L’Opinion allemande pendant la guerre/03

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L’Opinion allemande pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 524-549).
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L'OPINION ALLEMANDE
PENDANT LA GUERRE
III [1]

LE RÉVEIL DES ESPÉRANCES ET DES CONVOITISES
(Juillet 1917-Juillet 1918)

La chute de Bethmann-Hollweg est le triomphe du parti de la guerre. L’Empereur, une fois de plus, cède aux menaces des pangermanistes. Une dictature militaire représentée par Hindenburg et Ludendorff, soutenue par le Kronprinz, gouverne l’Empire. Le nouveau chancelier Michaëlis est l’homme de paille des généraux. Toutes les décisions désormais émanent du Grand Quartier. Lorsque la médiocrité de Michaëlis deviendra par trop manifeste, ou appellera Hertling, mais rien ne sera changé. Si un Kühlmann fait mine de pratiquer une politique personnelle, on le brisera. Les deux dictateurs sont maîtres de la politique intérieure et de la politique étrangère. Leur pouvoir est absolu. Quant au Reichstag, ils jugent inutile de le dissoudre, le sachant sans aucune influence sur l’opinion du pays : on peut sans péril laisser à quelques politiciens la liberté de discourir sur la « démocratisation », la « parlementarisation, » et il n’est pas mauvais que des étrangers naïfs croient qu’il existe des libéraux en Allemagne.


LES PREMIERS MOIS DE LA DICTATURE MILITAIRE

Le premier soin des généraux est de ressaisir l’opinion et, pour cela, de reprendre les journaux en main. Les querelles violentes qui ont abouti à la chute de Bethmann-Hollweg ont compromis la discipline de la presse. De source toujours officielle, les journaux ont reçu trop de communications contradictoires. Le public déconcerté cherche des guides et ne les trouve plus. Il faut, avant tout, faire cesser ce gâchis, rétablir l’ordre troublé par les rivalités des bureaux. D’ailleurs, quelques semaines plus tard, un « chef de la presse » sera nommé afin de soumettre les services de presse des différentes administrations au contrôle de la Chancellerie, c’est-à-dire du Grand Quartier.

C’est une rude tâche de relever alors le moral de l’Allemagne. Depuis dix-huit mois, il suit une courbe descendante. En ce mois de juillet 1917, il est tombé si bas que les dirigeants peuvent redouter un désastre. La débandade des armées russes en Galicie calme l’anxiété qu’a provoquée la dernière offensive de Kerenski ; mais jamais la disette n’a été aussi cruelle. La « soudure » entre les deux récoltes se fait plus difficilement encore que les années précédentes. Le peuple voit avec une profonde douleur les cloches des églises portées à la fonte. L’état sanitaire est détestable. La guerre sous-marine ne donne pas les résultats promis et attendus. La France continué de manifester une telle haine contre l’Allemagne qu’il faut renoncer à tout espoir d’une paix séparée. Les révélations du Times sur le conseil de Potsdam du 5 juillet 1915 posent de nouveau la troublante question des origines de la guerre. Enfin, les discours des hommes d’Etat français et les articles des journaux anglais forcent les Allemands à constater que la reprise de l’Alsace-Lorraine reste le premier des « buts de guerre » de l’Entente, et que par suite la paix est encore éloignée.

La presse s’efforce de dissiper ces inquiétudes. Elle a réponse à tout. — La disette ? Quelques mauvaises semaines sont bientôt passées ; la prochaine récolte s’annonce très abondante. — La guerre sous-marine ? Il ne faut pas prendre au sérieux les statistiques de l’amirauté anglaise, et, grâce à des calculs embrouillés, on prouve aux sceptiques qu’avant peu l’Angleterre sera affamée. — L’aide américaine ? Pure invention de l’Agence Reuter. « A l’arrière on ajoute que peu de foi aux informations allemandes, la plupart de source officielle, et pourtant on a toujours pu constater l’authenticité des nouvelles données par nos autorités militaires. » Comment par exemple une grande armée américaine pourrait-elle être expédiée en Europe ? Où sont les navires dont l’Entente aurait tant besoin pour son ravitaillement ? (Hannoverscher Anzeiger, 16 juillet 1917.) — La France semble plus belliqueuse que jamais, mais, en réalité, elle se trouve à la veille de grands bouleversements politiques : Ribot ne pourra résister aux attaques de Clemenceau, Poincaré est décidé à démissionner, les temps des Caillaux sont proches. — Les révélations du Times ne sont que mensonges, et, si l’on veut être informé des véritables origines de la guerre, il faut s’en tenir aux traités secrets passés entre la France et la Russie et divulgués par le chancelier. — Quant à l’Alsace-Lorraine, afin d’édifier une fois pour toutes la conscience allemande, les journaux publient d’interminables articles soit sur le passé germanique des deux provinces, soit sur l’annexion de 1871. (Ce luxe d’arguments est un peu surprenant, puisque c’est un axiome qu’« il n’y a pas de question d’Alsace-Lorraine ; » il étonne jusqu’à un journal de Munich, qui met en doute l’à-propos de ces controverses. Certains Allemands en seraient-ils déjà venus à se demander dans leur for intérieur s’il est sage de conserver deux provinces qui, avant et pendant la guerre, n’ont cessé de manifester leur horreur de l’Allemagne ? On n’ose pas l’affirmer. En général, la presse ne s’occupe de l’Alsace-Lorraine que pour déplorer le défaut de patriotisme des Alsaciens-Lorrains, tout en soutenant que cette terre est et restera allemande.)

Le désir de paix est plus ardent que jamais. Les socialistes attendent tout de Stockholm. Les catholiques ont les yeux fixés sur Rome. Le gouvernement se garde bien de décourager les uns et les autres. Il reste le maître de faire cesser le jeu quand tel sera son bon plaisir. En attendant, la catholique Autriche est satisfaite ; peut-être les socialistes de l’Entente finiront-ils par tomber dans le panneau ; et le peuple allemand se réjouit d’entendre prononcer le mot de paix.

Ces manœuvres et ces campagnes de presse ne raffermissent pas encore l’opinion. Le public attend toujours la grande offensive de Hindenburg sur le front occidental. Or, ce sont les armées franco-britanniques qui attaquent le 31 juillet et font de nombreux prisonniers. Tout bas, on commence à discuter la tactique de Hindenburg, et les critiques militaires sont obligés de développer la théorie du « repli élastique : » le Haut Commandement veut, avant tout, éviter des sacrifices inutiles. Dans le courant d’août, les Autrichiens sont battus sur le Carso, les Anglais continuent d’avancer en Flandre, les Français devant Verdun reprennent le Mort-Homme et la cote 304. Ces lieux-là sont trop célèbres, ils ont été, en 1916, le théâtre de combats trop sanglants pour que l’Allemagne soit insensible à un tel échec. On tâche de la consoler en lui répétant que les Français n’ont pu percer, que le Mort-Homme et la cote 304 sont devenus des positions sans valeur, depuis que des « conditions stratégiques nouvelles » ont rendu superflue une attaque sur Verdun, et finalement on invite tout le monde à un acte de foi en Hindenburg.

La semaine suivante, Riga est pris. Une telle victoire va-t-elle étouffer le murmure des mécontents et restaurer le prestige des chefs ?

Les pangermanistes, qui depuis quelques mois modéraient un peu leur langage, exultent de joie : la conquête de Riga « ville allemande » aura pour prix l’annexion de la Courlande, de la Livonie… et même de la Pologne. Quelle gloire pour les armes impériales ! Quel chef-d’œuvre de stratégie que le plan des généraux allemands ! Enfin quelle confusion pour les pacifistes du Reichstag !


Riga nous fournit la preuve la plus éclatante qu’il faut attacher plus de valeur aux succès militaires qu’à tous les efforts des politiciens qui tendent à fausser l’aspect des choses. Riga nous donne une fois de plus à nous et au monde le sentiment que Hindenburg est l’homme d’action capable de briser tous les obstacles et dont la pensée géniale fait créer de l’histoire par sa brillante armée. Tous les mensonges de nos ennemis sur l’affaiblissement de l’énergie combative allemande, sur l’immense débâcle de la force allemande, Riga les anéantit. En réalité, un coup terrible et non seulement militaire, mais économique, politique et moral est porté à la Russie et à tous nos ennemis… La libération de la Galicie et des Carpathes, l’offensive de la Moldavie et la prise de Riga annoncent au monde entier l’impuissance de l’Entente en face du commandement et des exploits militaires des Puissances centrales… Et surtout dans le pays même, ce haut fait militaire dissipe tout le pessimisme, tout le découragement qu’on avait fait naître artificiellement au sein du peuple allemand… Riga retrempe les nerfs du peuple. (Saarbrüker Zeitung. 7 septembre 1917.)


Il faut croire, cependant, que le pessimisme est tenace et que les nerfs du peuple ne sont pas encore très solides, car, dans son discours de Riga, l’Empereur croit nécessaire de reprendre l’éternel argument : « De tels coups augmentent les chances d’une paix prochaine… »

Alors se crée une nouvelle ligue, « le Parti de la Patrie allemande, » sous la présidence d’honneur du duc Albert de Mecklembourg et sous la présidence de Tirpitz. Son objet est de poursuivre par la parole l’œuvre entreprise par la presse, de combattre les partisans d’une « paix d’entente » et d’unir les cœurs dans la volonté de vaincre. Elle déclare se tenir en dehors des querelles politiques ; en réalité, elle travaille au profit du parti militaire, elle ne fait que « sucrer la potion préparée par les pangermanistes et changer l’étiquette. » Elle organise une campagne de conférences dans tout l’Empire. Le gouvernement marche à sa remorque. Les instituteurs lui racolent des adhérents. Hindenburg, Ludendorff et le kronprinz envoient des télégrammes de félicitations aux promoteurs de chaque réunion. Avec de pareils appuis, la propagande du « Parti de la Patrie allemande » devait fortement agir sur l’opinion. Les circonstances viennent encore la favoriser.

Dans sa réponse à la note du Pape, le président Wilson a voulu créer un antagonisme entre le peuple et son gouvernement. Cette tentative soulève dans toute l’Allemagne une véhémente indignation. La fierté nationale et le sentiment monarchiste se révoltent contre cette ingérence de l’étranger dans les affaires du pays. « L’effet qu’a produit sur le peuple allemand l’arrogance du président Wilson, se développe d’une façon toujours plus heureuse. Dans la grande masse, en particulier dans la population des campagnes, il se peut qu’on ait, au début, considéré cette invitation à renverser la dynastie des Hohenzollern pour installer à sa place un gouvernement démocratico-républicain comme une mauvaise plaisanterie qu’on accueille simplement par un sourire de dédain. Mais peu à peu, ce sentiment a fait place, dans toutes les parties de l’Empire à une profonde indignation, qui maintenant éclate violemment contre l’insolence de l’hypocrite Américain… Le peuple allemand, d’une poigne plus ferme, serre plus résolument son épée… Un mouvement d’opinion s’est bien produit, comme le voulait le président ; seulement il n’est pas dirigé contre le militarisme prussien, mais contre l’ingérence de l’étranger. » (Schwäbischer Merkur, 19 septembre.) Ce mouvement, les pangermanistes se mettent aussitôt à l’exploiter. Les villes, les Chambres de commerce, les Ligues industrielles, les associations de journalistes, etc… envoient des adresses à l’Empereur pour protester contre les impudentes prétentions du Président.

C’est ainsi que peu à peu les bergers rassemblent leur troupeau. Mais celui-ci est toujours près de se débandera la première alerte et de suivre qui lui promet la paix pour demain.

Il faut recommencer calculs et statistiques pour démontrer que la guerre sous-marine est une bonne affaire et que l’heure approche où elle va enfin produire tous ses effets. Encore des calculs et des statistiques afin d’établir que l’armée américaine ne sera jamais un danger ! Chaque matin, il faut démentir de fausses nouvelles. Hindenburg et Ludendorff auraient, dit-on, avoué que l’Allemagne était à la veille de voir sa puissance militaire ruinée, ses ressources économiques épuisées, et Hindenburg est forcé de publier une protestation. Un jour, le bruit se répand que l’Angleterre est à bout, qu’elle veut, qu’elle demande la paix ; un autre jour, que la flotte anglaise a pénétré dans la Baltique, que Swinemunde est bombardé, que des équipages allemands se sont révoltés. Puis, ce sont les raids aériens qui jettent le trouble et la terreur dans la région du Rhin ; on raconte que de violents incendies ont éclaté à Fribourg, que des « centaines de morts » sont cachées au public. « Sans doute il est compréhensible qu’après trois ans de guerre, la résistance nerveuse ait subi un certain relâchement. Mais quand de tels racontars commencent à menacer la sécurité publique, à créer une atmosphère générale de nervosité, il y a lieu de réagir avec quelques jurons bien placés. Qu’on se saisisse donc de ces bavards qui prétendent tenir leurs renseignements de la tante de Fribourg dont, aujourd’hui même, ils viennent de recevoir une lettre, ou vous confient, avec l’air mystérieux d’un homme bien informé, les secrets les plus troublants !… » (Stuttgarter Neues Tagblatt, 6 octobre 1917.)

Le public croit à toutes les statistiques, ajoute foi à tous les démentis, accepte toutes les admonestations, et continue d’appeler la paix ; mais voici que, coup sur coup, deux événements vont se produire, la défaite de l’Italie et l’effondrement de la Russie, qui lui apporteront sinon la certitude, du moins l’illusion d’une paix prochaine, et cela suffit à le guérir, — pour un instant, — de la « psychose de guerre, » comme disent ses thérapeutes.


CAPORETTO

A la nouvelle de la victoire de Caporetto, tous les instincts ataviques du Germain conquérant et envahisseur se réveillent une fois de plus. Venise est sous les canons allemands ! A la faveur de la révolution, désormais inévitable, les troupes austro-allemandes vont traverser la Lombardie, prendre Milan, conquérir Gênes et la Méditerranée ! A Berlin, déjà des sociétés s’organisent pour l’exploitation des mines de soufre de la Sicile. Le pape va intervenir, la paix va être signée ! L’Allemagne se venge et venge la justice. Selon Dante, les traîtres sont condamnés à un affreux supplice : ils grelottent dans une gaine de glace. L’indulgente Germanie épargnera cette torture aux Italiens. « Mais nous voici pleins de confiance devant le spectacle de la terrible vengeance des puissances morales. La Russie désorganisée est livrée à la plus épouvantable anarchie ; la Serbie, où les conspirateurs envoyaient leurs émissaires en Autriche pour y semer la mort, est anéantie ; l’infidèle Roumanie, avec ses boyards dissolus qui surpassent Paris en stérile débauche, en impiété, en dépravation, et qui nous menacèrent à une heure critique de nous attaquer par derrière, a été réduite à rien. Tous les criminels ont été jugés. L’histoire a prononcé. » (Hannoverscher Anzeiger, 13 novembre 1917.) Et quelles conséquences découleront de cette victoire de l’Isonzol « Nos ennemis jouent leur va-tout. Ils ont tout mis sur une carte. Par une propagande inouïe, ils ont inculqué à leurs peuples la conviction que, grâce à la supériorité matérielle, ils doivent finir par écraser quelque part les Allemands. C’est à ce moment que se produit l’événement formidable dont je considère la répercussion sur les esprits dans le camp de l’Entente comme plus important que la perte effective de centaine de milliers d’hommes et de 1 500 canons. Les ennemis se sont trompés, ils continueront de se tromper dans l’avenir. Ils ne connaissent pas l’inébranlable confiance du peuple allemand dans ses chefs militaires… » (Vossische Zeitung, 2 novembre 1917.) On dit, il est vrai, que des troupes anglaises et françaises accourent au secours des Italiens : ces « quelques milliers d’hommes » arriveront trop tard et, du reste, comment remplacer le matériel perdu par les Italiens ? Si l’Entente s’obstine à continuer la guerre, les avantages que les Puissances centrales viennent de remporter en Italie, contre-balanceront le secours que l’Amérique pourrait apporter aux Alliés… Enfin, les Allemands croient que la victoire qu’ils viennent de procurer à l’Autriche enchaîne désormais cette alliée faible et mal sûre.

Au milieu de ce débordement d’enthousiasme, on ne prête plus aucune attention à la victoire que les Français viennent de remporter sur le Chemin des Dames, et à la prise du fort de la Malmaison, — succès « exagéré, » car « l’exagération est dans le caractère des Français ; » aucune « percée de grand style » n’a été réalisée. On se divertit même à la pensée que les mines des Anglais doivent s’allonger devant la victoire de leurs compagnons d’armes.


L’EFFONDREMENT DE LA RUSSIE

La bataille italienne n’est pas encore terminée qu’arrive la nouvelle du coup d’État maximaliste. Cette fois, il n’y a plus de doute : la Russie va traiter, car Kerenski n’est tombé que pour avoir voulu continuer la guerre. L’explosion de joie est telle que le gouvernement, inquiet du lendemain, tâche de réagir : il faut attendre les événements, aucune proposition d’armistice n’est encore parvenue au commandement militaire, ce sont là de faux bruits, des manœuvres de l’étranger « pour ébranler le moral allemand. » Mais les imaginations sont en branle, car il est hors de doute que la Russie où les forces de désorganisation agissent avec une effrayante rapidité, ne veut plus entendre parler de la guerre. Quand l’armistice est conclu, l’exaltation augmente encore. Il y a des manifestations à Berlin. Dans des réunions publiques on vote des motions pour une paix immédiate. De jeunes ouvriers de Magdebourg se » livrent à une ardente propagande pacifiste.

Durant ces mois de novembre et de décembre 1917, l’Allemagne est tout à son espoir. Des déboires et des revers qui peut-être, en d’autres temps, l’eussent un instant troublée, la laissent maintenant impassible. Elle écoute à peine les explications que les bureaux de presse croient devoir lui fournir sur ces événements désagréables ou alarmants. Les commentateurs du reste ne se mettent pas en frais d’ingéniosité. L’inefficacité de la guerre sous-marine ? Un simple retard. L’arrêt des opérations en Italie ? une « halte. » La victoire des Anglais devant Cambrai ? un « incident » dont le souvenir sera, d’ailleurs, bientôt effacé par la contre-attaque allemande. L’avance anglaise en Palestine et la prise de Jérusalem ? une démonstration politique sans aucune importance militaire. Quant aux affaires de France, elles peuvent démentir chaque jour les prévisions de la veille sans troubler l’optimisme officiel, sans lasser la crédulité publique. On a répété aux Allemands, et ils l’ont cru, que la France a pu montrer une « vitalité surprenante. » (Depuis Verdun cette « vitalité surprenante » est un des thèmes de la presse), mais qu’elle est maintenant épuisée, affamée, que le scandale des affaires de trahison dissimule mal une lassitude infinie ; qu’on peut bien supprimer les apôtres de la paix (« Où est le directeur du Bonnet Rouge ? L’infortuné a subi le même sort que Jaurès. Il est mort pour la paix ! » — Tag rouge, 4 septembre 1917), mais que le désir de la paix n’en est pas moins dans tous les cœurs : le « poincarisme, » c’est-à-dire l’idée de la revanche, est à jamais condamné. L’arrivée de M. Barthou aux Affaires étrangères justifie assez mal ces pronostics ; mais, quelques jours plus tard, le cabinet Painlevé est renversé, et les journaux allemands enseignent à leurs lecteurs que ce ministère est tombé parce qu’il était trop belliqueux. La formation du cabinet Clemenceau et ses premiers succès devant le Parlement auraient ouvert les yeux d’un public moins crédule, mais les journaux affirment que c’est « la dernière victoire » de l’esprit de guerre, le prélude de la capitulation finale. Malgré tout, les poursuites intentées contre M. Caillaux déconcertent un instant l’opinion. Quand les Allemands rêvaient de la réconciliation des peuples sous l’hégémonie allemande, ils assignaient toujours à ce personnage un rôle considérable dans la réalisation de leur grand dessein. Un jour, la presse fut même invitée à modérer l’expression de ses sympathies pour cet homme d’État… Celui-ci n’en restait pas moins, dans l’imagination populaire, le « sauveur » élu pour rendre la France à sa véritable destinée qui, comme chacun le sait en Allemagne, est de s’unir aux Germains contre les Anglo-Saxons. Son arrestation compromet ce plan merveilleux ; mais il est tout de suite entendu que c’est là une simple anicroche : une « nouvelle affaire Dreyfus » va commencer en France, Clemenceau y perdra le pouvoir, son successeur délivrera Caillaux, et la France finira par demander la paix.


BREST-LITOWSK

Qu’importe d’ailleurs ce qui se passe à Londres, à Jérusalem et même à Paris ? Quelques nuages peuvent encore obscurcir le ciel. L’orage est passé. L’horizon s’est brusquement éclairci du côté de l’Est. Tous les regards sont fixés sur Brest-Litowsk.

Les lenteurs et les difficultés des négociations causent une première déception. Mais en voici une seconde : la presse est muette. Après avoir sagement recommandé le calme et le sang-froid, elle se tait maintenant sur la marche des pourparlers, et, — ce qui est plus grave, — sur les intentions du gouvernement. Celui-ci désire sans doute envelopper d’un certain mystère les singulières tractations qu’il a entamées avec une bande de révolutionnaires. Mais son silence a une autre raison que le public a vite fait de deviner : le gouvernement est lui-même divisé par de profonds dissentiments.

Les deux partis qui s’affrontent depuis la fin de 1915 se livrent une suprême bataille, — bataille entre les tenants d’une « paix générale » et ceux d’une « paix séparée, » entre les partisans du pouvoir civil et ceux de la dictature militaire, entre Kühlmann et Hindenburg.

Au début des négociations germano-russes, une foule de naïfs s’étaient imaginé que la France et l’Angleterre allaient répondre à l’appel de Trotzki et s’asseoir autour de la table de Brest-Litowsk : l’immense déception que causa le discours de M. Pichon du 27 décembre, prouve qu’il y eut beaucoup d’Allemands à nourrir cette illusion. La « paix générale » a toutefois d’autres partisans moins candides. Ceux-là n’ont jamais cru que l’Entente fût disposée à des négociations immédiates ; mais, pensent-ils, si, à Brest-Litowsk, l’Allemagne sait jouer habilement des deux formules « sans annexions, sans indemnités, » et « droit pour les peuples de disposer d’eux-mêmes, » elle s’assurera, dans l’Est, de grands avantages politiques et économiques ; puis, se retournant vers l’Angleterre, elle pourra lui faire, sur la question belge, des concessions telles que la « paix générale » deviendra bientôt une réalité. Cette politique, — celle de Kühlmann, — se résume ainsi : annexons le moins possible, créons-nous des vassaux dont la fidélité soit strictement garantie, donnons-nous toutes les apparences de la modération, ensuite, contre l’abandon de quelques-unes de nos prétentions dans l’Ouest, nous obtiendrons, avec la paix, le droit d’exploiter tranquillement la Russie.

Kühlmann retrouve autour de lui tous ceux qui naguère ont soutenu Bethmann et, d’ailleurs, ne l’ont pas empêché de tomber : les désabusés de la guerre, les gens de finance, quelques socialistes : mais il lui vient aussi un appui nouveau d’une partie de la classe ouvrière. Si le peuple allemand est rebelle à la contagion maximaliste, la révolution russe n’en a pas moins modifié les sentiments des socialistes extrêmes. Les plus internationalistes des révolutionnaires allemands ont servi la cause de l’Empire par haine et par terreur du tsarisme. Le tsar disparu, et surtout depuis que le pouvoir appartient aux Soviets, la guerre est pour eux sans raison, sans objet.

Les partisans de la « paix séparée » n’ont que faire des combinaisons des diplomates. La destinée des peuples de la Livonie, de la Courlande, de la Pologne leur est indifférente : aux politiques de la régler, comme ils voudront, mais après que les frontières de l’Empire auront été élargies et fortifiées par de bonnes et solides annexions. Alors l’Allemagne, ayant les mains libres vers l’Ouest, pourra en finir avec l’Entente. C’est la thèse de Hindenburg et de Ludendorff, elle implique le projet d’une grande offensive sur le front français. Les généraux groupent autour d’eux les conservateurs auxquels ils assurent le maintien de leurs privilèges, les pangermanistes auxquels ils garantissent des conquêtes, la masse de la nation à laquelle ils promettent la victoire et une paix rémunératrice.

Dès la fin de novembre, la partie est engagée entre le ministère des Affaires étrangères et le Haut Commandement. Aux socialistes qui se plaignent de l’ingérence des généraux dans les affaires politiques de l’Empire, on fait cette réponse péremptoire : « Ce sont les armes allemandes qui ont amené la ruine de la Russie. Elles ont accompli cet exploit extraordinaire. Sans elles, la débâcle russe était impossible. Elles ont abattu et brisé le colosse qui pesait comme un cauchemar sur l’univers. » (Neue Badische Landes-Zeitung, 30 novembre 1917.)Conclusion : que les diplomates se gardent bien de compromettre l’œuvre des militaires. Et aussitôt on prépare l’opinion à cette grande offensive qui doit mettre hors de cause les armées anglo-françaises.


LES PROJETS D’OFFENSIVE SUR LE FRONT OCCIDENTAL

Le 9 décembre, le Grand Quartier fait paraître dans la Frankfurter Zeitung un long article sur la situation militaire qui contient tout le programme de la future campagne. Il faut en citer quelques passages. C’est le canevas sur lequel la presse va broder durant les semaines qui suivront :


La tournure qu’ont prise les derniers événements et qui est pleine de promesses, met à la disposition des Puissances centrales d’importantes réserves stratégiques. L’armée austro-hongroise qui, pendant la guerre, a acquis un haut degré d’instruction et d’armement, peut nous prêter un concours particulièrement important. La situation des alliés est encore favorisée par le fait que la « catastrophe vénitienne » a, comme nous l’avons montré, causé une perte de 400 000 hommes, d’où il résulte une brèche dans le front des Puissances occidentales : elle devra être comblée et l’est déjà à moitié sans doute.

Les Américains n’ont débarqué en France, jusqu’ici, que de faibles effectifs et surtout des troupes techniques. Au cours des prochains mois, ils enverront sans cesse, il est vrai de petits détachements, mais ne fourniront pas une armée ayant les qualités combatives nécessaires pour tenir un front. Une bonne partie de l’été se passera avant que l’Amérique puisse concentrer une armée entière. Encore est-il que celle-ci, composée de braves guerriers magnifiquement équipés, sera sans doute insuffisante au point de vue d’un emploi stratégique. Kitchener avait compté pour l’entraînement de ses contingents deux bonnes années ; or, les Anglais ont appris la tactique, mais ils n’ont pas encore pu se familiariser avec la stratégie.

Les Américains ne peuvent entrer en ligne de compte pour combler la brèche du front italien ; les secours japonais étant encore beaucoup plus aléatoires, c’était donc par des prélèvements faits sur le front occidental que l’on pouvait venir au secours des Italiens. C’est la France qui, cette fois encore, paraît avoir puisé le plus largement dans ses réserves. (Le maréchal Haig se gardera probablement, vu la situation, d’étendre son front.)

L’équilibre est donc désormais détruit en notre faveur par l’augmentation des réserves dont disposent les Puissances centrales. Le « Mitteleuropa » a désormais, jusqu’à l’arrivée de la grande armée américaine annoncée et jusqu’au moment où elle pourra entrer en lice, une supériorité décisive, sinon au point de vue numérique, du moins à celui des réserves d’attaque disponibles. Or, les Puissances centrales, même dans les moments les plus durs de la guerre, ne sont pas restées passives ; elles ont au contraire donné à leurs campagnes un caractère constant d’activité. Leur liberté d’action stratégique et leur activité pourront être considérablement intensifiées dans la prochaine période de la guerre.

Mais où seront employées ces masses de réserves ?


Le rédacteur de la Frankfurter Zeitung écarte, pour des raisons diverses, l’hypothèse d’une action sur les fronts de Mésopotamie, de Syrie, de Macédoine, même d’Italie.

Nous arrivons enfin au front occidental, principal théâtre des opérations. La contre-attaque de Cambrai, que nous considérons comme un des événements militaires les plus marquants de cette année, et un de ceux qui feront le plus d’impression sur l’ennemi, a montré que seule la conception et la volonté d’une offensive ménageant ses forces nous ont empêchés d’anéantir la foi qu’ont les Anglais dans l’infaillibilité de leur méthode d’attaque et dans la possibilité d’expulser progressivement les Allemands de France et de Belgique. Hindenburg et Ludendorff croient qu’il est possible de porter un coup sur le front occidental. Mais ils connaissent également les limites imposées à la stratégie dans cette guerre des peuples.

La possibilité de porter un coup sur le front occidental, opération qui toucherait d’abord la France, et particulièrement la possibilité de frapper ce coup avant que les secours américains n’aient atteint une importance pratique réelle, voilà la meilleure preuve de la force inébranlable des positions allemandes…

L’acharnement que met la France à revendiquer l’Alsace-Lorraine nous révèle un grave danger. Les Français veulent nous arracher un lambeau de notre chair, et nous ne pouvons, nous ne pourrons jamais nous en séparer. Et nous voilà nous battant toujours, pour notre vie, jusqu’à la mort, malgré les étapes victorieusement parcourues. Mais les choses ont changé, car nous pouvons lutter à l’Ouest avec des forces plus considérables que jamais, et les combinaisons stratégiques des Puissances centrales se sont toujours révélées meilleures que celles de l’Entente. Ces dernières ne reposent que sur le secours américain. En définitive, au point de vue stratégique aussi, nous avons l’avantage.


Insuffisance des renforts américains, supériorité numérique et stratégique des armées austro-allemandes, affirmation que l’Allemagne se bat pour l’Alsace-Lorraine, certitude de la victoire, voilà les thèmes que la presse va ressasser pour faire accepter l’idée de la grande offensive sur le front occidental.

A cela Kühlmann et ses amis répondent : la victoire militaire est désormais impossible, la nouvelle campagne coûtera des sacrifices formidables et inutiles. Mais comment tenir publiquement un langage aussi décourageant à moins d’être soutenu par un grand mouvement d’opinion ? Or, la majorité du peuple n’a point perdu sa foi en Hindenburg et Ludendorff. Les prédications de Tirpitz et du « Parti de la patrie allemande » ont enfiévré les esprits.

Quand la crise devient aiguë, quand le bruit court de la démission de Ludendorff et que la question de personne est nettement posée, « il ne saurait y avoir qu’une réponse : Hindenburg et Ludendorff sont ceux vers qui les regards du peuple allemand sont dirigés et ceux en lesquels il met une confiance qu’il n’a jamais accordée à aucun autre chef militaire ou politique. Ils sont pour nous la personnification de la Germanie en lutte avec l’univers. Leur départ serait considéré dans le monde comme une catastrophe pour notre pays, comme un aveu de notre défaite. Les suites en seraient incalculables. Aussi n’en peut-il être question. » (Magdeburgische Zeitung, 6 janvier 1918.) Prendre parti contre Hindenburg serait un blasphème. Les adversaires des dictateurs n’osent même pas se déclarer. La Frankfurter Zeitung jure ses grands dieux qu’il n’y eut jamais de conflit entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire : supposer un pareil antagonisme, c’est se livrer à des « manœuvres criminelles, » c’est « faire injure à Hindenburg et Ludendorff. »

L’affaire est alors portée devant l’Empereur et celui-ci cède une fois de plus au chantage des pangermanistes, renvoie le chef de son cabinet civil Valentini, ami de Bethmann et ennemi de Tirpitz, permet que la réforme électorale soit encore ajournée, abandonne aux généraux la direction des conférences de Brest-Litowsk et la conduite de la guerre. Les dictateurs tolèrent seulement que Kühlmann reste à son poste ; quant à Hertling, ils le laissent continuer son double jeu, désormais inoffensif, car la puissance politique est maintenant entre leurs mains. Ils ont gagné leur cause devant l’Empereur. Mais l’ont-ils gagnée devant le peuple allemand ? — Pas encore.


LES GRÈVES DE JANVIER 1918

Les derniers jours de janvier, des grèves éclatent à Berlin et dans différentes parties de l’Empire. Les ouvriers d’un grand nombre d’usines de guerre abandonnent le travail. Des désordres se produisent dans les rues de la capitale.

Les causes de cette agitation sont diverses. C’est d’abord l’exemple des ouvriers viennois qui viennent de se mettre en grève et d’arracher à leur gouvernement la promesse de faire droit à toutes leurs exigences. C’est aussi le mécontentement provoqué par les injustices et les fraudes dans la répartition des vivres : une partie de la population des villes, qui souffre cruellement de la rareté et de la cherté des aliments, s’irrite de voir que les règlements sont violés quotidiennement, que certaines municipalités et certaines grandes entreprises industrielles, au mépris de la taxation, s’abouchent avec les producteurs et achètent des denrées à n’importe quel prix ; la publication d’un mémoire du conseil municipal de Neukœlln (un des quartiers de Berlin) où ces abus sont dénoncés, a causé un scandale terrible. C’est, par-dessus tout, le désir de la paix, d’une paix générale, et la volonté de protester contre le projet d’une nouvelle offensive.

Grâce à l’énergie de la police et au concours des socialistes majoritaires, le gouvernement vient facilement à bout des velléités révolutionnaires. La loi martiale est proclamée ; des minoritaires sont incarcérés. Mal dirigé et mal coordonné, le mouvement avorte, comme doit avorter tout mouvement de cette sorte dans un pays aussi décentralisé que l’Allemagne ; il n’en demeure pas moins que des ouvriers, par centaines de mille, se sont mis en grève dans une pensée politique, sans aucun intérêt professionnel. Et quel est le sens de cette manifestation ? Les politiciens de la majorité socialiste, ceux qui ont aidé le gouvernement à se rendre maître du mouvement, soutiennent que les ouvriers sont las d’attendre la réforme électorale tant de fois promise ; mais il y a beau temps que les prolétaires allemands n’ont plus d’illusion sur la « démocratisation » de leur pays ; ils savent, d’ailleurs, que seule la paix leur permettra, — peut-être, — d’obtenir des institutions plus libérales. C’est donc la paix qu’ils réclament. Les politiciens eux-mêmes en font l’aveu. « Les ouvriers, dit le Vorwærts, demandent que l’on suive une politique sage et modérée qui ne s’inspire d’aucun orgueil dangereux, qui ne fasse plus verser une seule goutte de sang, à moins d’une nécessité absolue. » (Vorwærts, 27 janvier 1918.) Devant le Reichstag, Scheidemann est encore plus explicite : « Il y a deux partis en présente. L’un pense que la guerre peut être terminée en quelques mois par une défaite écrasante. L’autre se refuse à le croire. L’un demande une paix de conciliation, l’autre une paix fondée sur la force… Nous sommes à la veille d’une lutte terrible dont les conséquences seront incalculables, mais dont nul ne saurait encore prévoir le résultat… Admettez que nous nous emparions de Paris et de Calais, admettez que cette percée formidable ait un plein succès, serions-nous pour cela près de conclure la paix ? Je réponds : non !… Même si nous arrivions à écraser l’Angleterre et la France, aurions-nous ensuite la paix avec l’Amérique ? »

L’agitation des ouvriers s’apaise vite. La bourgeoisie que ces scènes tumultueuses a choquée dans son amour de l’ordre, n’en sera désormais que plus respectueuse du pouvoir militaire. Cependant, une lourde appréhension continue de peser sur l’Allemagne. Celle-ci a conscience qu’elle ne peut se passer de ses chefs militaires sans courir à un désastre ; mais, du côté de la Russie, elle redoute des aventures et des surprises, et, du côté de l’Ouest, si elle croit toujours à la victoire, elle entrevoit d’effroyables hécatombes.


NERVOSITÉ DE L’OPINION A LA VEILLE DE LA GRANDE OFFENSIVE

Rien ne peut dissiper ce malaise. A la conférence de Versailles, l’Entente a affirmé sa volonté de poursuivre la lutte jusqu’au bout : est-il meilleure justification des projets d’offensive ? « Les puissances des ténèbres règnent de nouveau dans le monde ; mais la conscience allemande est pure de tout péché, » affirme une feuille catholique, l’Oberschwäbischer Anzeiger (6 février 1918). Mais la conscience allemande demande à être rassurée sur les conséquences de la politique de Hindenburg et non sur son bon droit dont elle fut toujours convaincue. On s’ingénie à exciter la passion populaire en décrivant les ravages causés à Paris par les raids d’avions : ces tableaux qui peuvent divertir les Berlinois, sont moins goûtés de la population des villes rhénanes. On invente l’histoire d’une campagne que les Puissances de l’Entente mèneraient contre Ludendorff : personne ne prend au sérieux cette fable saugrenue. Le ministère prussien s’engage à faire aboutir la réforme électorale ; tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la valeur de cette promesse.

Quant aux négociations de Brest-Litowsk, elles offrent une suite de coups de théâtre propres à augmenter encore l’énervement de l’opinion. La paix bâclée avec les Ukrainiens excite les plus grandes espérances ; les rations sont augmentées ; l’Allemagne a mis la main sur le « grenier » de la Russie. Chimère ! cet État ukrainien avec lequel on a traité n’est qu’un fantôme d’État. Sans doute l’Ukraine est riche et possède des ressources de toute sorte, mais il faudra les partager avec l’Autriche, les paysans ne livreront pas leurs récoltes de bon cœur, et, en attendant, les moyens de transport font défaut. Un jour, on apprend que les pourparlers avec les maximalistes sont rompus et que les armées sont en marche vers Petrograd et Kiew : la paix s’éloigne. Mais, le surlendemain, Trotski a capitulé : la paix est faite. Quel triomphe pour Ludendorff ! Il a suffi de mettre en mouvement quelques divisions, et l’adversaire dont les diplomates n’ont pu venir à bout, est maintenant à genoux. Quelle leçon de choses ! On devine sur quel ton les pangermanistes la développent et la commentent.

Les villes sont pavoisées, les cloches sonnent, mais ce n’est que pour une « paix séparée, » et c’était la « paix générale » qu’on attendait. Celle-là est indéfiniment reculée. Ce traité de Brest-Litowsk fondé sur la violence contredit tous les principes affichés par les socialistes ; ils s’en désolent plus ou moins sincèrement ; ils savent, d’ailleurs, que leur protestation ne trouvera aucun écho dans la masse de la nation. Ce qui empêche le peuple de se réjouir, ce n’est pas qu’il réprouve les annexions, ce n’est pas qu’il regrette la déconfiture des diplomates, c’est que dorénavant la grande offensive est fatale. En effet, le 7 mars, la Kœlnische Zeitung annonce formellement : « Nous prendrons l’offensive vers l’Ouest. » Même mot d’ordre dans toute la presse : l’attaque est imminente.

Cependant, les jours passent et les communiqués sont muets. Les préparatifs militaires ne sont-ils pas achevés ? Les dictateurs rencontrent-ils une dernière résistance dans l’entourage de l’Empereur ? Ou bien jugent-ils que l’opinion n’est pas assez ferme pour supporter les vicissitudes inévitables de la grande bataille ? Cette dernière hypothèse est la plus vraisemblable, car, après avoir annoncé, — par ordre, — que la lutte est sur le point de s’engager, la presse reçoit brusquement une autre consigne. Elle doit avertir le public que, sans doute, Hindenburg attaquera, mais qu’il n’est pas pressé et saura choisir l’heure opportune. Les critiques militaires et les correspondants de guerre sont invités à répandre la nouvelle que c’est l’ennemi lui-même qui se prépare à attaquer. La manœuvre est claire. Il s’agit de persuader les Allemands qu’ils font toujours une guerre défensive et que, s’ils sont obligés à de nouveaux combats, c’est uniquement pour parer les coups de l’ennemi.

Le 22 mars, l’armée allemande part à l’assaut des positions anglaises.


VICTOIRE ET ENTHOUSIASME

Dès les premières nouvelles, souffrances, doutes, lassitude, tout paraît oublié. Deux jours durant, la presse est obligée de retenir l’opinion, dans la crainte que celle-ci n’exagère encore une fois ses espérances. Mais les armées avancent avec une rapidité foudroyante, le nombre des prisonniers grandit d’heure en heure. L’enthousiasme se déchaîne. Croyant déjà sa proie sous sa griffe, l’Allemagne remplit le monde de ses cris de triomphe. La nouvelle que Paris est bombardé par des canons à longue portée transporte de joie les Berlinois, et le Vorwærts lui-même ne cache pas son admiration pour un pareil exploit : « Les conséquences de cet événement, dit-il, sont incalculables. Bien qu’il s’agisse d’un engin de destruction, nous sommes en présence d’un record formidable de la technique allemande qui ne manquera pas de provoquer dans le monde une émotion considérable. » Le commandement déclare ses objectifs : Soissons et Amiens ; mais la foule prononce déjà les noms de Calais et de Paris. Les correspondants de guerre affirment que toutes les troupes sont animées de l’esprit d’août 1914. Même délire à l’arrière : cette fois la certitude de la victoire parait complète. A Berlin on s’arrache, dans les rues, les éditions supplémentaires que publient les journaux où sont célébrés les progrès des armées, le génie des chefs militaires, la gloire du Kronprinz.

Et la magnifique revanche pour Ludendorff ! Car c’est lui qui a voulu et préparé cette victorieuse offensive (Hindenburg rentre dans l’ombre). Aussi est-ce lui qui reçoit les journalistes au Grand Quartier, les harangue, et leur montre la dévastation des régions septentrionales de la France, les engageant à mettre ce tableau sous les yeux du peuple allemand : « Tous ceux qui se refusent à voir quelle catastrophe effroyable notre armée a écartée du pays, devraient contempler ces provinces désolées. La Prusse orientale elle-même ne peut en donner une idée. Elle n’a souffert que d’une façon passagère. Ici les ravages durent depuis trois ans et demi. » (Münchner Neueste Nachrichten, 26 mars 1918.) La prise de Montdidier porte l’enthousiasme au comble.

Enfin, pour augmenter encore l’allégresse publique, les journaux sont remplis de dépêches expédiées de Suisse et dépeignant le désarroi de la France : les Français commencent à comprendre l’inutilité de l’aide américaine ; Paris est affolé par le bombardement ; des obus sont tombés jusqu’à Versailles ; un jour, on a constaté, dans la banlieue, plus de 400 points de chute ; l’impopularité du gouvernement grandit chaque jour ; il y a eu des manifestations sur la place de l’Opéra lors de la publication des communiqués officiels ; les rues sont sillonnées de policiers américains à la recherche de complots ; c’est le régime de la délation ; les habitants s’enfuient ; les gares sont prises d’assaut ; les hôtels, les restaurants, les magasins sont clos ; tout le monde attend avec terreur l’arrivée des Allemands ; 50 000 déserteurs sont réfugiés dans la capitale ; des Annamites déguisés en femmes racolent dans les rues les jeunes gens qui se sont sauvés de l’armée, et les envoient devant les conseils de guerre ; la garde du président de la République est composée d’Annamites, car seuls des jaunes accepteront de tirer sur le peuple le jour prochain où éclatera la révolution ; la dictature de Clemenceau va s’effondrer ; déjà les socialistes l’ont décrété d’accusation, etc.

Les bureaux de presse qui répandent ces histoires extravagantes ont-ils été mystifiés par leurs informateurs ? Ce n’est pas impossible, car on a beaucoup surfait la valeur des services de renseignement allemands pendant la guerre. Il est cependant plus probable que ces bureaux, pour surchauffer l’opinion, jugent utile d’ajouter à l’éloquence des bulletins de victoire quelques impostures agréables et d’un effet sûr. Parmi les mensonges traditionnels de la presse, ceux qui concernent la France, n’ont jamais lassé la crédulité des Allemands : depuis le 1er août 1914, on leur a répété que la France serait le lendemain en révolution, ils l’ont cru, ils le croient toujours.


NOUVELLES INQUIÉTUDES

La crainte des hécatombes rendait cette offensive impopulaire avant qu’elle fût commencée. Or, dès le second jour, le bruit se répand qu’elle a coûté des sacrifices énormes. La presse affirme que, grâce au brouillard qui a dissimulé les assaillants, les pertes ont été insignifiantes ; trois jours après, elles sont « relativement minimes ; » enfin le communiqué du 28 mars dit : « Nos pertes sont restées dans les limites normales. En certains points où se livraient des combats particulièrement violents, elles ont été plus lourdes. » Ce demi-aveu a jeté le trouble dans les esprits ; pour les calmer, il faut à tout prix laisser croire que la lutte, si dure contre les Anglais, sera plus facile et moins coûteuse contre la France déjà désarmée et terrorisée.

Après la prise de Montdidier, les communiqués n’annoncent plus aucune avance importante. Serait-ce donc déjà la (in de la grande offensive ? Non, répondent les officieux ; de la patience ! c’est un arrêt momentané ; une pareille opération ne s’achève pas en une semaine ; il faut maintenant exploiter les avantages obtenus, amener les munitions et le ravitaillement sur les nouvelles ligues, faire appel à d’autres unités ; quant aux réserves de Foch, un simple épouvantail ! sans doute elles ne sont pas encore anéanties, mais elles ne sont plus en état d’arrêter la poussée victorieuse des armées allemandes.

Ces explications sont loin de calmer la nervosité générale excitée par l’énormité des pertes. De fausses nouvelles, — bonnes ou mauvaises, — se répandent dans tout l’Empire. Un jour, une panique se répand dans l’Ouest : le Kronprinz bat en retraite, Albert est perdu, les Anglais ont fait 40 000 prisonniers. Puis la nomination du général Foch comme généralissime des troupes alliées donne à penser qu’il pourrait bien y avoir quelque chose de changé dans la suite des opérations : erreur ! disent les journaux, le généralissime va entrer en conflit avec Pétain, et jamais les Anglais n’accepteront la direction d’un étranger.

Ces craintes et ces objections se perdent, d’ailleurs, au milieu du tintamarre que font les pangermanistes. Ceux-là sont bien décidés à exploiter la victoire, à l’intérieur et à l’extérieur. Ils dressent des listes d’annexions ; Thyssen, un des chefs de la métallurgie allemande, réclame Nancy. Le dernier message de Wilson faisant appel à la force exaspère leur fureur. Les partisans d’une « paix de conciliation » sont en pleine déroute. La « Ligue populaire pour la patrie et la liberté, » qui s’est créée pour combattre la ligue de Tirpitz « le Parti de la patrie allemande, » concède elle-même que « la demande d’indemnité là où il est encore possible d’en obtenir, et de garanties qui puissent assurer la sécurité de nos frontières, est toute naturelle. » Les socialistes, selon leur tradition, se rallient, tristement mais énergiquement, à la politique de guerre, et le Vorwærts (8 avril)déclare qu’il ne reste plus à l’Allemagne qu’à combattre et à remporter la victoire.

Les pangermanistes ont crié trop fort et les socialistes capitulé trop tôt. Le courant de pessimisme qui s’est formé après l’arrêt de la première offensive, a grossi sourdement. Quand les opérations militaires reprennent sur la Lys, on reste insensible à la nouvelle des premiers succès ; les critiques militaires exposent, du reste, à leurs lecteurs que c’est là une simple diversion d’ordre tactique. On ne juge pas utile de déchaîner l’enthousiasme jusqu’à la prise du Kemmel, mais, ce jour-là, grand tapage dans les journaux : les réserves de Foch sont détruites, les armées sont sur les routes de Dunkerque et de Calais. Or, voici ce qu’on lit, le 27 avril, dans la Vossische Zeitung sous la signature de Salzmann :


Il est curieux d’observer que, pendant cette guerre, la tension nerveuse occasionne fréquemment dans le public allemand des sortes d’hallucinations. C’est ainsi que tout le monde à Berlin déclarait ouvertement : « Au Reichstag, on dit que nos pertes sont formidables. — Au Reichstag, on dit que l’offensive dans l’Ouest est enrayée. — Au Reichstag, on dit que l’ennemi est beaucoup plus fort que notre commandement ne l’avait supposé au début. — Au Reichstag, on dit que nous n’avons plus de chevaux et que par conséquent l’offensive ne peut continuer. — Au Reichstag, on dit que le terrain en avant d’Ypres est un immense lac, et qu’il est par suite infranchissable. — Au Reichstag, on dit que tout le terrain entre Amiens et Paris est miné et sautera si nos troupes s’y avancent. »

Voilà où nous en étions. Nous commencions, cela n’est pas douteux, à déraisonner. On se demande pourquoi, et l’on se prend la tête dans les mains sans comprendre. Le ministre de la Guerre a dit au Reichstag : « Il est évident que dans de telles batailles des pertes sont inévitables. Sur un certain point du champ de bataille, elles ont même été très lourdes, certains régiments ont perdu les deux tiers de leurs chefs. » Mais un député que nous connaissons parfaitement a raconté aujourd’hui à ses électeurs : « Le ministre de la Guerre a déclaré publiquement que nos pertes sont si lourdes que l’offensive ne peut être poursuivie… » Les seuls arguments valables, ce sont les faits. La prise du Kemmel n’est-elle pas un fait ? Notre offensive est-elle enrayée ?… Il me semble que nous n’avons aucune raison de nous décourager et d’envisager l’avenir avec pessimisme. Il est temps qu’un peu de confiance rentre dans nos cœurs. Des hommes pusillanimes sont incapables de « tenir. » Que ceux qui ne sont pas capables de « serrer les dents » essaient au moins de tenir leur langue et de ne pas affaiblir les autres par leurs propos décourages. Ce n’est pas lu moment de gémir. Quiconque entre dans la lice avec un simple battement de cœur, a déjà perdu la partie. Les soldats qui se sont emparés de la formidable position du Kemmel, ne sont-ils pas capables d’accomplir des exploits plus grands encore ?…

« Qu’on ne se laisse pas impressionner par des histoires de vieilles femmes !… Quiconque est encore capable d’élever sa pensée au-dessus des contingences et de songer à l’avenir de sa patrie, doit se dire : tous les événements qui se produisent à l’heure actuelle ne sont que les maillons d’une grande chaîne ; Hindenburg et Ludendorff sont en train de forger chaque anneau qui va s’ajouter à cette chaîne jusqu’au jour où peu à peu elle sera devenue impossible à briser. Alors la grande œuvre sera terminée. Sans doute, ce travail gigantesque coûte beaucoup de sang, de notre noble et précieux sang allemand. Mais ce sang n’aura pas coulé en vain. Par lui sera créée la base sur laquelle nous bâtirons l’édifice national… »


Voilà les bruits qui courent en Allemagne au lendemain d’un succès comme celui du Kemmel.et voilà les admonestations que la presse est forcée d’adresser au public.

Les affaires de Russie et d’Ukraine occupent alors l’attention. Comme les céréales attendues ne sont pas venues, et que la population ukrainienne témoigne aux Allemands une hostilité toujours croissante, le général Eichorn s’est décidé à un coup d’État, il a renversé la Rada et donné le pouvoir à l’hetman Skoropadzki. Protestation des socialistes allemands, — protestation de pure forme, car, si le gouvernement de l’Hetman facilite la sortie des blés, peut-être pourra-t-on éviter la diminution de la ration de pain : le peuple se moque du reste.

Cependant l’offensive est encore une fois arrêtée devant Locre, comme devant Villers-Bretonneux ; l’avenir parait de moins en moins sûr en Ukraine, en Pologne, en Finlande ; les raids aériens se multiplient sur les villes du Rhin ; la ration de pain est diminuée ; le fiasco de la guerre sous-marine devient plus évident ; une grande effervescence règne parmi les politiciens berlinois, Erzberger attaque à la fois Hertling et les généraux… Aussi, quand les communiqués annoncent que le Chemin des Dames a été enlevé, que les armées ont traversé l’Aisne, passé la Vesle, atteint la Marne, tous ces succès rapides et éclatants n’excitent-ils qu’une joie modérée. Les rédacteurs militaires des journaux peuvent insister sur la merveilleuse habileté des généraux, la richesse du butin conquis, la légèreté des pertes. La foule reste tiède : elle en a déjà tant lu, de ces relations de victoires, glorieuses et inutiles !

Un journal socialiste viennois, l’Arbeiter Zeitung (1er juin), résume admirablement la situation : « Une fois de plus, les troupes allemandes marchent de victoire en victoire, mais l’enthousiasme provoqué par ces succès est infiniment moins vif et moins unanime que naguère ; l’espoir de mettre fin aux hostilités par un triomphe militaire s’est si souvent révélé trompeur que même les plus brillants succès ne semblent pas autoriser l’attente d’une paix prochaine ; les tristes expériences du passé ont convaincu la nation que jamais ses dirigeants ne sauront tirer un parti raisonnable des exploits de ses soldats. »

Les dirigeants voudraient que le peuple crût à cette paix prochaine. Au moment même où les troupes allemandes parviennent à Château-Thierry et où les communiqués annoncent 45 000 prisonniers, le Chancelier commence « une offensive de paix » Cette manœuvre vise d’abord la France que l’on dit tout à fait démoralisée. (Le gouvernement part pour Bordeaux ; Clemenceau va tomber ; Foch est disgracié, etc…) Mais On se flatte aussi de calmer les impatiences de l’opinion allemande…

La manœuvre échoue, la France tient bon, Clemenceau reste au pouvoir, les Allemands ne peuvent dépasser Château-Thierry.

L’opinion est encore plus troublée qu’auparavant, car elle commence à se douter que l’intervention des États-Unis pourrait lui réserver de fâcheuses surprises. Des Américains viennent d’apparaître sur le champ de bataille, et ce ne sont pas des soldats à peine instruits, bons pour la défense d’un « secteur tranquille, » mais de véritables troupes d’attaque. Les correspondants de guerre s’en tirent d’abord par des plaisanteries : on n’a aperçu, en tout et pour tout que trois automobiles blindées américaines, on en a détruit deux, on s’est emparé de la troisième, « produit remarquable de la science des ingénieurs américains, » et l’on s’en est servi contre les Français ; sur le terrain conquis, on a, il est vrai, rencontré des traces plus nombreuses d’américanisme ; des batteries lourdes, des parcs d’automobiles, des ambulances, des « foyers du soldat, » des dépôts de cartes postales : voilà tout le « secours américain. » Quelques jours plus tard, il faut cependant reconnaître que de. Américains, « forts peut-être d’une division, » ont attaqué à l’Ouest de Château-Thierry, mais on conte qu’ils ont été battus sans peine, battus à plate couture. Puis paraissent des communiqués américains qui annoncent de « prétendues » victoires, et la nouvelle vient de Washington qu’il y aurait 500 000 hommes en France. A quoi le général Liebert répond dans la Tægliche Rundchau du 10 juin : « Ce chiffre est naturellement comme tout ce qui est américain du bluff (ils y tiennent), de la réclame, de l’exagération. Il parait qu’un très nombreux personnel technique aurait déjà été transporté sur le continent. Depuis un certain temps, il est vrai, des régiments américains ont été répartis dans les tranchées françaises, mais ils ne doivent pas se compter par centaines de mille hommes, car, autrement, depuis longtemps, le monde aurait certainement entendu parler d’eux. Quand la guerre se déroulera en dehors des tranchées et que les opérations se développeront en terrain découvert, l’importance des troupes américaines ne tardera pas à se révéler, aussi bien d’ailleurs que l’insuffisance de leur préparation tactique. Il est remarquable que nous n’ayons jamais entendu parler du torpillage de transports américains par des sous-marins allemands. »

La nouvelle et quatrième offensive entre Montdidier et Noyon n’est point faite pour dissiper les alarmes. A travers les euphémismes et les mensonges des communiqués du Grand Quartier, il est facile de surprendre l’aveu de l’échec.

L’Autriche se fait battre sur la Piave. Les uns la félicitent d’avoir, malgré tout, immobilisé l’armée italienne dans un moment critique de la guerre. Les autres la consolent en évoquant le souvenir de la bataille de la Marne : « Nos alliés ont été victimes d’un destin tragique… Rappelons-nous les journées d’août ( ? ) 1914, alors qu’après avoir remporté sur la Marne des succès considérables et presque gagné la bataille, nos armées ont dû renoncer à la victoire imminente et battre en retraite, sous la pression d’événements malheureux qui n’avaient rien de commun avec les opérations militaires. » (Vossicche Zeitung, 25 juin.) Mais, dans cette mésaventure de l’Autriche, ce qui émeut surtout ses alliés, c’est que, déjà obligés de la nourrir, ils seront peut-être forcés d’envoyer des troupes à son secours, à l’heure même où la présence de divisions autrichiennes ne serait pas inutile sur le front français. Enfin les nouvelles de Russie ne sont pas rassurantes : l’anarchie grandit, le comte Mirbach est assassiné, les Tchécoslovaques développent leurs succès en Sibérie.

A l’intérieur, les conditions de l’existence deviennent de plus en plus difficiles : les rations diminuent ; les agents de l’État pénètrent chez les particuliers pour saisir les vêtements, les lampes et jusqu’aux boulons de porte. Les dissentiments politiques sont plus profonds que jamais. La longue lutte entre Kühlmann et les généraux s’est terminée par la chute du ministre. Ils sont nombreux, ceux qui pensent, comme Kühlmann, que les opérations militaires ne peuvent pas terminer la guerre ? mais il n’est plus temps de revenir en arrière : l’Allemagne doit aller jusqu’au bout de son destin. Elle y va lasse, anxieuse, d’autant plus anxieuse que les journaux lui parlent avec moins d’assurance du bluff américain, ajoutant, il est vrai, pour la réconforter, que l’intervention des États-Unis ne changera pas la décision finale et ne fera que la retarder. Or, ce qu’elle veut, ce qu’elle réclame d’une voix presque gémissante, c’est une décision immédiate, c’est la paix.

Il faudra se rappeler cet état d’esprit de l’Allemagne, en plein triomphe, pour comprendre quel coup lui portera la désillusion suprême. Le 15 juillet 1918, elle ne doute encore ni de la justice de sa cause, ni de la force de son épée, ni de la solidité de son armure, ni du génie de ses généraux ; mais elle a conscience de son usure physique et morale ; elle est excédée de cette guerre qui l’a conduite de victoire en victoire et de déception en déception ; elle est exténuée par les privations. Déjà, en 1917, sans la foi en Hindenburg, sans la conviction que la guerre sous-marine devait réduire l’Angleterre, et surtout sans les défaillances de ses adversaires, elle eût été près de succomber au découragement. Affranchie de la menace russe, elle a écoulé encore une fois la voix des chefs militaires qui l’appelaient à la curée ; elle s’est résignée à courir les risques d’une dernière bataille. La chance tourne contre elle. Où trouvera-t-elle désormais l’énergie de réagir contre le sentiment de la défaite ?


ANDRE HALLAYS.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 novembre.