C’est la période des grands travaux scandinaves de Pettersson, d’Ekman, de Hjort, etc., auxquels il faut joindre, à partir de 1891, l’effort parallèle de l’amiral Wandel et des hydrographes danois. L’ardeur de tous fut encore stimulée par la disparition subite du hareng de Bohuslän à partir de 1896-97, et par la terrible misère qui s’abattit alors sur les pêcheurs.

Cet exemple offre un abrégé des problèmes qui surgissent si vraiment les mouvements d’une espèce migratrice sont liés aux conditions océanographiques ; pour expliquer le rassemblement ou la dispersion subite d’une espèce il faut chercher ce qui a pu changer en elle ou autour d’elle, ce qu’étaient notamment les conditions hydrographiques et ce qu’elles sont devenues ; et toutes ces recherches, directes ou non, se rattachent à l’étude des courants telle qu’on la comprend aujourd’hui.


II

Étude nautique des courants. — La plupart des courants de quelque intensité sont connus depuis longtemps par les traditions de la navigation, et les instructions nautiques, les cartes marines donnent à cet égard des indications nombreuses et précises. On les a déduites de la dérive éprouvée par les navires, ou du trajet naturel des épaves, des herbes marines, des glaces flottantes ; mais ces dérives dues au courant sont influencées, parfois même masquées, par l’effet contraire des vents, et cela d’autant plus que le flotteur émerge davantage. Même dans le cas où le flotteur n’émerge pas il est soumis à l’action du vent dans la mesure où celle-ci modifie la vitesse et la direction des couches superficielles ; toutefois des observations réitérées permettent d’éliminer ces causes d’erreur. Les missions hydrographiques fournissent naturellement des indications plus précises que les livres de bord du commerce, et, partout où on l’a pu, à bord des bateaux-feu ou des navires spécialement mouillés, on a fait des mesures précises de la direction et de la vitesse des courants. On a construit aussi des instruments spéciaux, mais qui tous exigent un mouillage direct ou non.

Les méthodes nautiques ont d’autres défauts que leur imprécision ; elles ne s’appliquent guère aux courants de faible vitesse, et moins encore aux courants sous-marins ; elles ne s’appliquent plus du tout quand il y a superposition de courants, et l’on va voir toute la gravité de cette insuffisance.

Les géographes ont admis jusqu’à nos jours qu’un rameau du Gulf-Stream traverse la Manche pour gagner la mer du Nord mais il est difficile de vérifier directement cette hypothèse. La Manche est en effet le siège de courants de marée qui la balaient deux fois par jour dans chaque sens avec une égale vitesse ; ainsi, dans le Pas-de-Calais, les eaux s’en vont vers la mer du Nord pendant six heures et demie avec une vitesse moyenne de 3 nœuds, soit 1 m. 55 par seconde, puis reviennent dans la Manche pendant le même temps, à la même vitesse ; il y a donc là un balancement formidable qui semble agir toujours sur la même masse d’eau et lui laisser indéfiniment la même position moyenne. Mais il se peut aussi que le flot dure un peu plus que le jusant, ou soit un peu plus rapide en moyenne, chose difficile à juger, car la vitesse n’est pas identique, ni le renversement simultané, en tous les points d’une section transversale du détroit. Dans ce cas chaque oscillation laisserait un certain résidu dans la mer du Nord, et l’on aurait ainsi un écoulement réel, quoique intermittent, des eaux de l’Atlantique par la Manche. Des épaves venues de toute la Manche atterrissent fréquemment près du Gris-Nez (Anse à morts) et semblent confirmer l’hypothèse classique ; mais toujours suspecte, nous l’avons dit, la méthode des flotteurs est particulièrement dangereuse dans les mers à courants de marée ; il suffit d’une déviation très faible, pendant leurs oscillations innombrables, pour les faire tomber dans un remous ou un contre-courant et pour fausser complètement leur itinéraire. Il est arrivé que des flotteurs, immergés simultanément au même point, atterrissaient plus tard dans les directions les plus variées[4].

Méthode physico-chimique. — Il est souvent possible de caractériser un courant par des circonstances durables de température, de salinité, de densité[5], qui lui donnent une physionomie spéciale entre les mers qu’il traverse ; tels sont le Gulf-Stream aux eaux chaudes et fortement salées, les courants polaires qui viennent baigner l’Islande et la Norvège, les courants saumâtres issus de la Baltique, etc. Naturellement ce sont encore les courants de surface qui se révèlent d’abord par de semblables indices ; mais les exemples qu’ils ont fournis ont suggéré de bonne heure un besoin de généralisation, et le désir de caractériser pareillement les courants sous-marins. C’était l’affaire d’une longue enquête sur la répartition des températures, des salinités, des densités dans toute l’étendue et à toutes les profondeurs de la mer.

Nous ne décrirons pas les appareils de prélèvement et de mesure que l’on perfectionne d’ailleurs sans cesse, et nous ne voulons pas davantage nous étendre sur les modes de détermination de la salinité. On a porté au plus haut point de précision les méthodes classiques : méthodes aréométriques ou densimétriques, pesées de l’extrait sec, titrage du chlore par les liqueurs normales, etc. ; on en a même créé de nouvelles comme la détermination de la salinité par mesure de la conductibilité électrique, du point de congélation, ou de l’indice de réfraction ; cette dernière méthode en particulier, grâce à l’emploi du prisme différentiel de Hallwach, donne très rapidement la salinité avec une erreur moyenne de 0,027 p. 1000.

Dans la pratique, les hydrographes effectuent le titrage du chlore par une solution de nitrate d’argent, avec le chromate de potasse comme indicateur (méthode de Mohr), et l’on contrôle fréquemment le titre de la liqueur d’argent à l’aide d’un étalon d’eau de mer parfaitement connu que le laboratoire international de Christiania fournit à toutes les missions. Ces étalons en tubes scellés, proviennent tous d’une même masse d’eau qui a été analysée très soigneusement par diverses méthodes, notamment par titrage de Vollhard ; on a poussé la précision jusqu’au point de déterminer les variations de densité que produit la dissolution graduelle du verre d’enveloppe dans cette eau de mer. Inutile de dire que l’on a dressé toutes les tables nécessaires pour passer de la salinité au poids spécifique et pour corriger l’une et l’autre des influences de la température et de la pression.

Les résultats d’une exploration physico-chimique de la mer se traduisent par des cartes d’isothermes, d’isohalynes et d’isostères fréquemment suggestives. Qu’une série d’isothermes dessine une pointe vers les latitudes élevées, et l’on a quelque droit de conclure qu’elles enveloppent un courant chaud montant vers le pôle ; si les isohalynes caractéristiques des eaux saumâtres de la Baltique s’épanouissent hors du Skagerrak, on pourra supposer que le détroit verse un courant irradié dans la mer du Nord. Rarement les choses ont du premier coup cette simplicité ; mais on observe souvent que le domaine d’une série d’isothermes ou d’isostères s’est modifié d’une saison à l’autre ; et l’on peut en conclure qu’il y a eu déplacement d’une masse d’eau, par conséquent renforcement relatif d’un courant ou même apparition d’un courant nouveau plus ou moins durable, plus ou moins diffus.

Le principal inconvénient de ces enquêtes physico-chimiques, c’est d’exiger ordinairement un grand nombre d’observations simultanées sur une région très étendue : par suite elles nécessitent de nombreuses stations et de nombreux navires scientifiques. Mais elles ont l’avantage de révéler des mouvements fugaces ou des déplacements très lents, et de nous faire saisir les courants sous-marins ou même ces courants que masque le balancement des marées. Elles ont surtout le mérite capital de nous livrer comme éléments directs, des températures, des compositions chimiques, des teneurs en sels ou en gaz ; or ce sont là des facteurs qui ont en eux-mêmes une importance essentielle pour l’éthologie marine, pour la pêche, et qui peuvent fournir immédiatement une conclusion biologique indépendante même de la conception du courant.

Étude mathématique des courants[6]. — De tels facteurs peuvent fournir aussi tous les éléments d’une analyse mathématique du courant. Celui-ci peut être envisagé en effet comme un problème de mécanique où les différentes forces en jeu sont susceptibles de mesure. Et déjà, Mohn[7] avait écrit l’équation du mouvement d’une particule liquide sous l’action des pressions qu’elle subit, sous l’action aussi de la rotation terrestre, enfin sous l’influence du vent. Mais les équations obtenues avaient une forme trop peu développée et impliquaient des calculs numériques très laborieux.

Depuis lors on a introduit dans le problème les principes posés par Helmoltz dans l’étude du mouvement de vortex des fluides, ou la notion de circulation d’une courbe, définie par Lord Kelvin[8].

On appelle circulation d’une courbe fermée la somme des produits par les éléments d’arc des vitesses tangentielles que prend un mobile en parcourant cette courbe tout entière et une seule fois ; ce sera donc, si l’on veut, le produit de la longueur de la courbe par la vitesse tangentielle moyenne du mobile. Au lieu d’étudier directement cette circulation qui est une somme de vitesses, on peut étudier sa dérivée qui est une somme d’accélérations tangentielles accélérations dues à la pesanteur, à l’inégalité des pressions, au mouvement de rotation terrestre, et enfin au frottement. La première accélération n’a aucune influence sur le résultat final puisque son intégrale équivaut au travail effectué par la pesanteur, ou contre elle, pour déplacer le mobile tout le long de la courbe ; et le mobile étant revenu à son point de départ le travail total est nul, pourvu que la pesanteur soit constante en chaque point[9].

La troisième cause d’accélération se calcule facilement en fonction de la vitesse angulaire de rotation terrestre, et de l’aire de la courbe étudiée projetée sur l’équateur terrestre. L’accélération de frottement échappe au calcul direct, mais on peut la déduire de l’équation générale dans certains cas simples où tous les autres termes sont directement mesurables. Reste à trouver l’accélération produite par la pression ; proportionnelle à l’inverse de la masse, c’est-à-dire au volume spécifique, elle est encore proportionnelle à la différence des pressions sur les deux faces de l’élément mobile[10]. Pour une courbe plane, on peut la calculer par une méthode graphique quand on connaît la répartition des densités et des pressions dans la mer ; il n’y a qu’à figurer les isostères et les isobares dans le plan de la courbe, et comme ces deux systèmes de lignes se coupent, il suffit de dénombrer les parallélogrammes compris à l’intérieur de la courbe ; leur nombre représente à un coefficient près la somme des accélérations dues aux pressions. Chacun d’eux est d’ailleurs la trace d’un solénoïde isobare-isostère dont toutes les molécules auront la même accélération ; en sorte que le nombre obtenu A’ s’appelle ordinairement le nombre des solénoïdes compris dans la courbe.

Mais on se place rarement dans un cas aussi général ; le problème habituel c’est l’étude de la circulation d’une courbe formée par deux verticales et deux isobares. Aux stations A et B on détermine simultanément les températures et salinités aux différentes profondeurs, et l’on forme une courbe avec les deux verticales explorées, avec l’isobare de pression 0 ou ligne de surface, et une autre isobare quelconque[11]. Le long des isobares la pression est invariable par définition, et par suite l’accélération est nulle il reste à la calculer pour les verticales, et ceci est très facile. On a pris à diverses profondeurs la salinité et la température, d’où l’on conclut, avec une table à double entrée, le volume spécifique à chaque niveau ; il n’y a plus qu’à multiplier dans chaque tranche le volume spécifique moyen par l’épaisseur correspondante, et à totaliser les résultats trouvés pour chaque verticale[12]. On fait enfin la différence des résultats pour les deux stations et l’on obtient le nombre A ou nombre des solénoïdes renfermés dans la courbe[13] ; en le divisant par la longueur de celle-ci nous aurons l’accélération tangentielle moyenne due aux variations de pression.

La définition que nous avons donnée de la circulation, et même l’exposé du calcul qui permet d’en trouver la valeur, ne donnent pas la signification concrète de cette notion ; nous en aurons une idée par l’artifice suivant : nous avons dit que l’accélération de la circulation est la somme des accélérations dues aux variations de pression A, à la force de Coriolis et aux frottements : imaginons un courant à régime permanent (où l’accélération est nulle), et supposons encore que le frottement soit négligeable ; il faudra donc que l’accélération A soit égale et opposée à celle que produit la force de Coriolis[14] ; en d’autres termes, l’effet produit par la distribution des pressions et densités équivaut à l’effet de déflexion connu produit par la rotation terrestre ; on conclut de là par exemple, que dans l’hémisphère nord un courant plus rapide à la surface qu’en profondeur doit avoir ses eaux les plus légères à sa droite, et ses eaux les plus lourdes à sa gauche ; la réciproque sera fréquemment instructive.

Méthode biologique. — Pendant que mathématiciens et physiciens rivalisent d’ardeur, les naturalistes qui doivent finalement bénéficier de ces efforts, ne peuvent demeurer inactifs. Les chiffres bruts et les mesures directes qui sont les matériaux du travail hydrographique sont déjà, on l’a dit, les facteurs du tableau biologique. Ainsi dès qu’une masse d’eau est à peu près définie le biologiste peut en cataloguer la faune et la flore ; il peut chercher dans les circonstances physiques désormais connues l’explication des groupements qu’il observe. Mais plus souvent il a dû renverser les termes du problème car ses recherches allaient plus vite que l’hydrographie ; en explorant la faune et la flore de l’océan il a pu délimiter, pour leur uniformité biologique des provinces qui sans doute sont en même temps des individualités océanographiques. C’est donc le biologiste qui va guider maintenant l’hydrographe ; il va distribuer l’océan en provinces faunistiques comme il l’a fait déjà pour les continents et les eaux littorales.

Toutefois la hiérarchie se modifie quelque peu, et les animaux supérieurs passent au second plan quand il s’agit de caractériser les étendues océaniques. Sans doute il est intéressant de noter l’arrivée à l’automne dans le Skagerrak du Pilema octopus et du Loligo forbesi, méduse et céphalopode d’origine méridionale, et la présence au printemps du Clione limacina et du Calanus hyperboreus, mollusque et crustacé venus des eaux arctiques mais de pareils documents sont exceptionnels. Nous aurons des renseignements plus abondants, plus réguliers, plus suivis en étudiant ces êtres microscopiques ou très petits qui forment le plankton.

Dans la partie centrale de la mer du Nord, par exemple, on rencontre presque en tout temps un plankton très riche en crustacés inférieurs et surtout en infusoires cilio-flagellés (Ceratium et Peridinhan) très pauvre au contraire en diatomées ; on l’a nommé Triposplankton à cause de l’abondance du Ceratium tripos et de ses variétés.

Vers l’est nous retrouverons ce même plankton jusque dans le Skagerrak où il caractérise les eaux de la mer du Nord dans le temps où celles-ci y prédominent ; mais à d’autres époques il disparaîtra devant le retour des eaux baltiques ou océaniques qui l’une et l’autre amènent des groupements nouveaux. Il va nous falloir étudier ces planktons : or, justement, les méthodes classiques, physico-chimiques ou autres n’ont pas révélé l’origine première de ces eaux océaniques ; l’étude du plankton va peut-être le faire et son intérêt se trouve ainsi doublé. Ces eaux semblent venir par la fosse norvégienne du détroit qui sépare les Shetland des Fœröé. Ce détroit est une ligne de hauts fonds allant jusqu’à l’Islande ou au Groenland, et qui forme d’autre part la bordure de la mer du Nord jusqu’au Skagerrak lui-même ; cette levée sous-marine, qu’on appelle la crête Wyville Thomson, forme la séparation entre l’Atlantique nord et la mer de Norvège, et c’est un carrefour essentiel de l’hydrographie. Le Gulf-Stream l’aborde perpendiculairement entre les Shetland et les Fœröé, ou environ ; enfin, un courant polaire passant par le nord et l’est de l’Islande court au sud-est le long de la crête Wyville Thomson. Il doit donc se produire vers les Fœröé une rencontre et un conflit des eaux chaudes et salées du Gulf-Stream avec les eaux très froides et relativement plus douces qui viennent de la calotte polaire.

Les hydrographes anciens admettaient la prédominence du Gulf-Stream qui, refoulant les eaux polaires vers l’est et le le nord-est, viendrait baigner toute la côte norvégienne jusqu’aux Lofoten par exemple, et remplir notamment les creux du Skagerrak. Mais Peltersson a défendu cette hypothèse que le courant polaire pourrait temporairement croiser[15], sinon même refouler le Gulf-Stream, et il fondait cette opinion justement sur la présence passagère de formes arctiques dans le plankton du Skagerrak

De 1896 à 1900 les hydrographes se sont attachés à ce problème ; ils ont montré que le courant polaire est plus fort en hiver qu’on n’avait cru, que le Gulf-Stream s’affaiblit à ce moment, que leur intensité relative varie d’une saison à l’autre et d’une année à l’autre, que leur rencontre se fait au nord des Fœröé par 65° N, et que le Gulf-Stream se trouve fort étranglé à ce niveau, sinon interrompu. Au delà de ce point, un courant continue vers le nord-est, faisant suite au Gulf-Stream, retenant au total un caractère nettement atlantique mais avec une salinité et une température amoindries. La plupart des hydrographes et notamment ceux de l’expédition danoise Ingholf, interprètent ces faits comme une confirmation de l’ancienne théorie sous cette réserve que, si le Gulf-Stream garde son caractère et son cours, en refoulant le courant polaire, il incorpore une certaine quantité des eaux de ce dernier. Toutefois, en 1900, Pettersson maintient son hypothèse de l’entre-croisement temporaire des courants et d’une invasion d’eau polaire dans la mer du Nord et le Skagerrak ; et Gran, guidé surtout par l’étude du plankton, admet un mélange total mais inégal des deux courants, avec formation d’une branche sud, surtout atlantique, pour la mer du Nord et le Skagerrak, et d’une branche nord plus adultérée d’eau polaire, atterrissant en Norvège vers Stadt pour ensuite longer la côte vers les Lofoten.

Ainsi la biologie nous offre ce principe fécond que la continuité planktonique révèle une continuité hydrographique.

Mais la réciproque n’est pas strictement vraie, car un courant n’offre pas en toutes saisons et dans toutes ses parties un plankton identique ; lorsque les conditions varient, la faune et la flore changent à leur tour et ces variations sont parfois hors de proportion avec la cause qui les produit ; un plankton peut se montrer extrêmement stable à travers des circonstances très différentes, puis brusquement on le voit : évoluer des formes rares tout à l’heure vont maintenant pulluler ; celles qui dominaient vont au contraire se raréfier au point de disparaître ; d’autres enfin subissent une transformation morphologique qui les rend presque méconnaissables. Bref on aura deux planktons si différents d’aspect que le biologiste pourra s’y tromper et méconnaître leur réelle continuité. Ces mutations sont particulièrement profondes et obscures sur les frontières d’un courant, là où se mêlent des eaux et des planktons distincts, là où des conditions très diverses se succèdent en peu de temps et à peu de distance. On sait déjà que le plankton est particulièrement riche au contact des courants chauds et des courants polaires et l’on a remarqué souvent que les pêcheries de morues semblent jalonner une telle ligne de contact à Terre-Neuve, en Islande, aux Fœröé, aux Lofoten, etc.

Ainsi, la répartition du poisson dépendrait de celle du plankton qui s’expliquerait elle-même par les lois de l’hydrographie : il est vrai que le rapport entre ces dernières est complexe ou même incertain mais l’on conçoit néanmoins qu’il y ait là une chance de trouver quelque loi partielle de répartition du poisson.


III

Nous connaissons maintenant les méthodes de l’océanographie moderne, son esprit, ses tendances ; et comme nous nous proposons d’examiner finalement le bénéfice qu’on en peut tirer pour la pratique des pêches, nous avons eu soin, chemin faisant, de préciser leurs contacts. C’est ainsi que nous avons entrevu les relations possibles entre la pêche de Bohuslän et le conflit des eaux du Skagerrak, entre la pêche des Lofoten et le régime des courant aux Fœröé.

Toutefois, avant d’aller plus loin, il nous faut dépouiller l’océanographie de quelques mérites dont on l’a indûment parée ; on lui attribue souvent telles découvertes biologiques dont elle a été l’occasion sans en être la cause, et il s’est ainsi créé une équivoque que nous voudrions dissiper. Le programme international pour l’étude des mers du Nord comporte, nous l’avons dit, une série de questions relatives aux pêches ; pendant les croisières ou dans leur intervalle il est loisible aux savants, il leur est même recommandé, d’étudier certains problèmes biologiques ou réellement pratiques ; or, ces recherches promettent de devenir fécondes, si même elles ne le sont déjà, mais leur succès n’a rien à voir avec l’océanographie. Il est essentiel à nos yeux de distinguer le bénéfice de celle-ci que l’on s’exagère peut-être, et les bénéfices des études pratiques qui, pour nous, ne font aucun doute ; plus ces derniers seront grands et mieux s’affirmera l’opportunité des croisières biologiques mais il faudrait autre chose pour justifier économiquement les études océanographiques. Il faudrait, comme on l’a dit en Angleterre, que l’océanographie nous permît de prendre plus de poisson, ou de pêcher avec moins de peine, d’hésitations, de tâtonnements. C’était d’ailleurs son ambition et le public croit souvent qu’elle l’a justifiée. Cette croyance est-elle fondée ? C’est ce que nous allons examiner.

Admettons un moment le cas très simple où les mouvements d’une espèce seraient liés aux variations d’un facteur unique et accessible du complexe océanographique, à la température par exemple ; aussi bien c’est la conception qu’on a le plus souvent admise à priori ; supposons encore qu’il s’agisse d’une espèce sténotherme ; il nous faudra déterminer sa température préférée[16] et chercher ensuite à la mer les points qui présentent cette température ; en un mot, nous aurons à situer une surface isotherme, puis nous y pêcherons exclusivement. Ce sont à peu près les thermes de l’hypothèse fameuse proposée par le Professeur Mohn pour la morue ; dans la région de Lofoten, en hiver, ce poisson lui parut rechercher la température de 5 à 6° ; il conseilla donc de déterminer la profondeur du plan d’eau convenable à l’aide d’un thermomètre à renversement, et l’on incita les pêcheurs à le faire en leur distribuant libéralement les instruments nécessaires. Malheureusement la couche cherchée est assez épaisse et la morue ne s’y répartit pas uniformément ; elle peut même en sortir, étant moins sthénotherme qu’on ne croyait. Bref, les tâtonnements faits au thermomètre sont plus longs, et finalement moins probants que l’exploration faite avec une ligne amorcée ; d’ailleurs ni l’un ni l’autre de ces engins ne fait prendre la morue où il n’y en a pas ; ni l’un ni l’autre en pareil cas, ne nous indique où porter nos efforts. Remarquons en passant que les extensions proposées pour la loi de Mohn sont encore moins légitimes ; en admettant que la morue ait une grande sensibilité thermique, sa température préférée ne sera sans doute pas la même en Islande qu’à Terre-Neuve, et aux Lofoten… qu’au banc d’Arguin. Toute race locale doit posséder à cet égard une adaptation très nette. Mais les espèces sténothermes sont rares partout, et rares surtout dans les eaux à température très variable comme sont précisément les mers tempérées ; ici nous ne trouverons guère que des formes eurythermes c’est-à-dire fort tolérantes pour la température, et c’est encore un effet de l’adaptation[17].

La sardine, le hareng, la morue ont des aires de dispersion immenses, et même en admettant l’existence de races locales spécialement acclimatées, chaque individu d’une espèce aussi cosmopolite doit être fortement eurytherme. Mais c’est encore une conception trop simpliste de croire qu’il existe une seule température optima pour chaque race locale, puisque la sardine de dérive et la sardine de rogue, qui sont l’adulte et le jeune d’une même espèce, fréquentent des eaux différentes, et n’ont aucunement les mêmes goûts ; et si nous restreignons encore notre catégorie, nous verrons que les sardines de rogue qui passent l’été dans les eaux bretonnes n’ont pas tous les jours, ou toute la journée, la même eurythermie, la même température optima. On en peut juger par le seul fait qu’elles n’habitent pas nuit et jour le même niveau, qu’elles se déplacent plus vite et plus souvent que les isothermes. Vraisemblablement la température optima varie avec une foule de circonstances, avec la salinité des eaux, surtout avec la proportion d’oxygène dissous[18] (qui change naturellement avec les heures de la journée partout où se rencontrent des algues vertes). À fortiori la température optima ne sera pas la même à toutes les saisons de l’année.

Quelle sera dès lors la réponse de l’océanographe au pêcheur ? Quand le biologiste aura déterminé les températures limites propres à chaque race locale, et surtout sa ou ses températures optima, l’océanographe déterminera à son tour une zone de dispersion possible fort étendue, puis une zone de concentration probable correspondant aux optima, très étendue encore, et en même temps très problématique.

Le salinomètre nous rendra encore moins de services que le thermomètre, car si le poisson est assez sensible aux variations de température, il semble très indifférent au degré de salure des eaux dans l’étroite limite où celle-ci varie habituellement : la faune de la mer du Nord diffère bien peu de celle de la Baltique, et leurs eaux représentent pourtant les extrêmes dans l’échelle des salinités.

Les autres facteurs physiques ou chimiques assez mal étudiés semblent influer moins encore dans la plupart des cas ; il y a toujours assez d’oxygène, de carbonate ou de phosphate dissous, voire de silice, et nul n’attribue les déplacements réguliers du maquereau ou du hareng aux variations de ces éléments. Si l’on connait mal la synthèse des substances azotées non figurées qui sont le premier stade d’intégration des aliments, il semble pourtant que ces substances soient en quantité suffisante pour assurer partout le développement du plankton.

De tout ceci nous conclurons qu’il est vain de traiter la pêche comme un problème mathématique. Sans doute on peut trouver le lieu du poisson théorique astreint à se mouvoir dans la surface isotherme de 12° et dans la surface isohalyne de 35 p. 1000 tout en restant à l’intérieur d’une zone déterminée ; mais ce poisson n’a pas de nom ni de valeur sur le marché. Les vrais poissons dépendent moins étroitement d’une condition physique ou même d’un ensemble de conditions physiques et dans leurs déplacements l’impulsion héréditaire a plus de force que les contingences du moment[19].

Il est important d’en pénétrer les raisons profondes, car elles sont l’antithèse de l’opinion commune. Cette impulsion héréditaire, qui n’a rien de mystérieux, n’est autre chose que l’adaptation de la race à son milieu, et nous en tirons immédiatement cette double conclusion :

La race est adaptée surtout aux conditions moyennes ou normales de son habitat[20], qui constituent son optimum :

Mais elle est adaptée aussi aux variations habituelles de ces conditions, et c’est ce qui la rend eurytherme, euryhalyne, etc.

L’adaptation aux conditions moyennes détermine profondément ce qu’il y a de fixe et de permanent dans le cycle : l’itinéraire général, le but, les grandes étapes, les habitudes essentielles. Elle est si parfaite qu’on ne la perçoit plus, qu’on ne distingue plus la correspondance des causes et des effets : on ne saurait dire par exemple s’il y a eu adaptation aux circonstances rencontrées le long d’une route prédestinée, ou si c’est au contraire l’adaptation préalable à une série de conditions qui a déterminé le choix de l’itinéraire.

L’adaptation aux variations habituelles du milieu fait qu’elles ne sont plus ressenties, et le poisson réagit à toutes les causes accidentelles sauf à celles-là. Il est facile de voir que la crainte d’une troupe de squales produit sur un banc de maquereaux un effet plus marqué qu’un abaissement de température ; inversement, on verra morues et colins quitter leur isotherme et oublier leur température optima pour suivre éperdûment un banc de harengs.

Et si nous transportons tout cela dans la pratique, nous dirons qu’une race de poissons se meut dans une masse d’eau, dans un courant, sans souci des conditions qu’on y rencontre ; elle y possède des habitudes régulières parfaitement connues du pêcheur et dont l’explication n’a plus dès lors qu’un intérêt spéculatif ; elle y présente en même temps des irrégularités, des anomalies d’allure qui intéressent directement le pêcheur, mais qui ont le plus souvent une cause extra-hydrographique.

Pour en donner un exemple concret rappelons que le hareng monte la nuit à quelque distance de la surface et qu’on le prend dans des filets tendus plus ou moins profondément, par 10 à 20 brasses environ ; cette profondeur se règle suivant les circonstances mais quelles que soient ces dernières, le hareng ne vient pas à fleur d’eau ; au contraire, le maquereau se prend dans les couches les plus superficielles et ce ne sont pas les circonstances hydrographiques qui l’y amènent régulièrement.

Si les variations modérées du milieu demeurent sans influence sur le poisson, il n’en est plus de même, semble-t-il, pour les changements notables ou les variations d’ensemble ; quand le courant se déplace ou se déforme de façon excessive, quand il est brusquement refoulé et remplacé dans son domaine par un autre courant, le poisson se trouve jeté hors des circonstances de son adaptation ; nul ne peut prévoir alors ce qu’il deviendra, sinon qu’il changera d’habitude et que la pêche traversera une crise ; c’est peut-être ce qui s’est produit pour la sardine bretonne s’il est vrai que le poisson se soit éloigné du rivage ; c’est ce qui se passerait sans doute sur la côte norvégienne si l’hypothèse de Pettersson se réalisait de loin en loin.

Pour des raisons toutes pareilles, le poisson montre une instabilité particulière aux confins du courant qu’il habite ; la frontière est pour lui une barrière qu’il ne peut franchir, et il en suit les oscillations plutôt que de pénétrer dans le courant voisin auquel il n’est pas adapté. D’ailleurs il s’attarde volontiers sur cette ligne que jalonne un plankton spécialement abondant et varié. Et l’on peut dire qu’en ces lieux d’élection la thèse océanographique se trouve particulièrement légitime. Un régime hydrographique à chaque instant variable détermine le rassemblement du poisson sur une ligne qui se déplace sans cesse.

Par exemple dans le Skagerrak on a noté l’invasion de l’eau des bancs à l’automne, et l’arrivée simultanée du hareng ; c’est là peut-être une simple coïncidence, car le hareng visite bien d’autres côtes sans qu’il y ait pareil conflit des eaux, et dans le Skagerrak même ce conflit peut se produire sans amener le hareng comme le passé et la suite l’ont montré trop souvent ; toutefois, l’hypothèse d’une relation causale n’est pas invraisemblable ici ; il a semblé d’ailleurs que l’arrivée précoce des eaux accélère l’apparition du poisson, que les oscillations du front d’invasion entraînent des oscillations parallèles du banc de hareng et si ces coïncidences de détail s’étaient reproduites pendant quelques années l’hypothèse fût devenue une loi. Malheureusement le hareng disparut à partir de 1898. Cette disparition même avait peut-être pour cause un trouble permanent dans le régime des courants : mais il n’a pas été possible d’en juger, car on ne connaissait pas assez le régime antérieur à la crise.

Cet exemple nous montre quelques problèmes accessibles à l’océanographie et le mécanisme de leur résolution : quand l’état océanographique et les événements de la pêche offrent deux singularités simultanées, on les attribue l’une à l’autre jusqu’à preuve du contraire : faute d’une coïncidence pareille on sera réduit à toutes les chances d’une enquête incertaine ou d’une intuition hasardeuse.

Mais l’intérêt essentiel de la méthode, c’est qu’elle supprime ou qu’elle ajourne à la fois l’analyse détaillée des goûts et réactions du poisson, et l’analyse détaillée des circonstances océanographiques ; on ne cherche plus à quel endroit le hareng devrait être théoriquement, ni même pour quelle cause particulière il se trouve dans le Skagerrak ; on observe le double fait de sa présence et d’un état hydrographique simultané, puis on tente d’établir la connexité des deux faits, et si l’on y arrive l’un d’eux nous servira désormais à révéler l’existence de l’autre ; la situation hydrographique deviendra un guide pour le pêcheur, une explication scientifique sommaire pour le biologiste.

Dans le même ordre d’idées l’on peut citer quelques autres problèmes l’arrivée du thon dans le golfe de Gascogne et l’apparition simultanée des eaux bleues, la relation supposée entre les mélanges de courants et la présence de la morue à Terre-Neuve, en Islande, aux Lofoten, etc. ; en tous ces points où le plankton pullule grâce aux conditions du milieu, on voit affluer quantité de poissons dont la morue fait sa proie ; ainsi se subordonnent et s’enchaînent une série de circonstances, tellement qu’il suffira de découvrir la plus apparente d’entre elles pour trouver le siège de toutes les autres : le plankton signalera en même temps la frontière hydrographique et la ligne de pêche ; il rentrera pratiquement dans cet ensemble d’indices auxquels le pêcheur donne le nom d’« apparence » et qui lui décèlent la présence du poisson.

Ainsi se justifie l’application de l’océanographie à la pêche ; mais la portée en est singulièrement restreinte ; en abandonnant les hypothèses populaires sur l’influence des facteurs primaires il faut renoncer à la méthode générale de prévision qui en découlait ; et il ne nous reste plus que des conquêtes accessoires, l’explication rationnelle des faits normaux et connus, l’interprétation a posteriori des cataclysmes et des crises, enfin la solution particulière de certains problèmes locaux ou spéciaux[21]. Nous n’avons pas résolu le problème pratique, le petit problème humble, mais quotidien qui se pose au pêcheur depuis des siècles et qu’il résout chaque jour à sa façon : trouver le banc de poisson aussi vite que possible au début de la pêche, expliquer et prévoir ses déplacements irréguliers à mesure que changent les conditions, enfin retrouver la piste après une interruption de la pêche. Ici tout est à faire, mais l’on peut faire quelque chose.

Tout est à faire car les savants n’ont guère abordé ce labeur, qu’il faut poursuivre aux côtés du pêcheur sans choisir l’heure, ni le temps, et tous les jours d’une saison.

Mais il y a quelque chose à faire parce qu’on rencontre les problèmes vraiment utiles, parce qu’on retrouve cent fois la même situation, matière à vérifications nombreuses et à recoupements suggestifs, parce que les exemples concrets sur lesquels on opère imposent l’observation des circonstances que l’océanographe néglige volontiers ; au cours de la pêche, on notera l’influence du vent et du fonds, l’effet d’un ciel pur ou d’un temps nuageux, d’une brume ou d’un clair de lune ; on observera les particularités du courant, les remous sur un banc, les dormants dans une baie, les contre-courants près de terre, car tout cela prend, dans la pêche, autant et plus d’importance que les facteurs classiques de l’océanographie. Par-dessus tout l’on verra que souvent les facteurs physiques le cèdent en importance aux causes biologiques et que rien n’arrête une espèce qui cherche ses lieux de ponte.

On peut battre tout l’océan en explorant ses conditions physiques sans rencontrer un seul hareng, sans avoir une seule occasion d’observer ses mœurs et ses migrations ; mais on ne peut suivre le hareng toute une saison sans apprendre quelque chose sur ses habitudes et sur sa pêche. Or, cette méthode préférable qui s’attache avant tout à la poursuite du poisson, cette analyse de ses allures et des circonstances ambiantes, c’est la classique biologie, et l’intervention du thermomètre n’y est pas une nouveauté. Si modeste que soit sa place dans le programme international, c’est d’elle que viendront les résultats pratiques.

Quant à l’océanographie qui tient orgueilleusement le devant de la scène, nous la saluons comme une science pure fort attrayante, capable d’éclairer les choses de la mer et de jeter quelque lumière sur la pêche ; mais les promoteurs se sont trompés sur l’étendue des services qu’elle peut rendre parce qu’ils ont méconnu le sens du déterminisme du poisson. Aussi bien, sans la magie des promesses qu’ils ont faites aux peuples pêcheurs, on n’aurait pas obtenu sans peine les millions et les efforts qui s’emploient aujourd’hui ; or de quelque façon qu’on travaille et quel que soit le programme initial on sera conduit tôt ou tard aux découvertes essentielles, et ceci rappelle la fable du Laboureur et ses enfants :

Un trésor est caché dedans…
Creusez, fouillez, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse…

L’océanographie ne livrera pas le trésor qu’elle promet, mais dans le champ fertile de la mer, on ne fouillera pas sans profit.

A. Cligny.

  1. A. Cligny. Les prétendues migrations du maquereau. Annales de la Station Aquicole de Boulogne-sur-Mer, 1906.
  2. Nous mettons ici hors de cause l’étude des sondes et de la nature du fond, malgré son immense intérêt pour la pêche, parce que cette partie de l’océanographie peut être considérée comme achevée au regard des besoins des pêcheurs.
  3. Projet de programme annexé à l’invitation du gouvernement de la Suède, en vue d’une coopération internationale pour l’exploration de la mer glaciale, de la mer du Nord et de la Baltique dans l’intérêt des pêcheries.
  4. Bénard. Les courants de l’Atlantique nord et du golfe de Gascogne. La Géographie, 15 janvier 1905.
  5. La salinité d’une eau est le poids de sel, exprimé en grammes, contenu dans 1000 grammes de cette eau ; elle est naturellement en relation simple avec le poids spécifique. Ce dernier dépassant toujours l’unité de quelques millièmes, on a convenu d’en retrancher l’unité et de multiplier le reste par 1000, ainsi le poids spécifique 1,028135 s’exprimera σ = 28,135.

    Au lieu de caractériser une eau par son poids spécifique on la caractérise souvent par l’inverse de ce dernier, et c’est ce qu’on appelle son volume spécifique.

  6. Nous empruntons ce paragraphe à un mémoire de Sandström et Helland-Hansen : Ueber die Berechnung von Meeresströmmungen (Report on Norvegian Fishery and Marine Investigations, vol. II. Bergen 1903) et à un travail ultérieur de Helland-Hensen publié dans le rapport écossais du North Sea Fisheries Investigations Committee (London 1905).
  7. Mohn, The North Ocean. — The Norwegian North Atlantic Expedition 1876-78, Christiana, 1887.
  8. H. Helmoltz : Wissenschaftliche Abhandlungen, t. I, p. 101.

    Sir W. Thomson : On vortex motion. Trans Roy. soc. Edinb., 1869, p. 217.

  9. Cette restriction élimine l’influence des marées qui est pourtant énorme dans certains cas et notamment dans les mers resserrées communiquant avec des océans.
  10. L’équation fondamentale de la circulation est due à Bjerknes (Ueber einen hydrodynamischen Fundamentalsatz Kongl. Sv. vet. akad. Handlingar, vol. 31, Stockholm, 1898, et Circulation relativ zu der Erde. Œfversigt af Kongl. Vet Akad. Handl. Stockholm, 1901).

    On peut la formuler ainsi :

    ,

    Cr étant la circulation relative ou rapportée à des axes terrestres, et représentant l’accélération de la force de Coriolis.

  11. On peut substituer pratiquement une horizontale à cette seconde isobare, car, entre les deux, l’écart est toujours inférieur aux erreurs de sondage. Ainsi, l’isobare correspondant à une pression de 1000.105 unités c.g.s., passe à. 1.017 mètres, dans l’eau douce à 0°, et à 989 mètres dans l’eau de mer à 35 p. 1000 et à 0° ; l’écart de 28 mètres est bien inférieur à l’incertitude d’une sonde de 1.000 mètres.
  12. Si on opérait exactement comme on l’a dit, on aurait à manier sans cesse des nombres fastidieux, car les densités s’expriment avec six décimales, et les volumes spécifiques sont des nombres de six chiffres : on les remplace par la différence qu’ils offrent avec l’eau de mer prise à la même pression mais supposée à 0° et à la salinité de 35 p. 1000
  13. Nansen a proposé pour le calcul de A une formule approchée très simple, , où q1, et q2 sont les densités moyennes de l’eau sur les deux verticales, h leur hauteur commune, et G l’accelération de la pesanteur (Fridtjof Nansen : The Norwegian North Polar Expedition, 1893-96)
  14. La formule de Bjerknes se réduit alors à l’égalité et si l’on suppose que les vitesses verticales soient négligeables par rapport aux vitesses horizontales, on pourra remplacer S, projection de l’aire de la courbe sur le plan de l’équateur, par σ sin λ. σ étant la projection sur la surface de la mer et λ la latitude moyenne ; en remplaçant encore ω par sa valeur la formule devient  ; or c’est la distance de deux stations multipliée par l’excès de vitesse du courant de surface sur le courant de fond : tout le reste étant connu numériquement, la formule permet de calculer cette différence entre les vitesses du courant en profondeur et à la surface.
  15. L’hypothèse du croisement avait été émise déjà par sir John Murray (The physical and biological conditions of the Seas and Estuaries about North BritainPhil. Soc. Glascow, 1886).
  16. Nous ne savons presque rien sur les températures limites et l’optimum relatifs à chaque espèce. Voir à ce sujet : Pelseneer, Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 1905.
  17. Pelseneer, loc. cit., p. 729.
  18. Tous les pisciculteurs savent en particulier que les poissons d’eau douce résistent d’autant mieux à la chaleur qu’on leur fournit plus d’oxygène.
  19. La méthode esquissée ne pourrait avoir un intérêt de première approximation que dans les régions inconnues des pêcheurs, là où l’on ne sait rien encore des habitudes du poisson ; et par exemple la recherche du thon dans l’Atlantique ou la pêche des côtes d’Afrique pourraient être au besoin précédées d’une enquête océanographique.
  20. Nous entendons qu’elle est adaptée à la succession des circonstances locales, saisonnières ou autres, qu’elle rencontre le long de son itinéraire.
  21. Certains de ces problèmes sont d’un intérêt considérable, et par exemple, le sort des œufs flottants dépend de la densité des eaux et de la direction des courants.