La Découverte de l’anneau de Saturne par Huygens, II

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LA DÉCOUVERTE

DE L’ANNEAU DE SATURNE

PAR HUYGENS

II

En mars 1655, Huygens écrit à A. Colvius[1] une lettre au bas de laquelle figurent deux dessins de Saturne et de Jupiter qui sont sans doute les deux premiers qu’il ait faits de ces planètes. Un an après, le 13 mars 1656, il écrit (probablement à Cl. Mylon)[2] :

…En attendant[3] que le traité où j’avais dessein de l’insérer (une observation de Saturne) fut achevé, j’y ai ajouté quelque chose touchant la figure de Saturne, et une prédilection de retour de ses bras ou anses, que le temps doit vérifier.

Et, du même mois, à de Roberval :

…Depuis que j’en suis revenu (de Paris) je ne me suis attaché attentivement qu’à cette spéculation qui regarde les lunettes d’approche de laquelle de jour en jour je vois des plus beaux effets. J’y ai mis dans ce billet une prédilection, que peut-être vous trouverez assez hardie touchant le retour des bras de Saturne ; toutefois ne croyez pas que j’aie rien hasardé trop légèrement, qui me pourrait faire passer pour faux prophète.

Fig. 9.
Chr. Huygens, Jupiter avec ses cuatre Satellites et Saturne (mars 1655).

Rien n’est encore bien assuré. Cl. Mylon lui écrit le 15 avril que M. Bouillaut[4] ne peut pas voir le satellite avec sa lunette, mais qu’il « …recommencera les observations vers la fin de ce mois pour en voir renaître les bras ». Et pourtant Huygens aperçoit Saturne avec son télescope comme la lune à l’œil nu ou comme une pièce de 5 francs[5] (lettre à J. Wallis de mai 1656).

Fig. 10.
I. Forme observée par Huygens. — II. Wallis lui demande si cette seconde forme ne serait pas préférable (1 avril 1656).

Dans la correspondance d’Huygens avec J. Chapelain[6], à la date du 8 juin 1656, on lit :

…À Monsieur Hévélius qui a eu de la peine à la croire n’ayant pas d’assez bonnes lunettes pour en être rendu témoin oculaire. Et pourtant il espère d’expliquer la cause des merveilleuses apparences de Saturne, desquelles il a écrit un traité qu’il a promis de m’envoyer bientôt. Celui que j’avais entrepris a reçu quelque retardement, à cause que les anses de Saturne ne sont pas revenues ainsi que je me l’étais imaginé. Ce qui ne renverse pas pourtant mon hypothèse mais me contraint d’attendre jusqu’à l’année qui vient, qui assurément produira d’étranges apparitions, et ma grande lunette de 24 pieds étant d’un merveilleux effet, je ne doute pas que je ne découvre tout ce que je désire savoir pour parfaire le système.

À quoi son correspondant répond, le 23 juin :

Quant à la tromperie que vous a fait Saturne cette année, il faut espérer qu’il la réparera l’année qui vient et vous achèvera de glorifier en vous donnant moyen de parfaire votre système.

Et bien des doutes subsistent, comme le montre une lettre du 12 juin adressée à J. Chapelain par un correspondant indéchiffré :

Je voudrais bien savoir si les observations ne lui (Huygens) ont point fait changer d’avis. Croit-il que Saturne ait en soi le principe de son mouvement et de sa lumière ; que son influence agisse sur la Terre et sur les Éléments ; que ses deux anses soient de sa nature ; que la droite s’en soie séparée pour un temps sous une autre figure ; que la gauche fut quelque chose de distinct qui s’insinuât aux yeux des observateurs à travers les lunettes pour leur faire découvrir sans fallace toutes les circonstances du Système de ce Planète.

Et, à la lettre de de Roberval, Huygens répondait le 20 juillet :

Je serai ravi de voir votre hypothèse pour ce qui est des anses de cette planète (Saturne), laquelle je suis bien assuré qu’il ne ressemblera pas à la mienne, puisqu’elle ne soutire pas que Saturne fasse le tour sur son centre en si peu d’heures que la mienne semble requérir.

Hévélius m’a envoyé son traité qu’il a mis au jour De Saturni nativa facie, son hypothèse est que Saturne a en effet deux anses attachées aux côtés de cette façon (1 fig. 12) en quoi je ne pense pas qu’il y ait trop bien rencontré. Mais le pis est qu’avec cela il ne fait pas voir la cause des diverses phases entre lesquelles il en marque une de cette façon (II fig. 12) qui à mon avis ne saurait être déduite de la dite hypothèse. S’il avait des meilleures lunettes d’approche il ne le verrait jamais trisphaericus, car c’est ainsi qu’il appelle cette dernière apparition. (Lettre à M. de Roherval, 27 juillet 1836).

Fig. 11.
Huygens répond à Wallis (25 juillet 1656), qu’il a bien réellement observé la forme I et que si les anses sont plates, on devrait avoir la transformation II.

Et, ayant eu connaissance des questions du correspondant de J. Chapelain, il précise auprès de celui-ci ses vues astronomiques dans un document de la plus haute importance (lettre de juillet 1656) :

Fig. 12.

Il demande si je crois que l’influence de Saturne agisse sur la Terre et sur les Éléments. C’est une question à laquelle je n’ai jamais guère pensé d’autant que je n’ai encore pu remarquer les effets de cette influence, lesquels quand ils paraîtront, elle sera décidée : toutefois pour ceux que les astrologues lui attribuent je les ai toujours trouvé hors d’apparence. Quant à la lumière de Saturne, il est croire qu’il l’emprunte du Soleil aussi bien que la Terre, Vénus, Mars et Mercure, des quels il ne faut plus douter qu’il ne l’aient telle. Et il n’est pas trop éloigné pour paraître si lumineux quoique d’autres en pensent. Je crois aussi qu’il tourne en soi-même ainsi que la Terre, et peut-être en moins de temps[7], quoi que il la excède beaucoup en grandeur, son diamètre étant 10 ou 12 fois plus grand que le nôtre… Les anses paraissent toutes deux de forme semblable et je ne comprends pas qu’elle est cette distinction entre la droite et la gauche… S’il avait (Hévélius) de meilleures lunettes il ne verrait jamais Saturne trisphaericus comme il l’appelle, et c’est par là que je connais que celles des autres observateurs, qui l’ont tous vu de même n’approche non plus des miennes. Il me tarde si fort de les appliquer derechef à Saturne, que je donnerais volontiers le reste de l’été pour avoir l’hiver. C’est alors que j’espère de satisfaire pleinement ma curiosité et la vôtre, et de m’acquitter enfin de ce que j’ai promis au public.

Fig. 13.
Nouvelle exagération de Wallis avec forme dissymétrique des anses (août 1656).

Mais, le 4 août, de Roberval envoie à Huygens son explication fort ingénieuse :

J’explique facilement les diverses phases du planète Saturne, quoi que nous supposions, comme il est vraisemblable, qu’il tourne alentour de son centre si vite ou si lentement qu’on voudra, de l’occident à l’orient : même en beaucoup moins de temps que de seize de nos jours : et cette explication est telle, qu’elle aurait encore lieu, quand nous supposerions, ce que je ne puis croire, qu’il regarde toujours le Soleil, ou la Terre par la même partie de son corps.

À cet effet, représentez-vous en Saturne une Zone torride, comme il se voit que le Soleil même en a une, dans l’espace de laquelle s’engendrent toutes les taches solaires, qui ne se rencontrent que fort peu, ou point du tout, vers les pôles de son mouvement périodique d’un mois. Et supposez qu’en de certains temps Saturne exhale de sa Zone torride (qui s’entend de l’orient à l’occident, et non point vers le midi ou vers le septentrion) des exhalaisons qui fassent une bande tout alentour de son corps, et qui puissent s’éloigner bien loin de lui, environnant sa surface tant vers nous que vers le firmament, vers l’orient et vers l’occident, à plus ou moins de distance, suivant les dispositions différentes de la planète. Que quelquefois ces exhalaisons remplissent solidement tout l’espace depuis la surface de Saturne jusques où elles s’éloignent le plus de lui tout alentour de son corps (sinon vers les pôles où elles ne vont point) à la façon d’un brouillard d’une fort grande épaisseur. Que quelquefois aussi elles laissent un air libre et tout diaphane entre elles et lui, comme nos nuages terrestres. Mais en général, que ces brouillards ou nuages Saturniens soient bien plus diaphanes que les nôtres ; tellement qu’ils ne représentent de l’opacité que dans une grande épaisseur ; et qu’en peu d’épaisseur, ils soient rares et comme diaphanes.

Sur cette supposition, il n’y a point de difficulté d’expliquer les différentes figures apparentes de cet astre, par les règles de l’optique soit qu’il tourne vite, ou lentement, ou qu’il soit immobile. Car il paraîtra en Ovale massive, quand les exhalaisons rempliront solidement tout l’espace alentour de son corps ; et son allongement sera de l’orient à l’occident. Il paraîtra entre deux Étoiles, quand les mêmes exhalaisons laisseront peu d’espace ou d’air libre entre elles et Saturne, étant encore pourtant médiocrement épaisses par la partie où elles sont fort éloignées de leur astre, tout alentour de lui : et de ces étoiles, l’une sera vers l’orient et l’autre vers l’occident. Il paraîtra avec des anses, quand les exhalaisons laisseront beaucoup d’espace ou air libre et tout diaphane entre elles et Saturne ; et qu’elles auront d’épaisseur en elles-mêmes. Enfin, il paraîtra tout rond, quand il peu sera sans exhalaisons.

Le reste du détail voudrait trop de discours : nous nous en entretiendrons pourtant, s’il vous semble que cette hypothèse ne soit pas suffisante ; car je la crois sans défaut : et par elle j’ai satisfait à toutes les objections des Savants. Mais il faut bien se souvenir que quand ces exhalaisons ont peu ou médiocrement d’épaisseur en elles-mêmes, laissant, beaucoup d’air libre et diaphane entre elles et l’astre ; alors, leur rareté fait que tout contre Saturne, elles ne font pas assez de réflexion de la lumière du Soleil, pour éclairer : ainsi il paraît une obscurité en cet endroit, mais vu peu plus loin de Saturne, où elles s’arrondissent, et par où une ligne droite menée de nos yeux, toucherait leur cercle, là elles paraissent fort épaisses, vers l’orient et vers l’occident : et ainsi elles font une réflexion de la lumière du Soleil, qui fait paraître, ou des étoiles, ou des anses à ses côtés. L’optique enseignera le reste ; une figure aidera l’imagination et, s’il est besoin, vous la ferez facilement.

Cette théorie est extrêmement ingénieuse et nous montre, en même temps les connaissances de de Roberval sur le soleil ; cependant elle ne satisfait point Huygens et, ce qu’il y a de plus curieux, c’est que ses critiques n’ont pas, véritablement, une grande valeur lorsqu’il répond :

Votre hypothèse pour Saturne est certainement très bien imaginée, et n’ayant pas d’autres phénomènes à concilier ni d’observations plus exactes, vous ne pouviez pas peut-être mieux rencontrer. Je m’étonne toutefois que vous ne faites aucune réflexion sur le temps périodique de toutes les apparitions de Saturne, qui reviennent toujours successivement et deux fois en trente ans. Si les anses étaient produites d’une exhalaison, il n’y a pas beaucoup d’apparence qu’elles renaîtraient si précisément à des certains temps, et le quitteraient de même. La forme ovale que du commencement quelques-uns ont observée a été causée de l’imperfection des lunettes dont ils se sont servi. Autrement le corps du milieu de cette planète paraît toujours rond à fort peu près. Cette année je l’ai vu toujours de cette forme (I fig. 14), l’année précédente il me paraissait tel (II fig. 14) lorsque tous les autres observateurs le voyaient ainsi (III fig. 14) : mais avec des lunettes qui ne leur découvrait pas le nouveau satellite, d’où il s’ensuit que les miennes étaient meilleures.

Fig. 14.

Entre temps (24 août), nous avons une épitre de J. Chapelain, d’autant plus intéressante qu’elle atteste une lettre de Descartes qui ne se trouve dans aucun des recueils publiés jusqu’ici

…La netteté, l’ordre et la modestie qui ont paru en ce petit Imprimé (relatif à Titan) que vous m’envoyâtes il y a trois mois ont laissé une impression très avantageuse de vous à tous ceux qui se connaisssent en gens de cervelle, et on attend de vos études en cette matière ce qu’on n’attend aucunement des autres qui s’en sont mêlés jusqu’ici. Vous avez perdu un grand admirateur en feu M. Gassendi, qui faisait déjà grand cas de vous et qui eut été ravi s’il eut vu le progrès de vos découvertes. Autrefois M. Descartes se promettait de faire ses verres d’une fabrique si parfaite qu’on pourrait voir par leur moyen dans le disque de la lune si elle était habitée et quelle serait la forme des animaux s’il y en avait. J’ai vu la lettre où étaient ces paroles entre les mains d’un nommé Ferrier qui était son ami et son ouvrier. Nous nous contenterons de moins sans doute.

Hévélius maintient d’ailleurs son Saturne trisphaericus et soutient que la période de reproduction des phases de la planète est de 62 ans. Le 8 décembre 1686, Huygens écrit à Cl. Mylon :

Je travaille encore au système de Saturne qui ne me donne pas peu de peine. Depuis le 13 octobre j’ai recommencé à l’observer avec ma grande lunette de 23 pieds et trouvé que déjà alors il avait recouvert les bras ou ailes, contre ce que Hévélius dans son traité a prédit, car la figure à moi, se présentait telle (II fig. 14) au lieu de laquelle tous les autres observateurs mettent la triforme (III fig. 14). Le satellite se voit beaucoup mieux comme de raison avec cette lunette que avec l’autre de 12 pieds. Si vous voyez M. Bulliaud demandez-lui je vous prie s’il ne l’a pu voir encore et de quelle forme lui semblent avoir les anses. Il me tarde fort de voir la réponse qu’il fera à Sethus Wardus[8].

Enfin Huygens put reprendre ses observations, et confirmer des indications verbales, dont il ne fut pas encore fait mention, dans une lettre à Boulliau du 26 décembre 1657 :

Le 17 décembre j’ai vu Saturne avec ma grande lunette pour la première fois après qu’il a passé le Soleil, et me suis réjoui en le trouvant justement de la forme que j’avais prédite, suivant mon hypothèse de l’anneau. Vous savez quelle est cette hypothèse et quand vous l’auriez oubliée, la figure de ce dernier phénomène vous la pourrait derechef apprendre, l’anneau qui environne le globe de Saturne, se montre, comme vous voyez en forme d’ellipse assez étroite, mais qui s’est élargie pourtant de beaucoup depuis sa dernière occultation de sorte qu’à cette heure on voit le ciel au travers. Cependant je vous supplie de ne communiquer à personne ce que vous savez du monde Saturnien, ni même de faire voir la figure que je viens de vous tracer, jusqu’à ce que j’aurai publié tout le Système.

Fig. 15.
Dessin de Saturne par Huygens. Observation du 17 décembre 1657.

Et si l’on veut bien se rappeler ce qui précède, la figure même de Huygens est d’autant plus intéressante qu’elle est très nettement dissymétrique. L’hypothèse de l’anneau est d’ailleurs très loin de s’imposer et son correspondant lui répond le 4 janvier 1658 :

…L’observation que vous avez faite de Saturne dont l’anneau commence à se faire voir plus large que nous ne le vîmes l’été dernier. J’ai pensé à votre hypothèse et je trouve qu’elle peut subsister. Si je peux avoir du loisir je m’appliquerai un peu à cette Théorie. Cependant je vous donne ma foi et ma parole que personne ne verra et n’aura communication de ce que vous m’avez fait l’honneur de me communiquer avec tant de bonté et de courtoisie.

Se rendant compte que l’admission d’une nouvelle hypothèse ne se fera pas sans résistance, et faisant allusion à des dessins d’Huygens qui ont été perdus, J. Chapelain l’encourage le 27 février 1658 :

…C’est encore ce qui m’engage à vous renouveler ici l’insistance que je vous en fis alors désormais que par les deux différentes figures des apparences de Saturne en divers temps, que vous m’avez envoyées, je suppose que vous êtes résolu de son véritable Système, et qu’il n’y a plus qu’à l’exposer au jour, sans que les spéculations que d’autres ont faites sur la même matière fassent peur aux vôtres, ni approchent que de bien loin du vrai but que vous avez touche.

Et, précisément, ces deux dessins inconnus de Huygens, transmis par J. Chapelain à H. L. H. Monmor[9] suscitent chez ce dernier la réponse suivante, le 28 février 1658 :

…J’avais autrefois dit mes pensées[10] touchant le Système de Saturne à feu M. de Gassendi sur diverses observations qu’il en avait faites, et sur ce que j’en avais vu. Mais il n’a jamais rien voulu prononcer, parce qu’il n’avait pas observé tout le cours entier de cette Planète. Je ne doute point que votre Ami (Huygens), qui a eu déjà le bonheur d’avoir découvert la Lune, n’ait encore l’avantage de trouver les raisons de ce phénomène que j’ai grande impatience à savoir. Il les pourrait confier à votre probité et sincérité qui est connue partout. Et même je n’estime pas qu’il doive appréhender qu’il y ait ici de ses voleurs de Planètes, comme en Allemagne qui courent presque sur les Terres de Jupiter et de Saturne. Pour moi, bien que mes lunettes de treize ou quatorze pieds ne m’aient point encore fait voir cette Lune, je tiens pourtant l’observation véritable…

…Je vous ferai voir les figures de Saturne observées par feu M. de Gassendi et mes conjectures que j’écrivis alors, ce qui serait trop long à écrire.

Je vous prie d’éclaircir avec votre ami si la je figure de Saturne est exactement représentée, et si ce trait qui est à gauche est quelque apparence dans le corps de la Planète, qui marque que la dite Planète soit sur son anse gauche.

Ce document est intéressant puisqu’il nous prouve que Huygens n’avait pas fait intégralement ses confidences à J. Chapelain, et il nous apprend qu’il y avait alors des voleurs de planètes dont il était bon de se garder.

Le 28 mars 1658 Huygens écrit à de Monmor :

Je crois que les figures de Saturne que M. Chapelain vous a fait voir dans ma lettre, vous ont semblé bien extravagantes. Elles sont pourtant véritables, et dans celle que je lui envoie à cette heure je lui découvre les raisons de ces étranges apparences. Mais il faut un peu d’étude pour les bien entendre.

Le même jour, en effet, il fournit à J. Chapelain l’explication définitive des phénomènes Saturniens — tout en réservant avec prudence sa divulgation publique :

Fig. 16.
Dessin de Huygens (28 mars 1658).

Voici donc Monsieur que je vous envoie en abrégé les deux descriptions que vous et lui (de Monmor) m’avez demandées à savoir du système de Saturne, et de la construction de mon Horloge, desquelles je veux bien que la dernière soit connue de tous, puisque ces ouvrages se voient et se vendent publiquement. Du système personne n’en sait rien jusqu’ici sinon M. Bouillaut, et peut-être serait-il mieux qu’il ne fut pas divulgué devant que l’on en vit toutes les raisons dans le traité que j’espère d’en donner bientôt mais je vous en laisse aussi la disposition absolue, étant très persuadé de votre prudence en toutes choses et particulièrement en celles qui me regardent. Après avoir découvert la lune ou compagnon de Saturne et que en seize jours il achevait sa course je m’imaginai aussitôt, que apparemment Saturne même tournait sur son essieu et en beaucoup moins de temps que de seize jours ; car ainsi que la terre tourne en un jour et notre lune auprès d’elle en un mois[11], de même semble-t-il aussi que Jupiter tourne au milieu de ses quatre lunes, et Saturne encore au centre de l’orbe de son satellite. Et ceci se cofirme encore par ce que l’on remarque au Soleil, qui tourne en soi-même, étant au centre de toutes les grandes planètes. Partant je cherchai pour le phénomène des anses de Saturne une telle hypothèse qui put subsister avec ce tournoiement et il me sembla qu’elle ne pouvait être autre que la suivante dont le contenu est dans l’anagramme qui est a la fin de mon observation imprimée, à savoir

a c d e g h i l m n o p q r s t u
7 5 1 5 1 1 7 4 2 9 4 2 1 2 1 5 5

les lettres étant rangées font ces mots :

Annulo cingitur tenui, plano, nusquan cohaerente ad eclipticam inclinato.


Fig. 17.
Dessin de Huygens. (28 mars 1658).

C’est que le globe de Saturne qui est en cette figure ABCD est entouré d’un anneau ou cercle solide et plat EFGH, lequel se voit ici en perspective. Sa largeur est partout la même, à savoir KE ou LG, et en comparaison de celle-ci, l’épaisseur fort petite. La distance entre lui et Saturne est partout égale à DL. Cet anneau étant éclairé du Soleil nous paraît luisant de même que le globe ABCD mais ne se voit pas toujours dans la même situation. Car parfois il nous représente une ovale assez large comme en la figure M. parfois fort étroite comme en N. et enfin en de certains temps il disparaît entièrement pour laisser Saturne tout rond ce qui arrive lorsque nous le regardons justement de côté comme en R. Non pas pourtant à cause que le dit anneau est si fort mince, mais parce que son bord extérieur à cette qualité de ne réfléchir point la lumière[12]. Ce qui se voit de ce que quand Saturne est privé de ses anses l’on aperçoit néanmoins cette ligne obscure PQ qui le traverse, et même aussi dans les autres phases comme vous avez vu dans celles que je vous envoyai par mes précédentes.

Fig. 18.
Dessin de Huygens du 28 mars 1658. On remarquera que Huygens trace cette figure sans précision aucune, pour indiquer seulement le principe de son explication.

Or pour vous montrer comment se font tous ces changements je fais la figure suivante. ABCD est l’excentrique de Saturne, c’est-à-dire le cercle que Saturne parcourt en trente ans, ou environ, représenté ici en perspective. Le Soleil E est selon Copernic vers le milieu de ce cercle et dans le même plan à savoir celui de l’écliptique[13] ; comme encore est le cercle FG que notre globe de la terre recommence tous les ans, et dont le diamètre n’est que la dixième partie de celui du cercle ABCD. L’axe sur lequel notre terre F se tourne journellement est incliné au dit plan de l’écliptique d’un angle de 67 degrés étant toujours parallèle à soi même ; En A, H, B, etc, sont les figures de Saturne, lequel je suppose qu’il tourne sur son axe NO de même que la terre sur le sien, d’avantage que cet axe NO est à peu près paralle[14] à celui de la terre[15], et toujours à soi-même. Et du reste perpendiculaire sur le plan de l’anneau qui environne la planète. Après quoi il ne faut point d’autre explication. Car il est évident que par deux fois en trente ans, Saturne étant en B et D, le plan de l’anneau sera vu de côté par ceux qui sont auprès du Soleil comme nous sur la terre F, ce qui fera paraître Saturne tout rond sans bras ou anses ce qui arriverait justement alors que la planète est à l’entrée de aries ou libra[16], si son axe et le nôtre fussent exactement parallèles, et qu’il ne sortit aucunement du plan de l’écliptique. Mais maintenant c’est à un demi-signe de là à savoir vers le 17 degré de virgo et de pisces[17]. De sorte que lorsqu’il ne sera éloigné de ces lieux que de 5 ou 6 degrés, il se verra toujours rond. Il s’ensuit aussi que étant en A et C, c’est à 90 degrés de B et D, l’on verra l’ellipse de l’anneau plus large que jamais ; ce qui arrivera lors que Saturne sera parvenu au 17e degré de Sagittarius ou de Germini[18]. Et que entre ses quatre lieux, l’anneau acquerra des différentes figures, parce que selon qu’il sera proche de H et D, ou de A et C, l’ovale en paraîtra plus ou moins reserrée.

Les phénomènes qui ne se peuvent rapporter à cette hypothèse (comme l’on en trouve où Saturne est représenté de cette façon — III fig. 11 — et encore quelques autres) tous ceux dis-je ont été produits par l’insuffisance des lunettes, et se trouvent faux lorsqu’on se sert d’aussi bonnes que les nôtres. Mais de ceci je parlerai plus amplement dans mon système. Il y a une chose encore que je veux vous faire remarquer, touchant le mouvement du satellite. C’est que le cercle au quel il chemine à l’entour de Saturne, étant dans le même plan avec l’anneau[19], il dut arriver nécessairement que la plupart du temps, ce satellite à notre égard parcourre une ellipse : tellement que quand l’anneau de Saturne sera devenu aucunement large nous verrons le satellite, tantôt à côté vers où les bras de la planète s’étendent ; tantôt dessus et tantôt dessous, comme dans la figure prochaine. Lequel spectacle commencera pour moi en l’année suivante car à présent l’ellipse est encore si étroite que lorsque le satellite passe auprès de Saturne il ne peut être aperçu, à cause de la clarté de ce grand corps. Et voilà quant à mon système. Lequel sans doute est très agréable et donnera nouvelle matière de spéculation aux Philosophes. Au moins ne semblera-t-elle pas de petite importance à ceux qui savent que Saturne est un corps dont le diamètre égale huit ou dix fois celui de la terre, et ne tiennent pour impossible qu’il y ait là des créatures qui regardent cette planète avec son anneau et sa lune de plus près que nous ne faisons.

J. Chapelain, à cette communication, éprouve une grande joie et répond le 12 avril :

Quant au système j’en demeure si rempli, j’en trouve l’hypothèse si vraisemblable et tout le détail se rapportant si justement soit aux apparences soit aux mouvements observés que si j’étais plus fort en ces matières, et d’assez d’autorité pour y porter coup je me déclarerais hautement en faveur de l’Idée que vous en avez conçue, et je la voudrais maintenir contre tous venants. Je suis particulièrement ravi de ce que la découverte que vous m’en avez faite ne se rencontre pas avec ce que M. de Roberval en avait imaginé et qu’il expliqua il y aura demain quinze jours en notre Assemblée.

Fig. 19.
Dessin de Huygens pour la trajectoire de Titan. (28 mars 1658).

Suit un exposé de l’hypothèse en question :

…Quoi qu’en lui (de Roberval) faisant voir notre première lettre il témoignât de croire que vous eussiez ou emprunté ou imité votre hypothèse de Saturne sur la Sienne laquelle il vous avait communiquée au voyage que vous fîtes en France il y a deux ou trois ans… bien que je fusse fort tenté de faire voir votre excellente lettre à notre Assemblée dès demain pour votre honneur, je n’ai osé le hasardé sans en avoir une expresse permission de vous et n’ai pas voulu être moins discret que l’a été M. Bouillaud…

J. Chapelain insiste cependant sur l’utilité qu’il pourrait y avoir à ne pas tarder davantage dans la publication du Système de Saturne.

Huygens, répond immédiatement (18 avril), car il retire (et pourquoi ?) l’autorisation de divulguer tout ce qui concerne sa pendule :

Pour ce qui est du Système de Saturne je crois comme vous dites que ce ne sera qu’à mon avantage si vous le produisez tellement que je vous recommande seulement de faire en sorte que vous le puissiez montrer sans faire voir en même temps ce que j’ai écrit touchant l’horloge. Je m’étonne bien de l’opinion que M. de Roberval avait conçue comme si j’avais emprunté de lui le dit Système. Parce que je l’ai mis déjà dans l’anagramme imprimé au mois d’avril 1656, et que sa lettre par laquelle il m’a fait la première ouverture de son hypothèse est datée du 4 août en la même année…

Le 10 mai J. Chapelain écrit donc à Huygens pour lui dire comment il a annoncé la découverte de l’anneau de Saturne :

…L’assemblée était nombreuse et de plus de quarante personnes, entre lesquelles il y avait deux cordons bleus[20]

Il s’est concerté avec M. de Monmor et ses amis pour régler cette communication au mieux des intérêts de Huygens, et pour la plus grande persuasion possible à apporter aux auditeurs : cette lettre est extrêmement curieuse, et l’espace seul nous fait défaut pour la reproduire intégralement car elle est assez longue :

…Ceux qui étaient à mes côtés suivaient de l’œil sur le papier les plus éloignés ayant plus de peine à le comprendre faute d’en pouvoir regarder les figures au même temps, hormis M. de Roberval qui m’avoua après que selon que vous l’aviez écrit à mesure que je le lisais il l’avait aussi bien conçu que s’il eut eu les yeux sur la lettre même… la plupart néanmoins l’estimèrent très probable et louèrent votre sagacité et votre jugement… se réjouissant de vous voir si perçant et si raisonnable dans une si grande jeunesse que la vôtre, qui promettait tant, pour d’autres découvertes dans les Mathématiques à l’avenir. M. de Roberval dont le suffrage est de très grand poids appuya fort ce sentiment et rendit un glorieux témoignage à l’excellence de votre Génie. Et sur ce que je lui dis que vous étiez un peu étonné du soupçon qu’il avait eu que vous eussiez profité de la communication de son Système, vu qu’il ne pouvait ignorer que vous n’eussiez publié cinq mois auparavant dans votre Imprimé de la Lune le gryphe de votre Système Saturnien, il me répondit qu’il voyait bien par votre exposition que vous n’aviez rien emprunté de lui ; mais qu’encore qu’il estimât beaucoup votre pensée comme fort ingénieuse et fort juste il croyait pourtant la sienne expliquée dans ma précédente plus approchante de la vérité, pour ce qu’il n’y avait rien que de naturel au lieu que la vôtre était une machine toute d’art[21] et dont il n’y avait aucune image dans la Constitution du Monde. J’avais oublié à vous dire dans ma précédente qu’il maintenait que cette élévation de vapeurs dans la Zone torride de Saturne et renfermée dans cette Zone comme les taches du Soleil dans la Torride du Soleil était effet nécessaire en cette Zone à l’exclusion des autres Zones, par les un principes de la Mécanique[22] qui ne le peuvent souffrir autrement. Vous en jugerez…

Et ce récit détaillé fait une grande impression de satisfaction sur Huygens, qui y répond le 6 juin :

Il m’a semblé quasi en lisant votre récit que j’étais présent dans cette Illustre assemblée, et j’ai senti quelque émotion en y remarquant ces cordons bleus avec tant d’autres personnes de condition et de savoir…

Après quoi il développe une intéressante critique de l’hypothèse de de Roberval. Ici, bien entendu, nous devons laisser de côté toute la correspondance avec les redites et explications incessantes qu’Huygens donne à ses correspondants avant de faire définitivement imprimer son système ; des échanges nombreux et étendus se créent avec P. Petit[23] ; Wallis revient sur la forme à deux anses débordantes que nous avons signalée ; ses amis le pressent de publier, enfin il écrit une lettre sur ses élucubrations à Léopold de Médicis (5 juillet 1659), qui fut reproduite dans son Systema Saturnium. Cet ouvrage paraît — et la préface porte la même date du 5 juillet.

Fig. 20.
Huygens envoye ce dessin à Hévélius le 16 septembre 1658, pour lui montrer que, lorsque Saturne est ovoïde, il a effectivement deux espaces noirs entre les anses et le globe supérieur.
Fig. 21.
Huyges envoye cette figure à Hodierna, le 24 septembre 1658, en lui montrant comment il faut interpréter exactement la forme des anses.

Il peut sembler que Huygens ait fait attendre bien longtemps cette publication, mais l’étude de sa vie montre que, vers la même époque, il était absorbé par ses horloges : ses loisirs étaient donc assez courts et, si tant est que son hypothèse avait paru plaisante, il prenait tout son temps pour la justifier d’une manière définitive. En outre, bien qu’il se soit donné la peine de critiquer d’une façon assez serrée les systèmes antérieurement proposés pour expliquer les divers aspects de Saturne, la justification de son hypothèse était devenue nécessaire ; deux camps s’étaient formés : dans l’un, on admirait hautement ; dans l’autre, où figuraient nécessairement des personnes parmi les plus compétentes en astronomie, on critiqua cette explication, tout en reconnaissant son ingéniosité, parce qu’elle était trop habile et artificielle — trop nouvelle.

Néanmoins il est juste de reconnaître que ses adversaires furent d’une grande courtoisie et d’une extrême bonne foi — si l’on en excepte, d’une manière générale, les Italiens, qui se « soulèvent » contre son travail, sous l’impulsion principale de Eustache de Divinis, car « … le signor Eustachio veut à l’usage du pays que l’on lui croye aveuglément sans contredire sous peine d’être fulminés », écrit P. Guisony[24] le 1er août 1660. De Divinis fut, en effet, le seul polémiste important contre Chr. Huygens.

L’existence de cette bande externe et peu réfléchissante ne paraît pas grandement préoccuper, tandis que les admirateurs eux-mêmes du système ne laissent pas d’être assez troublés, quelque peu inquiets sur la présence de cet anneau suspendu, comme on le voit surabondamment dans la correspondance. Et leur scrupule est assez curieux : certainement ils admettent bien que, si l’on eût pu construire un pont en anneau tout autour de la terre, puis retirer les échafaudages, l’arche se tiendrait d’elle-même en vertu des lois de la pesanteur et serait ainsi suspendue alentour de notre globe ; ce n’est pas, en un mot, la stabilité du système qui les arrête, mais bien son origine et les conditions dans lesquels il a pu se trouver réalisé — conditions qui se sont éclaircies depuis. Huygens reçoit l’approbation de Riccioli et entretient une nombreuse correspondance avec Thévenot[25], R. Moray[26]

Il est un point sur lequel la discussion porta d’une façon exclusivement scientifique Huygens avait évalué que les diamètres de l’anueau et de la planète étaient entre eux comme les nombres 9 et 4 (soit 2,25 au lieu de 2,23), ce qui eut permis à Saturne de déborder au delà de l’anneau, en adoptant toutefois les autres éléments qu’il donnait, éléments légèrement erronés. Or la planète, dans les conditions les moins favorables, ne déborda pas : Huygens n’eut aucun scrupule et adopta le rapport 17 à 6 ou 2,83, qui est absolument erroné, en prétextant que, plus les lunettes étaient puissantes, plus on devait voir un anneau étendu ; mais ses contradicteurs refusèrent d’admettre une telle différence entre la réalité et leurs propres mesures de diamètres. – Huygens, en effet, était dans son tort.

Fig. 22.
Dessin d’Huygens pour la phase de 1661. (Lettre à J Chapelain du 14 juillet 1661)

Cependant le débordement même suscita chez B. de Frenicle de Bessy[27] une hypothèse assez curieuse pour compléter la compréhension de l’anneau, qu’il développa et appuya par une série de figures très intéressantes que nous regrettons de ne pouvoir reproduire : il suppose que l’anneau est sujet à une rotation, peut-être, assurément à un balancement oscillatoire qui vient empêcher le débordement, et laisse prendre pour véridiques les mesures de diamètres antérieures. En outre, Léopold de Médicis reçut de A. Borelli[28] une importante série de dessins relatifs à Saturne ; et, pour être exacts, nous devons rappeler que, des 1658, Chr. Wren[29] avait imaginé une hypothèse très ingénieuse sur la façon dont les anses elliptiques sont rattachées à la planète, avec figures assez précises, hypothèse qui, bien interprétée, eut pu conduire à la compréhension de l’anneau — Huygens n’en eut pas connaissance à cette époque.

À présent que l’hypothèse d’Huygens est assez généralement adoptée ; qu’il a publié son ouvrage complémentaire Brevis assertio systematis Saturnii où se trouve l’essentiel de sa polémique avec Eustache de Divinis ; que Riccioli, s’il n’abandonne pas définitivement son idée d’armilles, reconnaît l’élégance et la vraisemblance de l’anneau ; nous pourrons abandonner les détails successifs de l’histoire pour tracer à grands traits l’évolution des observations et des idées en ce qui concerne l’anneau de Saturne. D’autant plus que, dès 1664, G. Campani[30] donne deux planches très intéressantes en ce qui concerne Saturne et Jupiter ; et ces dessins sont tellement détaillés, avec les indications exactes de l’ombre portée sur l’anneau, que nous avons là une preuve de la précision et de l’excellence de ses verres, ainsi que de l’exactitude de sa méthode d’observation. Huygens, au reste, rend pleinement justice à la supériorité de ces instruments et aux remarquables qualités des dessins des deux grosses planètes, mais ces qualités elles-mêmes, et la précision du dessin, marquent pour nous la limite historique, car la figuration cesserait d’être intéressante en dehors de la reproduction photographique.

Pendant ce temps les progrès continuent. En 1662, P. Petit dessine une ombre portée par la planète sur l’anneau ; Auzout, à la même époque, fait une observation analogue et, de plus, le 3 juin 1663, mentionne à Huygens que la déclinaison de l’anneau doit être sensiblement supérieure à la valeur indiquée 23° 30′ — remarque fort importante. En 1665, Huygens observe l’ombre d’un satellite de Jupiter sur le disque de la planète. En 1668, avec Picard, il croît pouvoir fixer à 31°, avec une grande précision, l’inclinaison de l’anneau, tandis que cette valeur est encore assez erronée — et trop forte cette fois. En 1669, nous avons des dessins de Saturne et de son anneau, assez intéressants, par Picard et Cassini ; des 1670 (mai), Cassini confirme à Huygens que l’on peut bien apercevoir réellement la configuration triphaericus avec un plus petit télescope. Les dessins de Huygens se précisent en 1672, et, particulièrement, le 26 avril 1682, avec sa nouvelle lunette, de sorte que nous ne puissions reproduire cette seconde figure. Enfin Cassini découvre d’autres satellites que Titan en 1671, 1672, 1684 et, en 1686, il signale l’excentricité de l’orbite de Titan tout en étudiant la position de l’anneau.

Fig. 23.
Dessin de P. Petit dans une lettre à Huygens (22 septembre 1662), mentionnant la présence d’une ombre sur la pointe de la corne droite d’en bas.

C’est ici qu’il y a lieu de se demander comment Huygens, avec les ressources optiques dont il disposait, ne découvrit pas d’autres satellites car nous savons aujourd’hui que la chose lui eut été fort aisée mais il ne s’était pas entièrementdébarrasse d’anciens préjuges qui voulaient alors que le nombre des planètes principales fut au moins égal à celui des planètes secondaires, et, contrairement à tant d’exemples, cette hypothèse inexacte fut stérile. Il n’en chercha donc point.

Rien n’est plus téméraire que de pareilles assertions un savant anglais, en 1729, ne disait-il pas que, si Saturne a plus de cinq satellites on ne les découvrirait sans doute jamais « car l’optique n’ira guère plus loin ! »

Fig. 24.
I. Dessin correct de Picard. 23 mai 1669
II. Dessin de Picard et Cassini, 27 mai 1669, avec la position de Titan.
Dans ces deux dessins il faut observer : 1° l’indication de l’ombre portée ; 2° la différence de constitution des intervalles, droit et gauche.
Fig. 25.
I. Observation et dessin de H. Oldenbourg, le 19 octobre 1672.
II. Dessin de Saturne par Huygens (lettre à J. Gallois, décembre 1672)

Au reste, l’imperfection des lunettes et les variations même des aspects de Saturne allaient retarder la connaissance détaillée de l’anneau. Le 29 juin 1666, sans faire aucune remarque singulière sur la constitution de l’anneau, Hooke observe que, en masse, il est plus lumineux que la planète ; peut-être le Dr Ball et l’astronome M. W. Bail ont-ils[31], les premiers, décomposé l’anneau en deux, mais c’est Cassini, en 1673, qui indique avec précision qu’il est partagé dans sa longueur par une bande noire, appelant l’attention sur ce fait que « la partie intérieure est fort claire, et l’extérieure un peu obscure, la différence de teinte étant celle de l’argent mat et de l’argent bruni. »

W. Herschel ne fit que préciser l’observation de Cassini et c’est à tort que quelques astronomes partent de bande herschelienne ; en fait, en 1789, cet observateur n’était pas encore convaincu qu’il y eut une séparation entre deux anneaux concentriques et l’on pouvait douter, selon lui, que cette bande noire correspondit à un vide effectif. En 1792, il reconnut que la bande se voit bien symétriquement, de part et d’autre, à égale distance de l’anneau extérieur, conformément aux assertions de Cassini et de Maraldi, mais ceci n’implique rien quant à son origine puisque sa cause première peut également agir symétriquement ; il nota, ce qui est plus important, qu’elle a des bords très nettement tranchés, qu’elle paraît aussi noire que l’espace vide compris entre la planète et l’anneau — et, enfin, va conclure à une séparation réelle en deux anneaux concentriques.

À partir du milieu, dit-il, il (l’anneau) change de couleur et d’intensité de sorte que, par un affaiblissement graduel, il ne conserve plus guère vers sa limite circulaire intérieure que l’intensité et la teinte des bandes obscures du disque.

De Vico, en 1842, confirme l’appréciation de Hooke en disant « À partir de cette époque, les astronomes romains n’ont pas perdu Saturne de vue et ils ont pu constater que l’éclat et la couleur du corps de la planète sont très variables relativement à l’éclat lumineux de l’anneau. » Whiston dit que Clarke vit une étoile entre Saturne et son anneau, ce qui prouve bien le vide de matière dans cette séparation ; en est-il de même pour la division de l’anneau ? ou bien s’agit-il d’une bande analogue à celles que nous apercevons à la surface de Jupiter, encore que plus foncée ? On peut en décider, sans doute, par le passage de la lumière des étoiles, ce qui est assez rare et bref, ou bien lorsque ces régions se profilent sur la voie lactée ; mais dans ce dernier cas les observations sont difficiles à cause de l’intensité du système saturnien qui illumine le champ. Le doute, au reste, n’est plus guère possible aujourd’hui : non seulement à travers la bande de Cassini, mais encore à travers certaines régions peu intenses de l’anneau, on peut nettement percevoir le contour du disque central lui-même.

Ainsi la division de Cassini est adoptée définitivement pour un vide très sensible de matière partageant l’anneau en deux grandes zones concentriques. Puis, si l’on en croit Lalande, Short aurait aperçu plusieurs autres traits concentriques sur la partie extérieure de l’anneau ; dans quatre occasions différentes, Herschel vit de petits traits noirs sur l’une des anses, et non sur l’autre : cette dissymétrie, et la place variable du trait, indiquait-elle une subdivision de l’anneau extérieur en deux parties excentriques ? Quetelet, en 1823, dédouble l’anneau extérieur ; le 17 décembre 1825, le capitaine Kater le voit subdivisé par de nombreux traits noirs très rapprochés et note la même apparence, mais très variable d’un jour à l’autre, en janvier 1826 ; le 25 avril et le 28 mai 1836, Encke voit une ligne noire qui divise l’anneau extérieur et les mesures micrométriques lui montrent que cette nouvelle subdivision est plus près de l’ancienne que du bord extérieur.

Le 29 mai 1838, de Vico observe la division d’Encke et, en outre, deux bandes noires sur l’anneau intérieur ; Schwabe retrouve nettement la division d’Encke ; ces quatre bandes sont rarement visibles ensemble, elles sont le plus souvent dissymétriques, sur l’une ou l’autre anse ; mais quelles sont les lois de leurs apparitions et disparitions ? En 1843, Lassell et Dawes confirment encore la division d’Encke mais la situent, cette fois, plus près du bord extérieur et lui attribuent le tiers de la largeur de la bande de Cassini.

Nous avons d’autres observations singulières de Lassell, en 1850, de O. Struve, Hind, de W. C. Bond et, surtout, de G. P. Bond qui constate que la division d’Encke n’est pas toujours visible mais que, malgré les difficultés dues à l’irradiation, on peut apercevoir parfois d’autres bandes, multiples et très fines. Enfin, les très importantes déterminations de Trouvelot nous indiquent encore une particularité : très souvent, à sa plus grande courbure apparente, le bord concave de l’anneau intérieur paraît déchiqueté comme des flocons de fumée.

Que sont donc ces nouvelles lignes sombres, si déconcertantes par leurs variations ? S’agit-il de divisions — permanentes ou variables ? Ou bien n’y a-t-il là qu’une simple illusion car, lorsqu’il s’agit d’objets d’une extrême délicatesse, la physiologie et la psychologie entrent en jeu et l’observateur ne perçoit généralement que ce qu’il cherche, par un étrange phénomène d’auto-suggestion : à ce propos, et sans être définitives, des expériences extrêmement curieuses sont faites depuis quelques années déjà.

Arago, cependant, a proposé deux expériences délicates, mais très ingénieuses, qui n’ont pas encore été réalisées pour la réalité des divisions, chercher les minces filets lumineux du disque de la planète qui doivent provenir de la lumière traversant ces interstices ; pour la réalité des divisions et aussi dans le cas de l’affirmative — pour voir si les différents anneaux sont dans un même plan, étudier la loi de la variation de largeur des bandes noires suivant le plan observé.

Ces questions, on le voit, sont loin d’être entièrement élucidées, et cet anneau paraît encore plus merveilleux quand on songe à son aplatissement extrême : Schræter évaluait à 0,1″ son épaisseur apparente, J. Herschel à 0,3″, et Bond a montré qu’elle pouvait être considérée comme inférieure à 0,1″ !

Jean Mascart.

(La fin au prochain numéro.)



  1. Andreas Kolff (Colvius), fils de Nicolaas Hevmans dit Kolf et de Maria van Slingelandt, naquit à Dordrecht en 1594 et y mourut le 1er juillet 1671. Il devint pasteur protestant à Venise (1620-1627), puis à Dordrecht (1629-1666). Il avait une correspondance étendue ; ses collections de coquilles et autres objets rares ainsi que sa bibliothèque étaient renommées.
  2. Claude Mylon était jurisconsulte à Paris et entra en correspondance avec Chr. Huygens.
  3. Comme le font encore bien des auteurs on ne peut donc pas attribuer la découverte définitive de l’anneau de Saturne à Huygens pour la date de 1655. Dans le livre qu’il publie en avril 1656 : De Saturni luna observatio nova, on ne trouve encore que l’anagramme relative à l’anneau, hypothèse alors douteuse qui exigeait une confirmation, et nous verrons comment l’explication de cette anagramme et l’assertion définitive se produisent en 1658.
  4. Ismael Bouillau (Bullialdus) naquit à Londres le 22 septembre 1605, et décéda à Paris le 25 novembre 1694. Né calviniste, il se fit catholique en 1626, et devint prêtre en 1630. Dans ses nombreux voyages il visita aussi les Pays-Bas ; il resta longtemps auprès du Bibliothécaire Dupuy, puis auprès du Président de Thon à Paris, et se retira à l’Abbaye Saint-Victor à Paris. Il écrivit beaucoup, mais une certaine légèreté lui fit connaître un grand nombre d’erreurs, dont du reste il convenait franchement : il a introduit le terme évection dans la théorie de la lune.
  5. Ce qui prouve l’imperfection des surfaces optiques car, avec une telle image, il n’y aurait pas de doute aujourd’hui pour la réalisation de dessins très précis.
  6. Jean Chapelain naquit à Paris en 1595, et y mourut en 1674. Après avoir fait ses études, il fut précepteur chez M. de la Trousse durant 37 ans, puis il reçut une pension de mille écus du cardinal Richelieu. Il fréquentait les assemblées scientifiques et fut un des premiers membres de l’Académie française. Boileau dit de lui qu’il était méchant poète, mais excellent homme.
  7. La rotation est de 49 heures : Huygens a deviné juste, mais ne fournit aucune raison.
  8. Seth Ward naquit le 16 avril 1617 à Buntington (Hertford) et mourut le 6 janvier 1689 à Knightsbridge (Londres). Par suite des troubles civils, il ne put obtenir un office public, mais devint tuteur de quelques élèves, puis en 1649 Savilian Professor of astronomy à Oxford, en 1671 Chancelier de l’ordre de la Jarretière comme prélat, il fut nomme évêque d’Eveter en 1662 et du Salisbury en 1667. Il était membre de la Société Royale.
  9. Henri-Louis Habert de Monmor fut Libellorum Supplicum Magister et avait une grande bibliothèque : c’est chez lui que Gassendi passa la fin de sa vie, de 1653 à octobre 1655, et qu’il composa les éloges renommés à Tycho-Brahe, Kopernick, Purbach et Régiomontanus.
  10. Nous n’avons malheureusement pas les détails de ces idées, qui sont d’autant plus importantes qu’elles ont été soumises à la critique de Gassendi.
  11. Si telle est la seule analogie qui décida Huygens à deviner la rotation de Saturne, comme nous l’avons vu ci-dessus, il eut là beaucoup de chance.
  12. Huygens fait là une erreur, ce qui l’oblige à introduire une hypothèse nouvelle et parfaitement inutile.
  13. L’inclination de l’orbite de Saturne sur l’écliptique est pourtant de 2° 30′. Le pressentiment qu’il avait de l’inclinaison de Titan sur l’anneau n’était donc guère fondé.
  14. Lire parallèle.
  15. Il y a une différence assez sensible, 23° 27′ pour la Terre et 28° 6′ pour Saturne.
  16. Constellations zodiacales, Le Bélier et La Balance.
  17. Constellations zodiacales, La Vierge et les Poissons.
  18. Constellations zodiacales, Le Sagittaire et Les Gémeaux.
  19. Contradiction très curieuse avec ce qu’il écrivait à son confident, Boulliau, le 26 décembre 1657.
  20. L’insigne des Chevaliers du Saint-Esprit.
  21. Tel est, en effet, la critique essentielle aux idées de Huygens — trop de nouveauté. On se demande « comment cet anneau peut être une production naturelle bien qu’il paraissent une imagination de l’Art ».
  22. Nous n’avons malheureusement pas de détails sur cette théorie mécanique : et la chose est fort regrettable, car il se peut très bien que de Roberval ait fait ici un raisonnement analogue à ceux que l’on applique aujourd’hui à la zone équatoriale en météorologie.
  23. Pierre Petit naquit le 31 décembre 1598 à Montluçon et mourut le 20 août 1677 à Lagny-sur-Marne. Après la mort de son père, en 1633, il vint à Paris et devint ingénieur, conseiller et géographe du Roi, puis intendant général des fortifications. Dans les démêlés que Descartes eut avec Fermat et autres, Petit prit le parti du premier : il était très lié avec Pascal, et s’ingéniait à inventer des machines pour divers buts.
  24. Pierre Guisony, médecin d’Avignon, s’occupait beaucoup de physique expérimentale ; il devint un correspondant assidu de Huygens et a publié :

    Epistolica Dissertatio de Anonymo libello, ubi potissimum eventilatur principiorum chymicorum hypothesis. Auct. P. Guisonio, Avenio, 1665/

  25. Melchisedec Thévenot naquit vers 1620 à Paris et mourut à Issy le 29 octobre 1692. Il était grand voyageur, avait des relations partout et rassembla une bibliothèque très intéressante, dont plusieurs manuscrits grecs et latins se trouvent actuellement à la Bibliothèque de Leiden. Il continua les réunions qui avaient lieu chez Monmor et publia diverses relations de voyages.
  26. Sir Robert Moray (Murray), fils de Sir Robert Moray de Craigne, issu d’une ancienne famille d’Écosse, naquit en 1610 et mourut le 4 juillet 1673 à Londres, où il fut enterré dans l’abbaye de Westminster. Il passa sa jeunesse en France, où, son éducation terminée, il gagna les bonnes grâces du Cardinal de Richelieu. En 1660 il entra au Privy-Council et fut le premier président de la Société Royale, dont il avait été un des fondateurs.
  27. Bernard Frenicle de Bessy naquit à Paris vers 1603 et y mourut en 1675. Il était Conseiller à la Cour des Monnaies, et consacra son temps à des recherches sur la théorie des nombres, des carrés magiques, etc. ; il avait des relations avec beaucoup de savants.
  28. Giovanni Alfonso Borelli naquit à Naples le 28 janvier 1608 et mourut à Rome le 31 décembre 1679. Célèbre médecin et physicien, il nous a laissé plusieurs ouvrages et fut le chef de la secte iatro-mathématicienne. Il enseigna ses principes à Pise et à Florence, et passa plus tard à Rome sous la protection de la reine Christina de Suède.
  29. Sir Christopher Wren, neuveu de l’évêque anglican Matthew Wren (3 décembre 1584-24 avril 1667), naquit le 20 octobre 1632 à East Knoyle (Wiltshire) et mourut à Londres le 25 février 1723. Il fut nommé professeur d’astronomie au collège de Gresham (1637) et à Oxford (1660). Dès 1663 il se voua à l’architecture, en 1668 il fut nommé Architecte du Roi, tombé en disgrâce, il perdit cette charge en avril 1718. Plusieurs fois il fut élu président de la Société Royale.
  30. Giusseppe Campani fut mécanicien et opticien à Rome ; il était fort renommé pour ses lunettes. Après sa mort, le pape Benedetto XIV acheta sa collection de télescopes et d’instruments pour l’Institut de Bologne. Il publia : Ragguaglio di due nuove osservazioni, una celeste in ordine alla stella di Saturno, e terrestre l’altra in ordine agli instrumenti, Roma, 1664.
  31. C’est à eux, en 1663, que remonterait la première constatation, suivant Hind, sans indiquer la source où se trouve confirmée une telle observation.